Shower power

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Joseph persiste dans sa volonté de rencontrer mon père. Il considère comme important pour notre fils que des liens se tissent avant sa naissance.

— Tu as déjà subi la condescendance de ma mère, cela ne t’a pas refroidi ?

Je ne me vois vraiment pas l’attirer dans un nouveau traquenard. Pas plus que la sévère dignité de Madame Mère, je n’assume la cellule recomposée de mon paternel.

Je redoute tout autant de faire la connaissance de la tribu de Joseph, dans des circonstances si tristes. Il me rabâche que ce n’est pas triste. Son père était très vieux, il a choisi de jouir de ses dernières semaines dans la méditation et la solitude, à la campagne. Jusqu’au bout, il s’est montré joyeux au téléphone avec les siens, ainsi que le matin de sa mort avec le serveur du bistrot où il prenait quotidiennement son café.

Qu’importe, je reste coincée en mode : pas capab. Pas capab est l’expression favorite de ma copine antillaise, mentionnée fugitivement il y a quelques chapitres de cela. Chez elle, ils adorent le raggamuffin de Biozirick, ce qui fait qu’elle chante en boucle et en créole le titre Pas capab', justement. Je dois convenir à ma grande honte ne pas l’avoir rappelée depuis plus de deux ans. Ce n’est pas la seule. Les restrictions sociales de ces derniers mois ont fini par s’ériger en norme. J’ai appris à limiter les risques. Distanciation.

Tout le monde m’encourage à renouer des liens sociaux. Tout le monde, c’est principalement Cécile et Joseph, ligués dans une prévenance épuisante. Leur sollicitude m’oppresse. Je me recroqueville dans leur cocon, mais parfois je me sens manipulée, voire victime de leurs manigances.

Ils ont fini par me servir une nouvelle divagation : une babyshower !

Ben tiens !

Argument massue : ce serait l’occasion de réunir nos proches, tout en diluant dans la masse les risques de dérapages familiaux.

Je pourrais choisir qui j’inviterais.

Manquerait plus que ça !

Je leur ai évidemment opposé un non catégorique. Pour m’avoir assez fréquentée, maintenant, vous devinez ce que je pense de ces prétextes commerciaux lors desquels on se réjouit sur commande, en remplissant les placards d’objets superflus. Un truc américain. En plus, je ne peux me défaire d’une sorte de superstition. Évoquer l’enfant tant qu’il n’est pas « venu au monde » me met mal à l’aise. Je refuse jusqu’ici de parler des prénoms avec Joseph, même si mon cerveau mouline… mouline tellement que je dors peu.

Ce matin, nous sommes encore au lit, Joseph réenfourche son cheval de bataille. C’est une obsession. Qu’est-ce qui se joue chez lui dans cette histoire de famille ? Je le lui demande :

— Pourquoi tu ne peux pas laisser les choses se faire naturellement ?

Il rassemble tout son courage dans une grande inspiration. Craint-il tellement mes réactions, qu’il ne puisse me parler franchement ?

— Il faut que j’appelle Cécile pour qu’elle te serve encore de porte-parole ?

Il me fusille, mâchoires serrées. Je crois qu’il est au max de ce qu’il peut donner comme manifestation de colère.

— Tu veux que je te mette les points sur les i ? OK : légalement, tu es toujours mariée avec Ludovic… Ma mère ne connaît pas la mère de son futur petit-fils… Tu parles d’habiter ensemble, mais tu ne fais pas de place à mes affaires… Tu n’as jamais un geste tendre… Et je pourrais continuer… Je représente quoi pour toi ? Un géniteur ? Peut-être même pas ? J’ai besoin de plus, Laure. Je t’aime. Je sais que tu ne veux pas l’entendre, mais je t’aime. Si tu ne veux pas de moi, je disparais.

Cette discussion, je ne suis pas en mesure de l’avoir maintenant. Je me lève pour la fuir, lorsque je sens que ça tiraille là-dessous. Une grosse bulle d’air se déplace dans mon intestin. J’appuie pour faire cesser la gêne… quand quelque chose donne un coup, pile au creux de ma paume.

Je ne comprends d’abord pas, puis me transforme en statue, en déséquilibre au bord du lit, la main plaquée à côté du nombril. Joseph s’alarme :

— Quelque chose ne va pas ?

— Je crois qu’il a bougé…

Je me rallonge, sidérée, pose les mains sur mon ventre et attends, totalement concentrée sur ce qui se passe à l’intérieur. Joseph m’étudie. Les sourcils froncés, tendu. Au bout d’un long moment, il demande :

— Tu es sûre ?

— Je crois…

Je saisis sa main chaude et la place à côté de la mienne. Il déglutit difficilement. Retient son émotion. Met dans son regard une tendresse infinie. C’est la première fois que je l’autorise à partager… Non, c’est la première fois que je m’autorise à partager avec lui. Le bébé gonfle jusqu’à atteindre la taille d’un ballon de hand à peu près, et roule sous sa main à lui. C’est dingue ! Le temps s’écoule. L’index de Joseph vient se lier au mien. Je serre.

— Max. Qu’est-ce que tu en penses ? Ou Adrien ?

Il ne répond pas. Se presse plus fort contre moi. Contre nous. Une vague glacée me traverse de la tête aux pieds. Elle m’avertit de la solennité de l’instant. En refluant, elle me laisse épuisée. Joseph remonte la couette. Petit à petit, son corps me dégèle. Me viennent les gestes tendres trop longtemps retenus. Se caresser. Juste ça. Cartographier sa géographie intime. Me rendormir dans ses bras. Je resterais ainsi pour toujours.

Mais notre bébé n’a pas choisi le bon jour pour faire de nous une famille. Le réveil sonne : Jo commence une mission de six mois, dans une start-up de l’autre côté de Paris. Fin des allocations chômage et des petits dépannages d’ordinateurs. Il s’agit d’intégrer une équipe qui développe un jeu vidéo. On l’a prévenu, les horaires seront extensibles.

Je viens de reprendre ce chapitre, que je n’avais pas eu le temps de poster. Ces derniers jours furent éprouvants. Deuxième dose, mal au bras, atelier plein à craquer… toutes ces décapotables qui se font belles avant de réintégrer leur garage pour l’hiver ! Vous n’imaginez pas les bijoux qu’on bichonne.

Oh, et puis trêve de dérobades ! En réalité, j’ai hésité à appuyer sur la touche « publier », parce que relire ce passage m’avait fortement émue. J’y ai réfléchi toute la semaine, oscillant entre l’envie de supprimer tout mon texte du site et le besoin de me nourrir encore de vos commentaires. Serions-nous devenus si proches ? L’écriture aurait-elle ce pouvoir d’abolir les conventions ? Ou bien la période se prête-t-elle à l’exposition de nos vies sur les réseaux sociaux ? Que valent ces liens à distance ? Qu’est-ce que j’y gagne ? Qu’est-ce que je risque ? Ce qui avait commencé comme un jeu a insensiblement dérivé. Vers quoi ? Une catharsis ? J’ai trouvé ce mot sur Google, en essayant de donner forme à mes sentiments. De toute façon, ce fut une expérience, et il faut bien que je termine ce récit.

Donc. Nous organisons un goûter afin d’annoncer officiellement la venue du bébé. Je n’ai pas cédé, j’ai négocié ma reddition. Au lieu d’une babyshower, ce sera un amalgame de célébrations diverses : le couple, l’appart, le bébé, le recul de l’épidémie… Un prétexte pour se retrouver entre copains, voisins, collègues et familles. Oui, si vous voulez, comme un mariage. Moquez-vous. Je suis persuadée qu’au fond, vous vous réjouissez aussi.

Ce sera la semaine prochaine, vous viendrez ?

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