Comme un scion en cage

6 minutes de lecture

Le petit crâne fendu comme un fruit malaku saignait abondamment du rouge qui rend les Dai ivres. Sur le corps frêle et disloqué, les restes du visage enfantin s'étaient figés en une expression résignée. Kip avait su qu’il mourrait. Il était faible, et les faibles meurent.

Tu as récupéré sa ration et rattrapé le groupe de chasseurs enfoncés dans la forêt, puis les as aidés à porter un volumineux bugi au clan Riao. Avec ta stature maigrelette, tu doutais d’alléger leur fardeau, mais Baraghi, qui tenait le cadavre de l’enfant sous le bras, t’aurait à nouveau battue si tu ne faisais pas au moins semblant de te rendre utile. Ton ami Royan, un louveteau enthousiaste à l’attention limitée, était un peu plus grand et fort que toi. Lui n’avait pas besoin de prétendre aider.

Vous avez déposé le bugi sous le kiosque herbu au centre du clan et trois Riaon se sont affairés à dépecer l’animal. Avant que vous n’ayez eu le loisir de vous reposer, Macak vous a fait signe de l’assister dans la forge. Éreintés, mais dociles, vous vous y êtes dirigés. Vous n’existiez que pour servir le clan.

Pourtant, avec tes cheveux sable sur ta peau cuivrée, tes griffes et crocs acérés, tu étais une Riao authentique. Des canaux lacrymaux sombres bordaient même tes yeux dorés à la pupille fendue et à l’iris large. Les rayures brunes de ta lignée marquaient tes joues : le seul point commun avec Baraghi que tu supportais. Tu n’avais pas eu la chance d’hériter de la forte mâchoire féline de ta mère ; la chance t’avait manqué sur bien des aspects et c’était somme toute le plus minime d’entre eux. Tu étais petite et maigre, à l’époque. Trop à ton goût, et bien plus que les autres Riaon de ton âge.

Royan et toi n’étiez encore que des enfants ; le même long avenir de servitude s’étendait devant vous.

Après cette journée de traque et de forgeage, des premières lueurs de l’astre du jour jusqu’au cœur de la nuit, vous avez rempli des bols au kiosque et vous êtes installés au bord du ruisseau pour dîner. Vos portions, désespérément plus petites que celles des Riaon libres, n’ont pas soulagé vos estomacs courroucés. Il vous faudrait retourner chasser, cette nuit-là.

— J’en ai ma claque de Baraghi, a soupiré Royan en léchant l’intérieur de son bol.

— Ce farrꜵc a encore volé ma proie, as-tu sèchement répondu. Un petit oiseau tout maigre, même pas assez gros pour l’étouffer.

Ses oreilles de loup se sont dressées.

— Il le fait tout le temps. Il sait pas chasser ou quoi ?

— Un Naræs qui sait pas chasser ! C’est la fin du clan, as-tu dit en laissant échapper un rire sincère.

Ton humeur s’est aussitôt assombrie.

— J’en ai assez d’être ici.

— Moi aussi, a dit Royan en rinçant son bol dans la rivière. Toi ça va, mais les autres Riaon sont pas très accueillants. Ils traitent leurs invités comme des esclaves. J’en toucherai deux mots à mon clan quand j’y retournerai, ça va barder.

Tu lui as concédé un sourire. Royan savait que, nouveau-né, il avait été abandonné par le clan Rokian lors d’une fuite, puis recueilli par ton clan qui lui avait donné son nom d’esclave. Riao s’était depuis allié à Rokian à plusieurs reprises, mais personne n’avait jamais réclamé Royan.

— Si on partait ?

— Partir… a-t-il répété d’un ton rêveur.

À quand remontait ta dernière tentative ? Assez loin pour que tes orteils aient repoussé depuis.

— Personne viendra nous chercher, Royan… Je suis sérieuse.

Il a gratté sa tignasse en pagaille. Cendrée, claire et mi-longue à l’avant, courte et foncée à l’arrière, elle laissait peu de doute sur ses origines.

— Non ! Rappelle-toi la dernière fois. On se ferait tuer.

Un cycle de Pirishæl auparavant, vingt jours tout au plus, des évadés tick avaient été mis à mort pour ce même crime. Tu ne supporterais pas que Royan partage leur sort.

Tu as baissé les yeux et fait une moue déçue. Vous étiez trop lâches pour prendre des risques.

— Peur de mourir… Tu parles de Dai.

— Même si on survit, a raisonné Royan en tapotant son profil allongé, tu finirais par regretter ton clan.

— C’est pas vraiment mon clan si j’en suis esclave, si ? as-tu supposé en lavant ton bol à ton tour.

— On est toujours puni d’être loin de son clan, a insisté Royan. Regarde Esgir et les autres esclaves : ils disent que le plus dur, c’est pas de servir les Riaon, mais d’être loin de chez soi. Esgir a dit qu’il était à demi mort parce qu’une partie de lui était restée là-bas.

— Et toi ? T’es à demi mort ?

— Je sais pas. Je me souviens pas du clan Rokian, a-t-il avoué. Mais si j’y retourne, je serais peut-être le double de moi-même !

Un sourire t'a échappé.

— Tu serais tellement bruyant !

— Tu viendrais avec moi ? Je te préviens, pas de place pour ta mauvaise moitié !

— Peut-être un jour.

Tu n’as pas omis de lui porter un coup de coude bien mérité.

Ao ! C’est cette moitié-là qui va rester à Riao.

— Kærnak a parlé d’un « Apræncal » dans la Cité qui entraîne des guerriers, poursuivis-tu sans ciller. Je veux d’abord aller le voir. Je veux apprendre à me battre.

— La Cité ?

— Je pourrais trouver l’Apræncal, lui demander de m’apprendre tout ce qu’il sait, puis je reviendrai tuer Baraghi.

— Peut-être un jour, a-t-il répété d’un air désolé.

— Non, Royan, j’y pense pour de vrai. Je veux partir là, maintenant ! Et si tu veux, on peut y aller ensemble.

Il a grimacé.

— Moi ? Dans la Cité ? Chez ces fêlés d’Ælvn ?

— Je sais… Mais c’est le prix à payer pour devenir caei. Pour devenir forte. Et l’Apræncal est Dai, apparemment.

Tu as hésité.

— Enfin, presque Dai.

— Comment ça ?

— Kærnak dit que ce serait un sang-mêlé… as-tu chuchoté.

Ses yeux à l'iris large et gris se sont arrondis, puis il s’est rembruni.

— On peut pas partir.

— Mais on peut pas rester non plus… Un Dai qui sait pas se battre, ça sert à rien.

— Cháká…

Royan fixait ses pieds hâlés, l’air embarrassé.

— J’ai entendu Baraghi discuter avec Senprus, ce matin. Il discutait de toi.

— De moi ?

Tu considérais l’intérieur de ton bol, tristement vide. Propre.

— Il parle jamais de moi, as-tu insisté. Il essaie d’oublier que j’existe.

— Eh ben, justement. Maintenant, je sais pourquoi.

Il avait le regard soucieux, ou compatissant.

— Cháká… T’es… à demi ælv, en fait.

Tu as pouffé de rire. Royan ne restait jamais sérieux très longtemps.

— T’es plus marrant d’habitude, lui as-tu reproché. On devrait chasser avant que la faim te fasse réciter des chants kwashil.

Royan triturait fébrilement son épaisse ceinture de kælm. Puis il l’a dépliée pour s’y enrouler, comme soudain gêné par le froid.

— J’étais sérieux.

Tu l’as regardé avec suspicion, puis t’es rendu compte que sa nervosité n’était pas exagérée. Ton cœur s’est déchiré. Toi ? Une akci ? Une sang-souillé...? Tu partageais la chair de ces êtres abjects, fragiles et orgueilleux ? La moitié du sang qui courait dans tes veines serait celui des Oreilles Froides ? Un écœurement viscéral pour les Ælvn et pour toi-même t’a envahi.

Tu as tenté, sans succès, de reprendre un air neutre, mais le dégoût transparaissait sur ton visage. Royan attendait silencieusement, contrit, incapable de trouver les mots pour adoucir la violente vérité.

— C’est la vraie raison… as-tu enfin dit. C’est pour ça que je porte un nom yu, que je sers mon clan comme une Yu. Je croyais que c’était une erreur, que c’était pas juste… mais je le mérite, en fait. C’est moi, l’erreur.

— J’aurais pas dû te le dire.

— Non, c’est mieux comme ça, l’as-tu corrigé en secouant la tête. Je préfère savoir pourquoi on m’a punie. Même si…

Même si cela t’emprisonnait davantage.

Royan s’est recroquevillé, les oreilles basses.

— Mais tu vaux n’importe quel Dai à mon avis, a-t-il assuré sans conviction. Sang-mêlé ou pas sang-mêlé.

Il faisait de son mieux. Tu brûlais de lui en vouloir, comme tu en voulais déjà à la terre et au ciel, mais il n’était responsable de rien. Même si le besoin de désigner un coupable t’oppressait, ç’aurait été injuste envers Royan, qui partageait tes peines. S’il fallait un seul fautif, un seul responsable à tous tes maux, il s’agirait de Baraghi. Tu as donc concentré ta haine sur le Naræs du clan Riao, chose facile car tu le haïssais déjà.

Tu t’es soudain levée. Une seule idée résistait à tes pensées sombres.

— Je pars au lever. Suis-moi si tu veux. Et quand je reviendrai, ce sera pour trancher la gorge de Baraghi.

Royan n’a pas répondu. Il savait que le lendemain serait fait de chasse et de cuisine, de tissage et de tannage, de pêche et de forgeage ; de contusions et d’estomacs vides. Mais il t’avait suffisamment fait souffrir. Il t’a laissé l’espoir de croire que cette nuit serait la dernière sous le joug de ton clan.

Annotations

Vous aimez lire Gaëlle N. Harper ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0