Le fourneau et le démarcheur.

4 minutes de lecture

Du sol au plafond et sur toute la largeur du mur, il étendait ses circonvolutions de tuyaux et de pièces hétéroclites ; tôles, pierres ollaires,céramiques. Des méandres aux teintes diverses, alliant l'argenté au cuivré, le blanc de porcelaine au bleu de méthylène. Finalement, du bric et du broc, patchwork de matériaux dont l'assemblage s'avérait harmonieux. Les poings sur les hanches, je contemplais mon ouvrage en souriant. La fierté m'envahissait alors que je jouais avec ma clef à molette, tel un cow-boy dans "un duel au soleil". Cela valait bien les heures de travail incessant que j'y avais consacrées. Symbole de mon indépendance énergétique à venir, il me restait à l'essayer afin de voir s'il fonctionnait.

Bon, il me fallait dénicher du combustible. En traçant les plans, j'y avais beaucoup réfléchi sans trouver de solution.

Alors que je m'interrogeai encore, le carillon de ma porte sonna. Abandonnant là ma contemplation et mon outil, j'allais ouvrir :

— Bonjour, je me présente, Monsieur P, comment allez-vous, Mme D ?

L'exclamation dite d'une voix assez forte me fit reculer. Je balbutiais en retour :

— Heu... bonjour… Bien ?

Je remarquais la serviette en cuir marron, apparemment flambant neuve, le visage fendu d'un sourire faussement avenant, le costume étriqué. Cependant, des lèvres de ce visiteur, un flot de paroles se déversa.

— Une chance inouïe s'offre à vous, car sachez que pour la journée et la journée seulement, je suis présent dans votre quartier. Oui, grâce à l'entreprise CPC (C'est plus Chaud) que je représente, chère Madame, vous allez réaliser de substantielles économies …

Je tentais de l'interrompre :

— Désolé Monsieur P, mais tout ceci ne m'intéresse pas et…

Mais il continua à déblatérer après avoir glissé l'un de ses pieds dans l'entrebâillement de la porte que je tentais de fermer. Je ne l'écoutais plus, mon agacement se changea en ressentiment, que je tentais de maîtriser.

— Monsieur P, veuillez, je vous prie, reculer et me laissez en paix.

— Madame, ne croyez pas que mon but serait de vous vendre absolument quelque chose, non sachez qu'avant tout, je suis là pour vous aider. Nous traversons une période difficile, le pouvoir d'achat de chacun s'écroule. Heureusement la société CPC, grâce à une innovation inédite …

Le ton de sa voix était de plus en plus insistant. Ainsi, tout en poussant la porte, inexorablement, il prenait pied dans mon hall d'entrée. Ma tête explosait, mes poings se serraient. Je lui lançais un ultime avertissement :

— Sortez de chez moi, ou vous en subirez les conséquences.

Son visage se peignit d'une fausse désolation, il devint moralisateur :

— Mme D, il est inutile d'être agressive. Tenez-vous vraiment à être la seule personne de votre quartier à avoir refusé une occasion unique de faire des économies d'énergie ? Pardonnez-moi, mais une telle attitude est préjudiciable, pour vous, mais avant tout pour la planète.

Je réalisais soudain que je ne m'en sortirais pas facilement avec celui-ci. Si je voulais retrouver ma tranquillité, je devais agir autrement. Ma résistance se fit moindre, en apparence, je levai les yeux au ciel :

— Fort bien, rentrez quelques minutes, et servez-moi vos salades.

Ravi et persuadé d'avoir gagné, il s'avança dans mon domicile…

*

Sur la table basse du salon, une chevalière, une montre ancienne et un smartphone éteint. La documentation offerte par Monsieur P, quant à elle, voisinait avec une tasse quasiment vide, une petite cuillère en inox et une minuscule coupelle contenant de la poussière de sucre. Le moins que je pouvais dire, c'est qu'il avait apprécié le pur arabica que je lui avais complaisamment servi, ce qui était la moindre des choses. Après tout, je me fournissais chez le meilleur détaillant, pas question de café de supermarché chez moi, même pour les emmerdeurs. C'était là un point d'honneur.

Quoi qu'il en soit, sa veste Tergal grise, sa cravate, sa chemise et aussi son pantalon embarrassaient le canapé. J'avais envoyé valdinguer ses chaussures de cuir un peu usées et ses chaussettes en fil d'Écosse noir plus loin, près d'un yucca qui, faute de soin, se mourrait solitaire dans son pot de terre. (Ben oui, je suis plus douée pour le bricolage). À présent, je m'évertuais à lui ôter ses sous-vêtements. Ce n'était pas une mince affaire ; il n'était pas léger, le quidam. Son déshabillage m'avait déjà épuisée, pourtant je devais persévérer : il me restait du travail.

Je jetai son caleçon sur ses autres effets, me remis debout, m'approchai de mon fourneau et abaissai le loquet qui fermait la trappe. Dans la cavité qu'elle révéla, tout était déjà prêt : les journaux froissés et le petit bois. J'évaluais d'un seul coup d'œil l'espace disponible, effectuai une rapide comparaison avec la corpulence du démarcheur, puis hochai la tête.

Peu après, suant soufflant, m'arc-boutant, je tirais mon insupportable visiteur vers sa destinée finale en espérant que j'avais mis assez de somnifère dans sa boisson. (Il fallait quand même éviter qu'il se réveille.)

Non sans mal, je parvenai à le glisser dans le foyer. En dernier lieu, j'ajoutai pour faire bonne mesure quelques papiers et brindilles, puis enfin allumai le tout et refermai.

Je reculai légèrement. Le feu crépitait allégrement, une douce chaleur se répandit dans la pièce. J'étendis les mains avec satisfaction.

J'ignorais que, par la cheminée, une fumée épaisse ainsi qu'une vague odeur de cochon grillé se répandaient…

Oups ! Je n'avais pas pensé à ça...

Extrait du journal à sensation "Expertises criminelles"

"... C'est vers 10 heures 30 du matin, le 10 novembre dernier, que l'honnête Monsieur P se présentait chez Mme D afin de lui proposer une alternative énergétique au nom de la société CPC. Sans méfiance, il rentrait chez elle et ne devait pas en ressortir. (......) C'est un mystère pour les enquêteurs et les psychiatres, que cette femme sans histoire, appréciée par la majorité des résidents de son quartier, pour sa gentillesse et sa serviabilité, puisse basculer dans une telle horreur ! Pour seule explication et excuse, elle dira aux enquêteurs :

— Il n'avait qu'à pas m'énerver.

Mme D, dans l'attente de son procès, est à présent incarcérée dans la prison pour femmes de la cité. Nous ne pouvons qu'espérer qu'elle y retrouve une certaine lucidité et comprenne la gravité extrême de ses actes".

Annotations

Vous aimez lire Beatrice Luminet-dupuy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0