Ce monstre que je ne voulais pas voir

Dos contre cette maudite porte, je relève une paupière, puis l’autre. Le souffle court, je porte la main à mon coeur dans une vaine tentative pour en calmer les battements saccadés. Ici, je suis en sécurité.
Enfin, je crois.
Comment un grand gaillard de vingt-deux ans comme moi peut-il ainsi succomber à cette peur irrationnelle ? Je l’ignore, mais je n’irais pas le crier sur les toits ! Bonjour la honte…
Il fait chaud ici, mais je n’en retire pas pour autant mon manteau d’hiver et l’écharpe qui enserre mon cou musclé.
Devant moi s’étend l’infini d’un couloir sombre dont j’arpente la longueur chaque jour, chaque nuit, sans lassitude, ni impatience. Et j’ai beau froncer les yeux, je n’en distingue toujours pas la sortie. Murs, sol et plafond sont d’une même teinte obscure et ne montrent aucun signe d’irrégularité. Tout est parfait.
Bien décidé à reprendre ce voyage, je me redresse sans pour autant me retourner vers la porte de verre opaque qui me sépare de la créature. Ce monstre atroce qui me hante à chaque minute, à chaque seconde, depuis des années… J’ai beau le fuir, il finit toujours par me rattraper, hormis parfois le long de ce couloir.
Je m’avance de quelques pas, les yeux tournés vers le mur qui défile à ma droite. Un tableau apparaît soudain, en même temps qu’un sourire sur mon visage aux traits juvéniles. Je me souviens de cette scène… L’été dernier, sur la plage de Narbonne. Mon doigt se promène machinalement sur les visages familiers et amis. Ils sont tous là. Thomas et ses abdominaux saillants, Hugues et Nicolas occupés à noter les filles, et moi, l’air bête, la peau aussi blanche qu’un cachet de doliprane, assis sur le sable trop chaud. Une superbe journée, dont je me remémore chaque détail.
Mais un souffle rauque dans mon dos m’extirpe de ces souvenirs heureux. Non, il m’a retrouvé ! C’est impossible !
La peur au ventre, je détourne les yeux du tableau rassurant, et m’enfuis le long de ce sombre couloir sans fin. A intervalles réguliers, d’autres toiles défilent, sans que je n’y prête attention. Mais l’une d’entre elle finit par me stopper dans ma course. Mes yeux s’écarquillent devant l’image de cet homme au faciès familier. Une épée entre les mains, il braque un regard empli d’une farouche détermination sur une ville en feu. Quelques chiffres apparaissent soudain à ses pieds. Un compte à rebours ? Viendra-t-il me sauver ? Oui, j’en suis certain ! Mon doigt s’approche de sa main, et ce contact froid me submerge d’émotion. Il va revenir une fois encore, je le sais désormais… Un cri m’échappe quand un râle résonne à mon oreille. Il est là, tout prêt ! Comment ?! Je l’ignore mais cela n’a aucune importance ! Ne cessera-t-il donc jamais de me traquer ?
Je m’élance de nouveau, avale les mètres sans m’essouffler, et ne m’arrête qu’une fois assuré de l’avoir semé. Aucune sortie en vue, mais qu’importe. Un troisième tableau m’attire, et je finis par me planter devant, les yeux brillants de larmes. Combien sont-ils ? Soixante ? Cent, peut-être ? Aucun n’est adulte. Leurs corps meurtris, parfois mutilés, jonchent la plaine à perte de vue. Le soleil à l’agonie n’arrange rien à l’aspect morbide de la scène. D’un instant à l’autre, la nuit devrait plonger ces âmes dans l’obscurité bienveillante, et cacher à nos yeux cette scène atroce. Mais rien ne bouge. Le temps semble suspendu. Les hommes sont-ils donc des monstres ? Le visage couvert de sang d’une gamine occupe le coin gauche du tableau. Méritait-elle un tel sort ? Ne pouvait-on rien faire ?! En touchant de mon doigt la surface froide qui me révèle ce drame humain, j’entends une foule de voix indignées. Un choeur de pleureuses qui compatissent, hurlent leur tristesse et vomissent mille insanités sur les criminels anonymes. Leur dégoût est le mien. Leur impuissance égale à celle qui me mine.
C’est alors qu’il surgit du néant.
De ses griffes, il me repousse contre le mur que mon épaule heurte douloureusement. C'est la première fois qu'il me touche. Et je ne peux le combattre, je le sais. Alors je retourne à ma course, sans prêter garde à ses cris indignés. J’avale la distance qui nous sépare, la tête baissée.
Laisse-moi tranquille, bordel !
Une voix familière finit par me figer sur place. Je m’approche alors du tableau le plus proche, et y voir apparaitre le visage de ma mère. Deux mois déjà… Elle souffre de mon absence, cela se lit dans ses yeux noisette. Mais elle ne me dit rien de sa peine. Je l’écoute avec attention, et hésite à lui répondre tant ses inquiétudes me dévorent. Je m’éloigne alors de cette image maternelle, et reprend ma course. Le monstre me talonne, je le sais. Je le sens. Je l’entends hurler dans mon dos. J’adresse une prière muette aux forces invisibles. Tenez-moi hors de sa portée ! Je ne veux pas le voir, l’entendre, le toucher ! Je n’aspire qu’à la liberté et au calme qu’il semble si désireux de me retirer !
Ses cris redoublent d’intensité, des pleurs s’élèvent. J’ai beau me boucher les oreilles et gémir d’agacement et de peur, rien n’y fait !
C’est alors qu’un tableau fait taire ces plaintes de sa seule apparition. Je rougis et sens monter en moi une passion dévorante. Mon doigt secoué de tremblement s’approche de sa cuisse dénudée, et s’y pose comme pour se rattacher à cette vision enchanteresse. Bordel, que cette femme est belle… Un corps parfait… Je ne sais que faire, hormis contempler la perfection de ses formes plantureuses.
Et un cri outragé m’échappe lorsqu’une voix monocorde brise l’enchantement par quelques mots dénués de sens.
L’obscur des murs lisses laisse place à une vive lumière, qui m’oblige à cligner des yeux pour m’en protéger.
Je retire alors l’implant de ma tempe, et tourne un regard apathique vers le fond de la rame. A deux places de moi une adolescente débraillée pleure comme une madeleine, dans les bras d’une femme entre deux âges. Cette dernière lui tient la tête contre sa poitrine, et braque sur moi un regard empli de dégout. Sans comprendre la raison de son animosité, je me relève et m‘étire, avant de sortir par les portes coulissantes qui s’ouvrent devant moi. Nous sommes déjà au terminus ?
Une plainte indignée m’échappe lorsqu’un duo de flics, accompagné d’une poignée d’agents de sécurité, manque de me bousculer en entrainant un gars louche vers la sortie du métro. Par réflexe, je resserre mes doigts autour du miroir, qui reposa sur ma paume, et m’agace de cette scène de violence policière manifeste.
Mais avant que je n’ai eu le temps de communiquer mon indignation au monde entier, une notification écarlate attire mon oeil. Hugues vient de partager une pétition contre les violences faites aux femmes. On ne compte plus les plaintes pour viol, depuis le début de l’année. Qul putain de fléau... Mon index valide aussitôt mon soutien par un l'image d'un pouce levé, qui se met à flotter au dessus du miroir. Je replace alors l’implant sur ma tempe, et des voix commencent à défiler. Indignation, colère, questionnement. Comment les femmes peuvent-elles craindre de sortir de chez elles en 2040 ?! Ca me dépasse !
On vit vraiment dans un monde de merde.
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Ce monstre que je ne voulais pas voir | Chapitre | 3 messages | 5 ans |
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