Le défis des surnoms

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 À présent, je maîtrisais parfaitement le travail. Je savais reconnaître presque tous les matériaux et leur nom islandais, allant des différents types de laine de verre, laine de roche ou plâtre jusqu’aux grillages en passant par les gouttières, le bois d’intérieur et d’extérieur et les panneaux en alliage de bois, de béton, pvc et autres. La conduite du fenwick ne me posait plus de problèmes et j’étais capable de déposer de lourdes piles de planches de six mètres avec précision tout en haut des grandes étagères métalliques. Les journées, bien que longues, ne m’offraient que rarement l’espace pour m'ennuyer. Et si tel était parfois le cas, la compagnie de mon ami indien et de Justinas m’aidait beaucoup à me divertir.

 Une de nos préoccupations avec Bilal consistait à trouver des surnoms aux personnes qui nous entouraient, collègues ou clients. C’était là une activité très sérieuse qui nous laissait parfois réfléchir intensément au sujet de quelqu’un comme sur un casse-tête, comme s’il y avait une solution précise à trouver. Nous cherchions à saisir l’idée, l’objet ou l’animal que la personne suggérait à travers sa physionomie et sa manière d’être. Certains étaient évidents, tandis que d’autres nécessitaient plusieurs tentatives avant de parvenir à “la bonne réponse”.

 Il y avait un client sur lequel nous avions posé l’énigme, car son visage comportait une particularité bien présente sans qu’on sût immédiatement déterminer laquelle. Celle-ci entraînait subtilement le reste de son corps dans une attitude caractéristique, sur laquelle nous nous efforcions de mettre un mot.

 — J’ai trouvé ! a fini par s’exclamer Billy qui venait me trouver dans un rayon. Je l’ai, c’est “brosse à dent” !

 Je considérais un instant la proposition. Premièrement, le terme “brosse” me permettait de mettre le doigt sur l’élément qui rendait le jeune homme singulier. Cela se situait au niveau de ses cils, longs et courbés comme des rajouts, qui lui donnaient un air d'oisillon perdu, vulnérable et étourdi. Toutefois, son corps n’était ni rond ni touffu comme celui des petits oiseaux. Il était grand, plutôt fin. Propre sur lui, il portait un blazer blanc qui lui dessinait des épaules solides et nettes rappelant une incisive. La couleur non-uniforme de son jean m’a tout de suite fait penser à celle du dentifrice Colgate, bleu transparent. De surcroît, notre jeune garçon ne venait pas pour des emplettes personnelles mais servait de relais, employé par son patron pour venir lui acheter des matériaux. On le voyait faire des allers-retour dans le coffre de la camionnette où il s’engouffrait comme dans une bouche, investi d’une mission. Mon coéquipier aurait sûrement suivi un itinéraire différent pour arriver à cette conclusion, mais peu importe, puisqu’à mes yeux, tout y était: les cils en brosse, la veste ivoire et le jean bleu dentifrice, les allers-retours dans la bouche. J’ai beaucoup ri tant la réponse “brosse à dent !” sonnait absurde mais se révélait exacte.

 — Voilà qui convient parfaitement. Un point pour toi, ai-je validé.

 Un autre jour, à la cantine, l’un des employés de bureaux de Timburland est passé devant notre table, chauve et rond comme un ballon recouvert d’un pull en coton vert pâle.

 — Quel surnom pour lui ? ai-je mis Bilal au défi.

  — Parc national, m’a-t-il répondu sur le champ. Tu visualises la zone verte sur google map ?

 J’étais épatée et morte de rire, remplie d’approbation.

  — Tu sais qu’en Inde, j’étais payé pour cette fonction ! Les copains venaient me voir en me demandant le surnom approprié pour quelqu’un en particulier. Ils savaient que j’avais ce don. Ça m'amusait beaucoup, et figure-toi qu’ils me donnaient un pourboire à la hauteur de ma réponse. Ça pouvait vite monter, je te jure !

 Un autre collègue du magasin de bricolage avait fait l’objet d’une mûre réflexion. Tout son être transpirait l’ennui. Il possédait une barbe rousse faiblement épanouie, semblable à la pelouse pâle d’un automne islandais, des yeux gris et un corps lent, peu investi, comme mu par les volontés extérieures plus que par un élan personnel. Nous étions si habitués à sa morosité que je n’en ai pas cru mes yeux le jour où je l’ai vu monter sur le transpalette, zigue-ziguant entre les rayons comme un gamin sur une trottinette. J’ai étouffé un rire en constatant son geste ayant trait au jeu et à la légèreté, tandis que son expression au visage conservait le même sérieux que de coutume. J’ai gagné le défi en lui attribuant le titre de “Novembre”.

 Grâce à ces nouvelles dénominations, nous créions chez Timburland un univers parallèle, rempli par nos imaginaires cocasses. Notre lieu de travail devenait digne d’intérêt, propice à la plaisanterie et à une bonne humeur infaillible.

 Il y avait Darius le poussin, à cause de son gentil visage rond et blond ; Andreï le furet, Gauti le menhir à la taille large, qui nous surplombait tous de sa hauteur ; Rúbar le tracteur à cause de son gabarit, de sa voix rocailleuse et de son esprit pragmatique, toujours prêt à soulever ou écraser un obstacle dans le travail ; Baldur le cochon, Ólafur le grizzly, Tjaldur le requin, et j’en passe. Gummi (à la caisse) avait écopé de deux identités: la balle de tennis d’après Bilal, parce qu’il était chauve et sautillait partout, et “le panneau publicitaire” selon moi, car il s’exclamait sans arrêt sur le même ton qu’un slogan et vivait en parfaite harmonie avec l’univers de la consommation: toujours un paquet de Haribo en main, absorbé par des vidéos bruyantes qu’il visionnait en boucle et nous invitait à regarder sur son écran d’ordinateur. Gummi connaissait tous les films mainstream. Au sein de l’équipe, c’était un personnage toujours vif et de bonne humeur, jamais sur pause.

 Au bureau des achats, il y avait un grand écran au-dessus de la machine à café, auquel nous avions accès. La plupart du temps, il diffusait des pubs pour Timburland, mais certains collègues s’en servaient pour programmer eux-même des vidéos Youtube. Quand c’était le tour de Billy, il choisissait des séquences d’atterrissages périlleux d’avion ou bien des courses de moto, et parfois des reportages nature. Ces amusements de bas étage n’atteignaient pas notre manager outre mesure. L’ours brun avait d’autres chats à fouetter sur sa boîte mail ou dans les rayons de bois. Il ne laissait pas une seconde de répit à ses sourcils pour se défroisser, même à la vue d’une anémone jaune et bleue s’agitant dans son bureau de travail.
Un de ces jours où l’écran diffusait un documentaire animalier, Bilal avait saisi l’occasion pour repérer nos collègues parmi les bêtes sauvages.

 — Regarde moi ce requin marteau, il a l’air aussi clairvoyant que Lárus, pas vrai ? Avec son regard perdu dans l’immensité de la vie, qui plane au-dessus de tout…
Un instant plus tard:
“Tiens, celui-là c’est Anoush ! s’est-il exclamé en désignant un gibbon à l’air renfrogné, qui semblait dire fuck à tout le monde en se balançant d’un bras long et en mordant une banane de l’autre.
 — En voilà un aussi pour ton matricule Billy, l’ai-je attaqué en ciblant le perroquet vert. Un gros bec qui ne peut pas s’empêcher de tout commenter, voilà ton animal totem !
 — Ce n’est pas très original, mais je veux bien admettre qu’il y a du vrai. C’était d’ailleurs mon surnom à l’armée, à cause de mon gros nez courbé et parce que j’avais toujours quelque chose à répondre aux professeurs. Mais, attends un peu que je te dévoile ton identité, il n’y a pas de raison que tu sois épargnée.

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