La Complainte de Proserpine

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Un petit appartement, surchargé comme peuvent l'être les appartements au théâtre. Des petites tables, des meubles divers, qui ont l'air anciens. Par-dessus, des livres empilés, des bougies éteintes, des lampes sans lumière. Quelques vêtements ont été jetés sur les chaises.
Une jeune femme se tient dans la lumière, assise devant une coiffeuse. Elle nous tourne le dos mais son reflet dans la psyché nous regarde. Elle arrange ses cheveux, pensive, presque absente. Une personne habillée en noir, visage à peine visible, entre côté jardin, emmène une lampe, repart.


Cela fait deux jours que cela a commencé.

Silence. Proserpine relève lentement ses cheveux, comme pour essayer une coiffure.


Au début, ils me faisaient peur. Mais à force de les voir passer…

Elle hausse les épaules.


On s'habitue.

Une silhouette entre et repart avec un guéridon sous le bras.


Il paraît que c'est nécessaire. Qu'on ne peut rien y faire. Qu'il faut y passer.

Elle se retourne.

Et il faudrait que je l'accepte sans rien dire !

Une silhouette entre. Semble hésiter en entendant Proserpine élever la voix. La jeune femme la regarde.

Parfaitement, il faudrait que je l'accepte sans rien dire.

La silhouette s'approche d'une table. Tout dans ses gestes transpire la gêne. Elle tend les bras mais, finalement, ne finit par n'emporter qu'une bougie, comme honteuse de prendre davantage. Elle s'en va précipitamment. Proserpine guette, un instant. Assurée d'être seule, elle se lève et reprend. Au cours de son monologue, les silhouettes reprendront leur ouvrage en silence, vidant progressivement la pièce.

Je n'ai plus une minute à moi. Il paraît qu'à cela aussi, il faut que je m'habitue. Cela fait partie du processus, m'a-t-il dit. J'ai du mal à voir pourquoi.
Encore, le rapt, la surprise. Les chevaux qui s'emballent, avec leurs yeux rouges. Les roues qui craquent parce que la vitesse, la violence… Ses mains, ses mains si froides et pleines de poussières d'or… Tout cela…
Assurément, j'ai eu peur. Mais tout cela, je peux le comprendre. Cela fait partie du rituel, du folklore. On ne devient tout de même pas reine des Enfers en commençant par une promenade de santé. Il faut… il faut quelque chose de terrible et de solennel. Bien sûr.
Mais cela…

Elle désigne une silhouette qui, subrepticement, emmène quelques livres.

Cela, décidément, je ne le comprends pas.
Ils baissent les yeux dès qu'ils me croisent, comme si mon regard les brûlait. Je vais être leur reine, soit. Mais à mon sens, ça ne les dispense pas de me regarder, de me voir… Bien au contraire.
Si encore je pouvais leur faire la conversation ! Mais non, ils – elles – je n'en sais rien… – passent juste, en silence. Pire que des esclaves, ce sont des ombres. Et ils vont et viennent, sans logique ni méthode. Je ne sais même pas où tout ce qu'ils prennent ira. Certainement pas en bas, m'a-t-il dit !

Sa voix baisse d'un ton, son regard s'adoucit. Elle devient comme timide en disant cela.

Il paraît que cela n'en est pas digne. Les livres…

Elle effleure la place où se trouvaient les piles de livres avant qu'ils ne soient déménagés.

Ils sont trop légers pour les Enfers, les livres. Les Hasards de l'escarpolette ; Le Jeu de l'amour et du hasard ; Le Retour de Climène ; Les Lettres galantes… Pas assez de solennité pour en bas. J'ai cherché à protéger le dernier, Nature morte avec Psyché… mais il eût fallu arracher toutes les pages consacrées à Psyché. Ne garder que la nature morte. A croire que les sols de Pluton n'acceptent que les arts mineurs.

Un temps.

J'ai toujours haï les natures mortes. Propres à ne signifier que l'abondance ou la mélancolie ; au mieux, les deux à la fois. J'aurai déjà les deux à la fois… Alors à quoi bon ?
Pas de musique, non plus. Les ombres ont pris le piano hier. En souvenir, elles m'ont laissé les touches noires… elles les emmèneront, sans bruit, pendant que je dormirai.

S'adressant à une silhouette qui passe.

Je ne vous aime pas.
Votre obséquiosité, votre silence, cela m'insulte. J'aurais préféré de la violence, des brisures, un peu d'éclat ! Qui suis-je pour mourir dans l'ombre ?

La lumière, lentement, baisse.


Je dois me faire à mon nouveau statut, me dit-il. Parler d'une voix blanche, ne plus bouger comme autrefois. Les bras le long du corps, ou de longues poses, comme les statues des jardins royaux. Et tandis que l'on bazarde mes derniers souvenirs, tandis que l'on efface mes traces, je dois rester là, droite et digne, prête à entrer dans les mythes. C'est le prix à payer pour devenir reine des Enfers.

Maintenant, c'est presque vide. Ils vont bientôt enlever les derniers meubles, m'arracher même la chemise que je porte. Rien de ce qui appartient au monde d'en haut ne doit descendre aux Enfers. J'ai protesté, bien sûr… mais je travaillerai moi-même à désincarner les mouvements secrets de mon cœur. Le poids de mon rang me tiendra lieu de profondeur.
Adieu, Enfances et Amours, je ne suis plus qu'un symbole.

Elle allume la dernière bougie qui reste là, tandis qu'une ombre emporte la dernière table et que la coiffeuse est recouverte d'un voile.

Je ne suis plus qu'une reine. Un rôle de pièce symboliste en longue robe qui erre, les cheveux dénoués, erratique – hiératique voulais-je dire – et belle. Je crois que c'est comme ça qu'il m'aime le mieux. Ça aussi, j'apprends à m'y faire…

Mais vous savez, je crois…

Elle regarde autour d'elle, s'assure que les ombres n'entendent pas.

Je crois que j'aurais préféré rester vivante.

Cela restera entre nous, n'est-ce pas ?
J'espère que vous l'oublierez bien après moi.

Elle fait un dernier tour de la pièce, pose les mains là où étaient les objets, fait mine de feuilleter les livres disparus, de se recoiffer devant son reflet absent. Et puis, doucement, elle sourit. D'un pauvre sourire de renonciation.
Elle souffle la bougie.
Noir.

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