Usés jusqu’à la moelle
Lorsqu’ils se sont rencontrés, ils étaient tous les deux pauvres comme Job, deux bougres terrés au milieu de nulle part, tirant le diable par la queue. A cette époque, elle louait une misérable petite roulotte grise et froide et lui une chambre dans un gite rural au fin fond de la campagne. Démunie de tout et d’amis, brisée en petits morceaux, elle ne l'avait pas remarqué jusqu'au jour où il la salua au détour des sommaires sanitaires qu'elle empruntait tous les jours.
Depuis, ils échangeaient quelques mots de temps à autres, des mots amicaux mais toujours empreints de tristesse et de réserve ; ils ne désiraient pas faire plus ample connaissance comme si leur naufrage était commun ou que l’histoire de l'autre ne pouvait pas être plus singulière que la sienne propre. Pourtant, un jour il lui dit qu'il était ému par sa simplicité et par le dénuement de la vie qu'elle menait. Elle fut surprise par ses propos et ne comprit que quelques temps plus tard ce qu’il voulait dire.
Un autre jour, il l'invita à diner dans un restaurant en précisant que c'était en toute amitié. A peine avaient ils entamé leur repas qu'il lui avoua qu'il n'était pas sorti avec une femme depuis près de quatre ans, à moins que cela soit quatorze ans. Elle eut à peine le temps de se poser des questions sur la cause de cet aveu qu'il enchaina : « Hier, j'avais rendez vous chez un notaire pour finaliser une opération d'acquisition d'un terrain ; Le contrat était déjà établi et validé par l'ensemble des partis concernés, le montant de la transaction bien fixé et l’argent confié à mon avocat. Ce dernier devait juste le remettre au vendeur dès la signature du contrat.
En chemin vers le notaire, je me suis arrêté à la mairie du village pour consulter le cadastre du terrain en question. Je découvris, presque sans grande surprise, que mon prétendu propriétaire avait déjà vendu son terrain depuis plusieurs mois et que l’opération avait été réalisée sous la direction de ce même notaire. »
Plus stupéfiée par le détachement de son hôte que scandalisée par l’audace des deux arnaqueurs, elle le soumit à un véritable interrogatoire : quelle a été sa réaction ? S’est-il rendu chez le notaire ? A-t-il porté plainte ou alerté le service des fraudes ?
Il ébaucha un sourire compréhensif et poursuivit d’une voix un peu plus chaleureuse « Avant de vous rencontrer, je n'avais encore jamais rencontré une femme ou plutôt une fille aussi simple que vous. »
Elle était déroutée ; les propos de son interlocuteur étaient dénués de cohérence et paraissaient ambigus mais elle n’osait pas intervenir. Voyant son air perplexe, il s’arrêta hésitant, puis repris avec un ton rassurant : « Les femmes que je côtoyais avaient des mains manucurées et des coiffures sophistiquées. Je ne les avais jamais vues laver un verre ou prendre une douche et certainement pas à l'eau froide ainsi que vous le faites chaque matin. Elles et moi avions l'habitude des valets de chambre, des Jacuzzi aux jets complexes et des chauffeurs qui nous attendaient au bout de la nuit.
Quelques uns d’entre nous avaient des ports privés pour leurs yachts sans parler de leurs patrimoines qui dépassaient parfois le PIB de certains pays.»
Il racontait avec simplicité et sans emphase et elle écoutait avec un triste sourire sur les lèvres en signe de reconnaissance. Le passé de son hôte faisait écho au sien. Elle n'avait pas été aussi nantie que lui mais elle avait gouté à la vie aisée avec ses fastes et ses lumières.
Elle évoqua un monde à part où les hommes et les femmes sont beaux et sains, élégants et brillants. Tous habitent des villas tapissées d'or et d'argent et fréquentent des paradis réservés à une élite. Ils sont puissants et régentent la mode, les finances et les arts. Ils font et défont les modes de vie et de penser du reste de l’humanité.
Il racontait et elle écoutait. Ils étaient sans nostalgie et sans regrets de leur passé. Ils avaient appris depuis, combien étaient vaines les richesses matérielles quand l’âme rencontre le néant et la raison ses limites. Ils avaient vécu, l’un et l’autre, le désarroi des sentiments et des pensées, la fin des certitudes et la perte quasi-totale des repères du bien et du mal. Ils avaient approché l’abîme de l’autodestruction et la misère de la désespérance.
Leur épreuve a été longue et sa traversée encore aride mais ils ne regrettaient ni l’un ni l’autre leur opulence et leur grandeur passées car elles rimaient avec inconscience et ignorance. Ils avaient cru, dans leur malheur et déchéance de l’aisance matérielle, à l’ultime illusion de la résomption et de la renaissance.
Démunis et usés jusqu’à la moelle, ils s’accrochaient comme tous ceux qui tombent, aux petits gestes du quotidien pour la justification de leur vie.
La voix de son hôte la tira de ses rêves : « Je vivais heureux avec une de ces femmes, une créature que m'enviaient tant les hommes que les femmes. Ma compagne était belle, sophistiquée et racée. Elle avait une immense fortune, une grande culture et de multiples talents. Nous nous aimions et nous projetions de faire un enfant dès qu’elle aurait achevé la tournée qu'elle effectuait à cette époque…
Quand l’un d’entre nous partait ou rentrait de voyage, nous avions pris l’habitude de l’accompagner ou de l’accueillir, chaque fois que c’était possible.
Et c’est ce qu’elle fit ce matin là; elle m’escorta jusqu’aux portes de l'avion avec la promesse de revenir me chercher le soir....»
Elle imagina sans peine ce couple magnifique, débordant de vitalité, d’insouciance et de promesses pour l'avenir. Elle se représenta la touchante scène des au revoir : La femme, sublime et amoureusement blottie contre son compagnon lui rappelant le bal annuel qu’ils organisent dans leur villa sur la côte, la remise des césars où ils sont invités d’honneur et l’escapade en amoureux qu’ils feraient très prochainement. Lui, encore enivré par leur chaude nuit d’amour, anticipe leurs retrouvailles de ce soir et la joie de sa compagne quand il lui offrira le diamant admiré quelques jours auparavant.
Il poursuivit : « A mon retour, je fus un peu déçu par l’absence de ma compagne mais surtout très étonné de ne pas voir mon chauffeur. Inquiet et impatient d’avoir des nouvelles, je les ai appelés par téléphone. J’ai appelé plusieurs fois. Je n’eus pas de réponse… »
Elle pressentait une suite malheureuse à cette histoire mais elle ne la pensait pas aussi abominable ni aussi effroyable. Quand il arriva chez lui, personne ne répondit à ses coups de sonnette, ni sa compagne ni ses domestiques. Il sortit ses clefs pour ouvrir la porte mais dut au bout de quelques essais, et dans l’incompréhension la plus totale, se rendre à l’évidence : La serrure avait été changée et il ne pouvait plus rentrer chez lui.
Elle l’encouragea du regard et il reprit son récit:« …Il est impossible à quiconque n’ayant pas vécu une situation aussi inconcevable de se représenter le désordre mental et l’effondrement qui ont suivi. Je suis passé latéralement dans une autre réalité où la formation de l’univers, le développement de la vie, le principe de cause à effet, le sens même de l’existence étaient sous tendus par cet événement cosmique : ma compagne a fait changer la serrure de la porte. Le monde était réduit à cette simple formulation et ma raison piégée dans les méandres des hypothèses et échafaudages des pourquoi et des comment.»
Il reprit une grande inspiration et poursuivit : « La suite a été une foudroyante chute dans l’enfer de l’alcool et de la rue ; Rien ni personne n’existaient exceptées ma peine et mes idées obsessionnelles dont je ne voulais plus me séparer. Je les enlaçais bien avant mon réveil et je les berçais encore après mon sommeil. Je ne pouvais ni voulais me détacher de cet état de détresse qui m’habitait comme une nouvelle peau ; je me complaisais dans ma douleur et ma misère et je me soûlais, non pour les oublier mais pour les exacerber et les accroitre.
J’ai de vagues réminiscences de bancs publics où je m’effondrais ivre et inconscient, des abris de bus où je partageais mes litrons de vin avec d’autres gueux, des petits riens que je volais ou quémandais pour me sustenter, des simulacres d’empoignades que je ne pouvais mener à leurs termes.
Comme par magie et en un tournemain, je supportais facilement l’inconfort, la promiscuité et les mauvaises odeurs. Je mangeais dans les poubelles avec les rats et je couchais au milieu des détritus. J’étais une loque, j’en avais conscience durant mes rares moments de lucidité mais cela m’était indifférent jusqu’au jour où… »
Elle voulut l’interrompre maintes et maintes fois : « pourquoi ta compagne avait elle agi de la sorte ? Peut être que tu l’avais blessée et qu’elle voulait se venger ? Tu avais certainement eu des signaux, des indices que tu avais délibérément ignorés. Il doit y avoir une explication, une raison !! Comment se fait il que ni ta famille ni tes amis n’avaient rien remarqué et où étaient ils quand tu avais sombré dans l’alcool ? »
Mais il lui revint à l’esprit sa propre histoire et combien étaient vaines ses anciennes et lancinantes obsessions, combien était futile et dérisoire son désir de comprendre le pourquoi et le comment des événements de sa vie. Il lui revint à l’esprit que nous sommes seuls, définitivement seuls quand nous nous enfonçons dans le délire et la déraison. Elle ravala alors sa curiosité inutile.
Replongeant au cœur de sa triste dérive, il poursuivit son récit : « J’avais rompu les amarres de mon humanité et je défaisais en un jour des millénaires d’évolution biologique, sociale et culturelle : J’avais dilué dans l’alcool tous sentiments de honte et d’orgueil. Je retrouvais dans la rue mon être primaire et végétatif jusqu’au jour… »
Elle écoutait sans comprendre. Elle n’avait pas encore traversé les frontières ténues au-delà desquelles la conscience de soi et du monde se désagrège ; là où l’individu perd son identité et où l’irréel et l’irrationnel submergent la raison. Mais elle connaitra bientôt les moments vertigineux où elle sera dépossédée de toute volonté et elle s’abimera dans la drogue et l’addiction.
Il réunit ses forces et termina sa phrase : « En quelques mois, j’avais perdu ma dignité et ma décence. J’étais devenu un animal sale et hirsute. J’étais déguenillé et je marchais pieds nus, les cheveux crasseux de vomissures et la peau suintant de pus. Je ne pouvais plus vivre sans alcool. Je buvais et roulais comateux dans les ruisseaux jusqu’au jour …où je déféquai sur moi. Ce jour là, un ultime fragment de mon être disloqué se révolta et j’eus pitié de la chose que j’étais devenue. »
Elle l’ignorait encore mais elle éprouvera aussi ce sursaut de la vie qui reprend ses droits, ce moment de compassion envers soi qui la sauvera de ses penchants destructeurs. Consciente de ses faiblesses, elle opposera, pas à pas et jour après jour, un mur d’actions contre ses tentations. Elle empruntera, comme son hôte, le long chemin de la reconstruction. Marquée et transfigurée par le sceau indélébile de la décadence, elle séparera, dans la solitude, le bon gré de l’ivraie de son nouvelle identité.
Que de temps et de patience faudra-t-il pour sortir de sa misère. Que d’entreprises, d’échecs et de réussites seront nécessaires pour réparer son être et renouer avec le monde des vivants. Tout cela, elle l’ignorait encore quand elle écoutait son frère de misère confier ses tâtonnements et ses lueurs d’espérances : Maintenant, il éveille sa conscience aux plus démunis, aux injustices et aux inégalités des chances. Il s’oblige à la reconnaissance due aux autres et au respect de leur liberté individuelle. Il élargit ses engagements et donne du sens à sa vie. Il reste vigilant aux équilibres précaires de sa raison, de ses actes et de ses sentiments. Il traque la bassesse de ses actes et la cupidité tapie au fond de son moi.
Aujourd'hui, Il travaille et fait du bénévolat. Il a quelques loisirs et de rares relations amicales. Il pense même acheter un bout de terrain et avoir un chez soi. Il a encore du mal à renouer avec sa famille et avec les femmes mais qui sait…
Ils ne se sont plus revus après ce dîner jusqu'au jour où elle vit sa photographie dans une chronique. Elle ne le reconnut pas de suite tellement il avait changé. Il était d'une élégance rare et il respirait le bonheur et la santé. Il souriait avec confiance et douceur à la sublime femme accrochée à son bras. Il saluait la foule et avançait vers l'autel de l'église, il se mariait à grande pompe avec son ex-compagne.
.
Annotations
Versions