3 - « Isela et Suren »

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ISELA

— Cours !

La milice déboulant en contrebas dans les ruelles bondées du marché, Isela espérait la semer de ses bonds souples et assurés sur les toits. Quavent, la citée volante comme les étrangers aimaient la nommer, n’avait plus de secrets pour elle. Ses pagodes, bâties à même les falaises abruptes au-dessus de leurs sœurs plus larges et de complexes réseaux de ponts, restaient un parfait terrain de jeu pour voler les riches. Les larcins de la demoiselle ne pesaient jamais lourd. Juste le nécessaire pour vivre un peu moins inconfortablement dans le repaire de sa tribu.

En comparaison de son corps leste et parfaitement entraîné, son compagnon de vol se montra en revanche plus maladroit.

— Allez ! Bouge ! lui hurla-t-elle à nouveau, perchée deux maisons plus hautes.

Malgré ses atours félins, son acolyte était trop lourd pour des missions de vol à l’étalage. Elle avait tenté de le dissuader de la suivre, mais cet entêté se pensait capable de suivre une femme de son peuple sur les toits.

Quel idiot d’arrogant !

Ses muscles saillants, que sa tunique à capuche peinait à cacher, ne remplaceraient jamais l’agilité d’Isela et de ses sœurs de clan.

La milice gagnait peu à peu du terrain, malgré leur armure de cuirs et les lances monstrueuses qu’ils brandissaient pour une simple pomme dérobée. Ils étaient capables de jeter aux cachots un orphelin affamé, alors ils ne réfléchiraient guère longtemps avant de transformer le corps de son acolyte en un cadavre déchiqueté de toute part.

Il ne lui restait qu’un moyen pour les sortir de ce pétrin…

Elle allait s’attirer les foudres de leur patriarche, mais sa colère serait pire si elle laissait son ami se faire prendre.

— Énam ! gronda-t-elle en s’élançant.

De quelques bonds sur les toits pointus, son équilibre ajusté par sa longue queue féline, elle le rejoignit.

— Va-t’en ! lui ordonna-t-il alors qu’elle agrippait son bras à la fourrure claire. Je vais les semer par un autre chemin.

— À d’autres !

Elle fureta d’une main la sacoche qui pendait à sa ceinture et en sortit une bille semblable à de l’argile.

— Tu ne vas pas…

Avant qu'Énam n’eût le temps de finir sa phrase, Isela brisa entre son pouce et son majeur la petite boule au vert pâle. Dans des crépitements dignes d’un orage au-dessus de la ville, les deux félins bipèdes disparurent des toits de Quavent.

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Dans les profondeurs de la grotte qui abritait son clan, un jeune garçon observait la ville souterraine, les bras enroulés sur la main courante d’une terrasse. De premier abord, Waba ne payait pas de mine avec ses maisons de bois agencées vulgairement le long du canyon qui fissurait l’un des nombreux monts de Quavent. Cette petite ville était la demeure des pauvres, voleurs, arnaqueurs et assassins, tandis que la cité volante se pavanait derrière de somptueuses pagodes aux toitures bordées d’or. Quand cet alliage de riche ne servait pas à ériger des gargouilles aussi colossales que l’égo de leur propriétaire.

L’enfant au museau félin soupira… et sursauta alors qu’une détonation résonna dans son dos. Il fit volte-face et découvrit, allongé sur le plancher de la terrasse, deux autres itakis de son clan.

— Isela ! clama-t-il en se jeta au cou de son aînée.

Elle le réceptionna tant bien que mal dans ses bras, encore secouée par leur téléportation salutaire.

— As-tu perdu l’esprit ? gronda Énam qui posa ses prunelles dorées sur les bâtisses de la ville, apparemment moins dérouté qu’elle par leur saut magique. Tu nous as téléportés directement à Waba ! Que ferons-nous si la milice trace notre voyage ?

— Arrête de grogner, soupira Isela qui flatta le dos de son petit frère de cœur. Cette pierre est intraçable. Elles sont rares et chères… Tu devrais t’excuser de m’avoir contrainte à l’utiliser plutôt que de me sermonner.

Énam fronça son nez de félin. Sa truffe rosée remua alors qu’il renifla bruyamment.

— À qui as-tu volé un tel objet ?

— Ça ne te regarde pas.

Isela repoussa délicatement son cadet et se leva.

— Tu l’as volé à quelqu’un du clan, trancha son compagnon. Sinon tu m’aurais simplement répondu qu’il appartenait à un riche de la surface.

— Occupe-toi de tes affaires si tu ne veux pas que je balance ton incompétence.

Énam leva les bras en signe de réédition.

— Je ne cherche pas la bagarre, tu le sais. J’apprécierais seulement que tu me fasses assez confiance pour arrêter de me mentir. On se connaît depuis qu’on est gosse, Isela !

— Et combien ont été trahis par ceux qui leur étaient proches ?

— Tu ressasses encore ça ! grommela l’itaki en roulant des yeux.

La colère l’emportant, la demoiselle aux oreilles félines bondit au nez de son acolyte et pointa un index devant sa truffe de fauve.

— Et il y a de quoi ressasser le passé ! gronda-t-elle. Mon père est mort, décapité sur la place publique de ces sales riches, trahis par son propre frère pour gagner une place au sein de leur monarchie corrompue !

Comprenant son erreur, Énam ne dit mot, les lèvres pincées.

— Rentre chez toi ! siffla Isela en lui faisant dos. Je te donnerai ta part du butin demain.

— Tu vas chez Vendi ? s’enquit son petit-frère dans un élan d’entrain.

Son enthousiasme suffit à apaiser la colère qui agitait le cœur de sa sœur.

— Oui, sourit-elle tendrement. Il faut bien vendre nos trouvailles.

— Tu sais que c’est un radin ? lâcha Énam.

Pour seule réponse, Isela le foudroya d’un regard de braise.

— Je vais rentrer, ajouta-t-il, dans un rictus, avant de s’enfuir.

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SUREN

— Prince Suren ! s’horrifia la gouvernante qui surprit le jeune homme dans les jardins du palais.

Sa présence en tant que telle ne lui posait pas de problème. Il restait normal que l’unique prince et héritier de Quavent profitât des douces températures extérieures en ce début d’été du Litha. En revanche, le voir déambuler tel un voleur à travers les bosquets fleuris, vêtu comme un manant d’une simple chemise délavée à peine dissimulée sous une veste de cuir, et d’un pantalon tout aussi sommaire l’outrageait.

— Madame Pranelle ! clama l’itaki à la courte chevelure argentée. Vous êtes en beauté aujourd’hui.

— Ne le suis-je pas les autres jours ? siffla-t-elle dans le simple but de lui tirer un rictus gêné. Épargnez-moi vos flatteries biaisées d’un beau parleur de bas étage et expliquez-moi la raison d’un tel accoutrement ?

Suren humecta ses lèvres, puis les mordilla, coincé. Il savait que Pranelle le questionnait dans l’unique but de le voir se noyer en excuses maladroites... comme toujours. Elle seule connaissait ses désirs d’évasion, de liberté et d’aventure, bien qu’elle ne pût l’y laisser vaquer. Cela faisait vingt-deux ans que ses parents l’enfermaient dans ce haut palais, surveillé tantôt par les itakis aux atours de félins de son peuple, par des faunes aux jambes de bouc ou d’autres minorités raciales que le royaume de Yorze comptait.

— Je vais aller me changer, sourit le prince pour cacher sa déception.

Il n’espérait plus vraiment réussir à sauter les hauts remparts du palais sans que Pranelle le surprît, mais la réalité le ramenait toujours durement les deux pieds sur la terre ferme.

— Essayez d’être aussi discret pour vous faufiler vers vos appartements autant que pour en sortir.

Suren grimaça, laissant ses prunelles dorées lui exprimer toute sa contrariété...

Quand un amas de magie se concentra au-dessus de la gouvernante. Horrifié, il l’observa enfler à vue d’œil, impuissant, tandis qu’il égalait la taille d’un adulte.

— Pranelle ! gronda le prince qui s’élança vers la vieille itakie.

Mais il était trop tard. Le concentré de puissance brute explosa.

La gouvernante disparut de sa vue, tandis qu’il fut projeté en arrière par le souffle de la détonation. Son dos heurta l’herbe rase, qui n’amortit en rien le choc, et il traversa les mètres de jardin au rythme de douloureux tonneaux. Seuls les graviers clairs de l’allée centrale arrêtèrent sa course, au rythme d’écorchures douloureuses.

À plat ventre, il releva doucement la tête, tandis que la garde accourait. Un soldat braqua la pointe de sa lance devant son nez et le somma de se lever. Il confondait son prince avec un intrus à cause de sa tenue, dont la capuche avait trouvé fortuit de masquer ses cheveux argentés, signe de son affiliation royale.

— Idiot ! gronda le capitaine qui le repoussa. C’est votre prince ! Occupez-vous plutôt de la gouvernante et du magicien à qui nous devons ce bazar !

La troupe ne se le fit pas dire deux fois et se détacha avec une organisation militaire vers le jardin.

— Bonjour capitaine, souffla Suren dans un timide sourire, avant qu’une vive douleur lui tirât une grimace.

Le quarantenaire l’aida à se relever, son regard lorgnant d’une mine perplexe la tenue de badaud, dorénavant maculée de terre, enveloppant son prince.

— Que faites-vous vêtu ainsi ? s’enquit-il finalement. Sans votre queue d’argent, je ne vous aurais pas reconnu.

— Je ne souhaitais pas maculer mes tenues d’apparats de boue pendant mes entraînements, mentit le prince.

Le capitaine plissa les yeux, peu convaincu, mais n’insista pas.

« Pranelle ! souffla Suren alors que la vision de sa tendre gouvernante lui revint en mémoire.

L’angoisse voilait son cœur. La pauvre se trouvait sous l’amas de magie quand il avait explosé. Le regard alerte, il scruta les jardins. Les itakis du capitaine s’amassaient à quelques mètres, autour d’un haut feuillu au tronc d’albâtre. Le prince déglutit, tandis qu’il découvrit Pranelle qui gisait à son pied, inconsciente dans un lit d’herbes cramoisies.

Elle est juste sonnée, pas morte, tenta de se rassurer Suren.

Bien qu’elle le grondât à chaque mauvaise conduite, il adorait cette quarantenaire qui le veillait depuis sa plus tendre enfance.

— Venez, l’invita le capitaine qui s’élança vers ses hommes.

Légèrement claudicant, le prince lui emboîta le pas.

Sous le lieu de l’explosion, un rond de cendre remplaçait l’herbe carmin, un bipède étrange couché tel un fœtus en son centre. Sa peau nue était claire, dépourvue de fourrure ou d’écailles. Il ne comptait pas de queue ni de griffes et ses oreilles dépassaient derrière ses tempes en deux ovales charnus.

— Un tanblan ? lâcha Suren, dubitatif, en croisant le regard du capitaine.

— J’en doute. Ou bien quelqu’un lui a raboté les oreilles et coupé les ailes.

— Ils peuvent cacher leurs ailes, lui rappela le prince.

L’itaki à la large carrure s’agenouilla et posa une main sur l’épaule de l’endormi. Il le poussa doucement pour dévoiler son dos à Suren.

— Il aurait deux tatouages sur les omoplates s’il avait rangé ses ailes.

— En effet...

Les tanblans, qui signifiait peau claire dans l’ancienne langue, était une race d’humanoïdes ailés aux oreilles pointues, leur crâne parfois orné de cornes, dont quelques individus résidaient au nord du royaume. Ils s’étaient toujours montrés pacifiques, préférant rester en harmonie avec les vents plutôt que de s’adonner à la magie explosive de la téléportation. Entre son physique et son entrée destructrice, cet inconnu ne semblait pas correspondre aux tanblans.

Mais qu’est-il alors ?

Suren l’examina durant de longues minutes, pendant qu’un soigneur, dépêché à grands cris, s’occupait de Pranelle.

Il n’a... rien de spécial ! s’énerva le prince qui claqua sa langue contre son palais.

De toutes les races qu’il connaissait et des spécificités des divers clans ou tribus, rien ne correspondait. Certes, le monde connu en comptait énormément, mais sa mémoire ne lui faisait jamais défaut. Il n’oubliait jamais ce qu’il avait lu, et tous les ouvrages de la bibliothèque royale étaient passés entre ses mains.

— Enfermez-le aux cachots, mais ne lui faites pas de mal, trancha finalement Suren. Je l’interrogerai. Et couvrez-le. Sa nudité fait désordre.

Le capitaine acquiesça et le prince s’en alla. Le soigneur prenait Pranelle en charge, il n’avait plus matière à s’inquiéter. En revanche, il devenait pressant d’enfiler une tenue plus adaptée à son rang... d’autant que celle-ci comptait dorénavant quelques trous et taches de boue.

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