9 Epilogue

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La paix revint, et l’ordre. Le clivage entre Végétaliens et Carnivores disparut. Le vote devint spéciste ; on ne vota plus désormais que pour celui de son espèce et la démocratie mourut, noyée dans un système d’équilibres, de marchandages.

Virgile trouvait ça dommage. Il se souvenait du temps où, venu de rien, il arrivait à tout par le moyen de ce système merveilleux. Il y pensait, puis, contemplant l’état des forces politiques, ne voyait aucune solution. Alors comme il avait le pouvoir, il se résignait facilement aux prochaines négociations.

Un jour, en voyant passer une bande de jeunes cochons avec leurs musiques et leur langage nouveau, Cochon comprit aussi que le temps passait. Il joue aux échecs parfois, avec son ami la pieuvre ; les pieuvres sont les plus intelligentes et ça l’agace. Il se sent dépassé.

Chaque espèce est devenue humaine à sa façon.

Virgile ne peut s’empêcher, à l’image du monde autour de lui, d’être de plus en plus spéciste.

Même s’il s’en défend.

— Je ne suis pas spéciste, Béatrice, Je n’aime pas les crocodiles. C’est très différent.

— Nous devons aimer tous les animaux, Virgile.

— D’accord, d’accord. Mais je ne suis pas obligé d’embrasser les crocodiles, tout de même ?

— Nous avons de plus en plus de plaintes. Nos lois fondamentales sont bafouées.

— Ce n’est rien par rapport à ce qu’on fait les humains. Ne pas céder la priorité, ne pas dire bonjour, préférer les cochons à ces demeurés de bovidés, c’est toujours mieux que de se faire racler à l’os !

— Ne dis pas ça, Virgile. Les morts n’ont pas de sentiments contrairement aux vivants. À chaque temps ses problèmes. Ceux d’aujourd’hui sont des souffrances morales.

— Oui, je sais. C’est ma faute. C’est moi qui ai créé ce merdier. Avant, chacun vivait sa vie. Pour les uns dans le danger et la liberté ; dans la bouffe et la merde pour les autres en attendant d’être abattus. Maintenant, chacun va librement au supermarché et sort gentiment les poubelles. Et chacun juge, envie ou méprise, son voisin. Cela n’est pas satisfaisant.

Il s’arrête un instant et reprend.

– Il est l’heure, ma chérie, je reçois les ambassades des cités marines, on se voit plus tard pour la réception ? Bisous.

Il regarde Béatrice s’éloigner, se dandinant au bout de Stilettos de plus en plus affinés. Béatrice changeait, lui-même changeait, le monde entier changeait. Partout la civilisation remplaçait le monde sauvage sur terre et aussi sous l’eau, touchant désormais la matrice originelle : les Océans, où les dauphins, les pieuvres, formaient des confédérations rivales.

Le végétalisme n’avait en aucun cas altéré les humeurs agressives.

L’humanisation rendait les choses seulement un peu plus compliquées.

Virgile, ce jour là, reçoit les délégations océanes.

Il en est conscient, il ne peut imposer ses volontés. Il est consulté comme un Sage, une source d’inspiration parfois, d’irritation souvent. Qu’aurait-il pu faire, lui, Président ?

Les pieuvres construisaient des cités complexes sur le plateau continental à quelques encablures des côtes. Combien étaient-elles ? Quelques milliers de milliards probablement, mourant vite après une vie intense, et sans cesse renaissantes. Leur courbe d’apprentissage était phénoménale. Une journée-pieuvre était comme un mois terrestre, et, enregistrant des données innombrables, elles traitaient tout en un temps record.

Pas étonnant que Virgile perde aux échecs.

Pour les poulpes, jouer aux échecs avec un Humain ou un Cochon, c’est comme pour lui Virgile, jouer aux dames avec un paresseux, un panda, une vache.

Cette idée le fait soupirer.

Lorsqu’il met fin aux réunions, il a la tête comme un soufflet. Ce soir, c’est le mariage de Visitation. Les mariages de ses enfants s’enchaînent et tout occupé de ses affaires, il ne sait plus s’il doit féliciter Visitation ou Catherine de Suède. Il a demandé à son ordonnance de vérifier l’agenda, pour qu’on lui rappelle le prénom du marié. Discrètement, il vérifie laquelle de ses filles se marie.

Cochon arrive en retard à la réception. Béatrice discute avec des copines, toujours chaussée de Stilettos. Ceux-ci sont transparents. Cela lui donne une allure.

Elle a tout organisé, avec Visitation et la famille alliée. Les mariages, c’est son domaine. Elle en a un grand nombre à organiser, pour vingt-deux enfants.

Il en reste encore sept en perspective.

Virgile a convié de nombreux industriels et ambassadeurs, des personnalités connues, de tout poil ou plume ; c’est là l’occasion de discuter des idées, de sentiments aussi, ou plus précisément des affaires, dans un mélange de générations, d’espèces, d’intérêts. L’usage de la langue dansée comme moyen de communication est depuis longtemps apprivoisé. Certains sont venus avec leur traducteur personnel, qui dansera à leur place. Les plus jeunes, évidemment, refusent d’être traduits. Les danses rythmées permettent des joutes oratoires, et physiques, qui mettent en valeur leurs belles qualités reproductives.

Dans l’espace séparant le bal des boudoirs, Cochon observe les drames souterrains, les amours qui s’affichent ou se devinent ; les faiblesses et la force de chacun ; les espoirs, les peurs, les craintes. Les invités, venus apporter leurs respects au maître de maison, au prétexte d’aller causer ou danser dans l’un ou l’autre des salons, le saluent. Il lance le bal au bras de sa fille comme le veut la tradition, puis laisse la première danse aux jeunes mariés. L’orchestre joue un air à la mode et c’est un grand remuement qui secoue le plancher de trépignements, comme un exorcisme de toutes les tensions qui depuis longtemps s’empilent.

Virgile a chaud.

Le monde devient une gigantesque porcherie surchauffée, presque invivable, se dit-il. Il a encore une vision douloureuse de sa souille, chez Fermier. Il se sent mal, sort sur la terrasse prendre le frais.

L’orchestre joue, encore et encore, et il comprend qu’il n’est plus la bonne personne, dans cet univers qu’il a contribué à façonner. Béatrice le regarde à la dérobée. Elle sait mais ne dit rien.

Virgile cette nuit là dort peu.

Dès le matin, il prend Béatrice entre quatre yeux. Elle n’a pas dormi elle non plus. Elle a fait semblant. Virgile n’en sait rien.

— Nous n’avons pas réussi. Ou plutôt, j’ai échoué, Béatrice. L’Humanité s’est répandue, toutes les espèces vertébrées, quantité de céphalopodes marins, sont désormais humanisés, et le meilleur côtoie le pire. J’ai échoué, car les promesses de l’humanitude n’ont pas été tenues. Ne sommes-nous que cela ? Ne sommes-nous pas plus ? Était-ce cette humanitude des petits calculs, des combinaisons, que je contemplais dans ma bauge en regardant les étoiles par la lucarne ? Plus est en nous ! En moi ! Allons le chercher.

— Où ?

— Partout. J’irai partout. Et comment y aller si je reste dans mon bureau ? Je démissionne, Béatrice. Au revoir.

— Tu me manqueras.

— Moi aussi, je me manquerai.

— Tu es, tu resteras toujours mon beau Cochon.

— Arrête. Tu vas me faire pleurer. Ce n’est pas le moment. Je dois écrire ma lettre de démission. Ou plutôt non. J’enverrai des cartes postales. Bon un mot, tout de même. Dernier acte officiel.

"Mes chers concitoyens et concitoyennes, humains, humanisés, chers amis ! Je pars. Ce bureau présidentiel m’étouffe. Peut-être suis-je rattrapé par ce fichu passé de mes quatre murs d’élevage. Mon âme de cochon se languit des étoiles et de l’éternité du temps qui passe. Je vais sur les routes et les chemins forestiers. Je vous dis à bientôt, au détour d’un sentier."

"Bisous"

"Signé : Cochon"

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Cochon après sa démission se réfugie dans la chaine des volcans éteints qui se trouve au milieu du pays. Il se lance dans l’étude des Philosophes, des Sages, dans les mathématiques aussi, avec plus d’acharnement que de bonheur, pour finir enfin par se perdre dans la méditation autour de quelques symboles connus de l’Ésotérisme. Ses anciens compagnons viennent le voir. Il y a là parmi les fidèles, Chasseur et Margarita. Vendredi-Saint, Justine, sont venus présenter Tibère, leur premier enfant. Au rebours de toutes les craintes, leur union s’est révélée fertile. Son ami le poulpe vient parfois dans sa terra-mobile remplie d’eau de mer, une de leurs dernières inventions. Un poulpe a même atteint les plus hauts sommets de l’Himalaya en terra-scaphandre. Ses successeurs n’ont pas eu autant de chance, plusieurs ont été retrouvés congelés comme des glaçons dans leur combinaison.

Béatrice vient parfois, mais moins souvent. Elle enlève ses Stilettos et les remet aussitôt revenue dans la plaine qui entoure la capitale.

Les successeurs de Cochon se succèdent. Aucun ne le remplace vraiment et son aura de Sage grandit. On vient le voir ; sa vie modeste ajoute à la Légende.

Un jour, ayant épuisé ses méditations, il part à pied avec un simple bâton de marche. Il traverse les villages, et une foule immense le suit, comme Gandhi.

C’est là, lors d’une étape, qu’il entend reparler du dernier carré d’humains carnivores.

Au vrai, cette question carnivore est restée un sujet de conversation lors des repas familiaux, sujet qui parfois déboule au dessert, porté par un inconscient, un provocateur, un frustré. En face de Cochon, le sujet n’est jamais abordé. C’est là le combat de sa vie.

Une question de tact.

Il rencontre un jour un jeune enfant et il apprend que ses deux parents ont été enlevés, sacrifiés et mangés. Il n’a dû son salut qu’à son jeune âge. Détenu dans une maison d’engraissement, il a finalement pu s’échapper.

Virgile décide d’aller dans les villages d’irréductibles, le dernier carré des humains carnivores, et de les convertir au régime végétalien.

Virgile arrive au check-point. Le grillage surmonté de barbelés sépare deux mondes, deux haines, deux concupiscences. C’est pour ça qu’il est là. Les portes, les murs, il connaît. Il n’aime pas. Les gardes l’ont reconnu. Il demande à passer. L’entrée n’est pas interdite. Seulement contrôlée. Redevenu simple particulier, Cochon a droit aux recommandations d’usage, aux informations utiles, aux statistiques de survie en fonction de l’espèce, de l’âge, de l’indice de masse corporelle. Pour lui, les chances sont faibles.

Arrivé au village, on le reconnaît aussi. Qui ne connaît pas Cochon ? Il enlève ses lunettes de soleil et il sourit comme s’il retrouvait de vieux amis. La vie à la campagne, ça lui fait du bien, il se sent revivre. Tout est familier, les gens, qui sont comme Fermier, les odeurs, celle des chemins boueux crottés de purin et la soupe qui se prépare dans les cuisines, le calme, les bruits. Il a envie de pleurer. Il est heureux.

Il est chez lui.

Bien vite la nouvelle se répand. On arrive de partout. On l’entoure. On le scrute. On l’interroge. Que vient-il faire ici ? Une discussion a lieu. L’hostilité est latente. Tout est connu au village de la transformation radicale du monde extérieur. La vision qu’on en a cependant est celle des on-dit. Le monde extérieur, personne, ou presque, n’y est jamais allé. Les quelques ambassades d’Humains Carnivores ont eu lieu sous une garde sévère, avec une suite logistique importante de paniers repas, de plats congelés, de cuisiniers disposants de sauf-conduits légaux.

C’est le soir déjà. Tout le monde a faim. Cochon est invité à continuer la discussion autour d’un repas et d’un verre. Comme tout le monde veut être là, la salle des fête est préparée. On dresse les tréteaux. Les feux sont allumés. Par respect pour Cochon, les menus se font avec d’autres animaux qui ne sont pas de son espèce. Virgile indique qu’il veut bien manger du poisson. Il en a déjà mangé, il y a longtemps. Cela ira, pourvu qu’il y ait des patates, beaucoup de patates ! Cela fait rire. Un inconnu le prend même par les épaules. Son rêve est de retrouver le goût des patates du Pays. C’est un sentiment honorable.

Rosine est à la cuisine. Elle est chargée de préparer les patates et le poisson pour Cochon. Ce dernier est venu voir l’arrière-salle, surtout pour vérifier qu’il y aurait assez, qu’il ne sortirait pas de table avec la faim au ventre.

Il se sourient.

Ils se plaisent et Virgile un temps oublie Béatrice. Rosine rougit. Cela plaît à Cochon. Pendant tout le repas, il ne peut s’empêcher de regarder Rosine, qui regarde dans la direction opposée.

Le vin circule. L’ambiance permet une détente bienvenue. Personne n’est avare de bons mots, de plaisanteries. Surtout pas Cochon qui a toujours été plaisantin. On oublie presque qui il est.

Les meilleurs temps cependant ne durent pas. Peu à peu les plaisanteries font moins rire. Les silences se font plus longs. Chacun en soi, mesure la douleur, qui est immense.

— Pourquoi as-tu fait ça, Cochon ?

— Fait quoi ?

— Pourquoi as-tu parlé ? Tout a commencé là.

— Je ne sais pas. C’était possible.

— Tout est possible. Tout n’est pas bon.

— On n’est pas bien, ici, à discuter ?

— Le monde avant était merveilleux ! Regarde ce que tu as fait. Tout explose et c’est à cause de toi !

— J’ai libéré la parole, les vivants. Tout est incroyable, inattendu.

— On va crever.

— Nous allons vivre.

— Nous ne sommes pas libres.

— Le monde entier est libre. Les animaux, les humains.

— La porcherie est partout. Nous sommes une île préservée. Laisse-nous vivre comme nous avons toujours vécu. Le malheur vient avec toi.

D’autres arrivent pour se joindre à la discussion.

— Le Malheur est sur nous !

On le touche, on le palpe. On veut savoir si ce Cochon qui a déchu les Maîtres du Monde est bien ici, corps présent et pas simple parole flottant dans les airs, à la radio. C’est bien lui, chair et os, et on se souvient des discours douloureux qui ont transformé l’univers.

Le premier couteau fait couler le sang. Juste un filet, une estafilade, et d’autres couteaux suivent bientôt. On s’acharne, on vérifie la mort du Malheur. Puis arrive le rituel sanglant des Carnivores.

Au dernier moment, Cochon eut ces paroles qu’il avait lues dans les pages arrachées du missel, à la porcherie. Etrangement, dans sa solitude, ces mots incompris l’ont marqué et c’est maintenant qu’il s’en souvient :

— Ceci est mon corps et mon sang, livré pour vous !

Et il retombe dans un dernier soubresaut. On s’acharne encore et on redouble, à nouveau, la Mort. Cochon git inerte sur la table du sacrifice, entouré par les Humains du village.

— Qu’a-t-il dit ? Tu as entendu, toi ?

— Je n’ai rien entendu.

— Moi non plus.

— Peu importe. Est-ce important ?

— Qu’a-t-il dit d’important ?

— C’est que dans le cochon tout est bon !

— Oui tout est bon.

— Le sang, pour le boudin.

— Les côtelettes, le pâté !

— Pieds de porc !

— Crépinette !

— Moi c’est le lard. Du bon lard avec beaucoup de gras.

— Te souviens-tu des rouelles ?

— S’il m’en souvient !

Virgile est transformé en grillades, en préparations diverses de jambons, saucissons, salaisons, fumés ou saumures. C’est la fête jusqu’au bout de la nuit. Ils se pintent à la liqueur de poire.

Le lendemain, c’est la gueule de bois. La salle des fêtes du village est dévastée. Il y a des reliefs de nourriture qui trainent. Des cadavres de bouteille partout, et dans un coin, la carcasse de Cochon. Ça sent le grillé, l’odeur du sang et la tripaille. Rosine est triste.

— Qui fait la vaisselle ?

— Et le ménage ?

— Tout de même, quel bon vivant ce Cochon !

— Toujours le premier à rigoler, toujours le mot pour rire !

Il y a un long silence lourd. Rosine s’exclame, peut-être un ton trop haut – Quel gentleman ! Il m’a tenu la porte, en sortant des cuisines lorsque je portais les plats. Je n’oublierai jamais son sourire. Rosine s’effondre en larmes, puis elle reprend – Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je crois que je regrette Cochon vraiment beaucoup. Est-il vraiment mort ? Dîtes-moi que j’ai rêvé.

— Où vas-tu, Rosine ?

— Je vais le chercher. Le rêve se termine. Je suis là maintenant dans la réalité, avec la vaisselle et le ménage. Il me faut le retrouver.

Elle le cherche partout. D’autres la suivent, surtout des femmes, puis de plus en plus.

— Il ne peut pas être mort !

— Où est-il ?

— Nous le chercherons.

— Nous l’attendons.

— Nous attendons le retour de Cochon.

— Ça peut durer longtemps !

— Peu importe ; une éternité s’il le faut ! Dit fermement Rosine. La vie sans Cochon n’est pas drôle.

— Vous vous souvenez de ce qu’il disait souvent ?

— Oui. Dans le cochon, tout est bon ! Rien à jeter.

— Qu’avons-nous fait ?

— Nous avons suivi son conseil. Tout manger sans rien laisser.

— Sauf…

— … l’esprit de Cochon, qui n’est plus là. Dans le cochon, tout est bon, mais le meilleur, nous l’avons rejeté.

— Allons. L’esprit de Cochon reviendra !

— Oui, il reviendra !

— Nous le chercherons !

— Nous le verrons !

— Le trouverons-nous ?

— Nous le trouverons c’est certain, car Cochon est en nous, dit Rosine convaincue. Son Esprit est ici, parmi nous.

— Brave Cochon !

— Oui. Brave, brave Cochon.

— Nous suivrons tes paroles, Cochon, pour toujours !

— En entier, sans rien jeter.

— Car en vérité, dans le Cochon, tout est bon !

Et c’est ainsi, à leur façon, que les Carnivores reconnurent le chemin fraternel.

Bien des années plus tard, nous retrouvons Chasseur comme d’habitude fidèle au poste, à ses clients, ou comme aujourd’hui au service de l’Etat.

Dans un tiroir de son bureau, il a gardé le bonnet à l’effigie d’un dinosaure orange qu’il portait lors de la battue, quand pour la première fois il a rencontré Cochon. Il en a vu passer, des dirigeants, mais des chefs qui arrivaient au jarret de Cochon, jamais il n’en a revus. Virgile était-il à la hauteur, avait-il fait le bien, le mal ? Laissons lui la parole.

— Tout de même, Cochon, il a bien foutu le merdier ! La croissance démographique s’est emballée plus encore qu’on ne l’aurait imaginé ; comme on ne se bouffe plus les uns les autres, on est devenus bien nombreux, avec au dernier recensement huit mille sept cent cinquante deux milliards d’Humanisés. Et on se paye des guerres à la place. L’insurrection planétaire des rats d’égouts de 2042 a laissé des traces profondes. Il a fallu reprendre possession de toutes les villes de la planète en luttant au corps à corps, rue par rue. Heureusement, ce fut l’occasion d’une paix retrouvée avec les poulpes, pieuvres et calamars, et leur aide fut précieuse pour investir les étroits réduits des réseaux urbains.

Le problème, c’est que Cochon est parti sans résoudre la question spéciste. Comment avoir une seule Humanité s’il y a encore des barrières biologiques ? L’humanitude est un concept technique, et comme tel soumis aux limites, contrairement à l’Humanité qui elle est… Enfin, est.

Les chats continuent à faire des chatons, les kangourous refusent, on les comprend, l’hybridation éléphantine. Virgile trouvait toujours une solution en lançant son cochonnet un peu plus loin. Ce petit jeu a trouvé son point de rupture.

Il nous manque. Il me manque.

Et Béatrice me direz-vous ?

Béatrice, à la mort de son époux, ne s’est pas consacrée à sa mémoire, exercice ridicule, inutile, et qui l’aurait exposée à quelques moqueries méritées. Elle connait Virgile mieux que personne. Elle sait que tout a commencé avec ces rêves qu’il faisait la nuit les yeux ouverts en regardant les étoiles. Ces rêves qu’il avait eu l’audace de révéler à la Chambre Haute, une fois seulement, une fois de trop pourtant, car on l’avait raillé durement.

"Cochon ! Cochon !" "Poule ! Poule !"

Elle forma le voeux qu’elle, Béatrice Angéline Cochon, réaliserait le rêve de Virgile et partirait à la conquête des étoiles, et pour cela elle créa une Fondation dédiée à la conquête spatiale. On trouva les moyens ; on trouva quelques planètes favorables, dont plusieurs totalement recouvertes d’eau salée. Il est vrai qu’il y avait urgence, la planète rétrécissant à vue d’oeil. Les guerres, les pandémies, le réchauffement et la pollution, poussaient à la conquête de nouvelles frontières. Tout ce que le monde comptait de Puissants – nous reconnaîtrons parmi eux le Docteur Fausti malgré qu’il se cache sous un nom d’emprunt – s’empressa au conseil d’administration de la Fondation, et Béatrice, aujourd’hui, est plus célébrée qu’un Cochon que tout le monde préfère oublier.

Béatrice, Mère ou Madone, assise sur la planche du Salut universel.

Dans ses bagages, elle emporte les paillettes congelées trouvées chez Gabriel qu’elle et les Jacksons ont volées. Cochon renaîtra sans doute, même si elle n’est plus là pour en profiter. Au dernier moment elle embarque une paire de Stilettos, puis elle se ravise.

Enfin, le soleil se lève sur l’avenir radieux. Béatrice, les animaux, quelques humains, sont prêts dans leurs beaux scaphandres spatiaux ; plusieurs fusées partent ce jour là et c’est magnifique.

La paire de Stiletto que Béatrice a posée sur la rampe d’accès, brûle. Elle n’a aucun regrets, ou des regrets joyeux, mélange de douleur et d’allégresse. Les planètes sélectionnées vont accueillir des équipages triés sur le volet pour leurs aptitudes de survie, toutes différentes en fonction de la planète visée. Il y aura d’autres Virgile, d’autres Béatrice, d’autres Cochons.

Et, peut-être, d’autres Stiletto. Comme on dit, on ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Sélection, quand tu nous tiens. Le mythe survivra.

Babel attendrait.

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