6. Toujours là

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Terre Alpha - Juillet 83

Il roula encore quelques minutes dans le silence, l’épaule en feu, le regard flou, incapable de penser à autre chose qu’à ce visage sans émotion, ce couteau, et cette volonté froide d’ôter la vie. Arrivé à Roquevaire, il s’arrêta devant une maison discrète, aux volets bleus. Il descendit de son véhicule. Sa respiration était lente, maîtrisée. Il devait garder contenance.

C’était là que vivait Karine.

Il frappa deux fois à la porte, le poing droit contre le bois. Quelques secondes plus tard, elle ouvrit. Elle s’immobilisa.

— Pascal ?

Il tenta un sourire. Il était pâle, les traits tirés.

— J’ai... un petit souci, murmura-t-il. Ton père est là ?

Sans poser de questions, elle s’écarta.

— Papa ! appela-t-elle.

Le docteur Garnier descendit rapidement l’escalier. Un homme aux gestes précis, au regard vif, le genre de médecin qui inspire confiance avant même d’avoir sorti le stéthoscope.

— Entre dans la salle. Assieds-toi là.

Pascal obéit sans un mot. Le médecin écarta doucement sa veste, puis sa chemise. La plaie était souillée de sang séché.

— T'as fait ça avec quoi ? demanda-t-il.

— Un morceau de métal... Je suis tombé. Rien de grave.

Le docteur ne répondit pas. Il savait. Il se contenta de sortir son matériel. Karine resta debout, tout près. Les bras croisés. Elle ne disait rien, mais ses yeux ne quittaient pas Pascal. Elle le suivait du regard comme on surveille un battement de cœur fragile.

Quand son père commença à nettoyer la plaie, elle fit un pas de côté. Juste assez pour qu’il puisse l’apercevoir du coin de l’œil. Une attention silencieuse, vibrante.

Le médecin lui présenta une seringue :

— Tu vas avoir droit à cinq ou six points. C’est un antalgique, mais va falloir serrer les dents.

Il regarda sa fille, puis le jeune garçon et ajouta d'un ton amusé :

— Tu peux lui prendre la main si tu veux.

Pascal ne répondit pas. Il sourit à moitié, sans lever les yeux. Karine fit un pas en avant et posa doucement la main sur le dossier de la chaise, sans un mot. Il sentit sa chaleur. Sa présence.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? murmura-t-elle, presque imperceptiblement.

— Rien... rien de grave. Ne t’inquiète pas.

— Tu fais peur à voir, tu sais ?

— J’ai connu pire… et j’suis encore là.

Elle ne répliqua pas, mais un sourire discret effleura ses lèvres. Un sourire comme un pli ancien revenu au bord du visage. Un souvenir.

La piqûre le transperça d’un feu froid. Son épaule se raidit. Il retint son souffle. Karine détourna les yeux. Mais sa main restait là, ferme, ancrée. Le docteur Garnier commença à recoudre la plaie.

Pascal se rappelait l'attaque, le cri, le couteau, la chair qui cède. Puis plus rien. Juste ce froid dans les os. Et maintenant, cette odeur d’antiseptique et Karine tout près. Alors qu'il la regardait, malgré la douleur, malgré la tension, autre chose remonta en lui.

Un soir de décembre. Une chambre chaude. Une lumière tamisée. Puis... le silence.

Ils s’étaient connus à l’automne précédent, encore à moitié enfants. Ils s’étaient cherchés dans les couloirs du lycée, dans les cafés discrets de la ville. Leur relation avait été douce, confuse, un peu trop simple pour ce qu’il portait au fond de lui.

Il l’avait quittée après Noël. Sans fracas. Une pensée traversa son esprit :

"Je veux juste rester près de toi, même si c’est plus pareil."

Et elle l’avait fait. Elle était restée son amie, malgré les sentiments qu’elle éprouvait encore pour lui.

Chaque point de suture brûlait sa chair.

Pascal serrait les dents. Ses années passées au combat l’avaient endurci aux soins de campagne. Sans anesthésie. Mais chaque fois que l’aiguille mordait la peau, il serrait un peu plus fort la main de Karine. Son père termina les points, nettoya le pourtour, appliqua un bandage propre.

— C’est un coup de couteau que tu as reçu, hein ?

Pascal ne répondit pas. Il baissa les yeux et acquiesça d’un léger signe.

— Tu devrais pas rester seul ce soir, dit-il en rangeant ses outils. Tu peux dormir ici si tu veux.

— Mes parents vont s’inquiéter, docteur... J’ai pas l’habitude de découcher.

Karine ne bougeait pas. Elle avait compris, dès le début, que ce n’était pas un simple accident. Mais elle serait là pour lui. Quoi qu’il arrive. Pascal le savait. Il se redressa lentement, voulut reboutonner sa chemise mais s'interrompit. Le tissu était rigide, maculé de sang sur l’épaule. Il jeta un coup d’œil à Karine, puis au médecin, presque gêné.

— Est-ce que... c’est trop demander que ton père me prête une chemise ? Je préfère pas que ma mère voie ça.

Karine esquissa un sourire. Le docteur Garnier haussa un sourcil amusé, puis hocha la tête.

— J’vais t’en trouver une. Taille moyenne. Et propre.

Pascal hocha la tête, plus calme. Le médecin quitta la pièce. Karine voulut le suivre, mais Pascal l’arrêta d’un murmure :

— Karine... faut que j'te parle.

Elle le fixa, attentive.

— J’ai... j’ai besoin de toi.

Il la dévisageait. Son ton était grave. Calme. Une vérité nue.

Elle ne répondit pas tout de suite. Son corps s’était figé. Son regard s’assombrit.

— Tu m’inquiètes, Pascal. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Pas ce soir. Je te contacterai bientôt. Je t’expliquerai. Tout.

Le médecin revint avec une chemise en jean, légèrement délavée. Il voulut détendre l'atmosphère :

— Ça devrait t’aller. Tu peux la garder si tu veux, j’arrive plus à fermer les boutons.

Pascal sourit à la plaisanterie, le remercia puis enfila la chemise. Il prit enfin congé de ses hôtes. Karine le raccompagna jusqu’à sa voiture.

— Ça va aller ? T’es sûr ?

— Sûr et certain.

Il s’approcha et l’embrassa sur la joue .

— Merci, petite sœur. Je t’appelle bientôt.

Elle détestait ce surnom. Mais elle ne dit rien. Elle le prit dans ses bras, et lui chuchota :

— Fais attention à toi... s’il te plaît.

Il ne répondit pas. Il ouvrit la portière, s’installa derrière le volant.

— Oh ! Pascal !

Il descendit la vitre.

— Elle a vraiment une belle couleur, ta voiture.

Il répondit par un large sourire. Clin d’œil amusé. Puis il démarra.

La route défilait sous les phares comme un ruban d’encre. Il roulait lentement, la main droite sur le volant, l’autre posée sur sa cuisse, tendue. Dans l'auto-radio, la cassette de Rickie Lee Jones jouait une chanson trop douce, trop calme, presque irréelle. Il la coupa d’un geste bref. Le silence retomba, lourd, absolu.

Il sentait encore la chaleur de la main de Karine dans la sienne. Une présence qu’il n’avait pas demandée mais qu’il avait reçue comme une évidence. Et maintenant, seul, la douleur revenait, sourde, pas seulement dans l’épaule. Une autre douleur, plus ancienne. Plus profonde.

Ça va être plus difficile que je pensais.

Sa voix résonna faiblement dans l’habitacle. Il n’attendait pas de réponse. Il savait.

La nuit autour de lui était d’un calme presque hostile. Les collines sombres, les champs endormis. Pas une âme. Juste les battements de son cœur, plus rapides qu’il ne l’aurait voulu. Il n’avait pas peur de souffrir. Ni de se battre. Ce qui l’effrayait, c’était le poids de ce qu’il avait déclenché. Cette chose, désormais en marche, irréversible.

Il serra la mâchoire.

"Et si je les entraînais dans cette histoire ? Mais qui, au juste ? Mes parents ? Karine ? Glorie ?"

Il n’avait pas de réponse. Juste une boule au ventre. Il réalisa cette certitude qui lui collait à la peau : il n'était pas seul à risquer gros.

Un éclair de phares dans le rétroviseur le sortit de sa torpeur. Une voiture. Il se tendit aussitôt. Mais le véhicule bifurqua à un croisement et disparut. Il souffla, à peine.

Il ralluma la radio, changea la cassette. Une musique plus entraînante. Juste du son pour ne pas sombrer. Le monde autour de lui semblait figé. Et pourtant, il sentait que tout basculait. Lentement. En silence.

Lorsqu’il rentra chez lui, la lumière du salon baignait la pièce d’un halo orangé. La télévision crachotait une émission de variétés. Ses parents étaient installés sur le canapé, l’air détendu.

— Tu rentres tard, fit son père sans détourner les yeux de l’écran.

— Tu sais ce que c’est, P’pa... les copains. On a discuté un peu.

— Les copains... et les copines !

— Oui, les copines aussi, répondit Pascal sur un ton amusé, malgré la tension dans ses veines. Il embrassa sa mère sur la tempe.

— Bon, je monte. Je suis crevé.

— Dors bien, mon chéri.

Ils ne se doutaient de rien. C’était tout ce qui comptait. Il gravit l’escalier à pas lents. Entra dans sa chambre. Ferma doucement la porte. Puis s’allongea sur son lit.

Il posa la main sur son épaule. La douleur fut vive, brutale, mais ce n'était pas elle qui lui coupa le souffle. C'était autre chose. Ce contact réveilla une mémoire enfuie. Un autre soir. Une autre blessure. Tout lui revint :

Décembre 82.

Ce soir-là, après les cours, Karine l'avait invité chez elle pour partager un moment de musique. Lorsqu'il franchit le seuil de sa chambre, Pascal fut accueilli par une ambiance plutôt désordonnée. Un vieux piano droit se dressait fièrement au milieu d'un chaos harmonieux composé de livres divers et variés.

Cet univers, bien que désorganisé à ses yeux, était un sanctuaire où la jeune femme se sentait en parfaite harmonie avec elle-même.

Ils s'étaient installés confortablement et avaient commencé à écouter de vieux disques, laissant les mélodies tisser une toile d'intimité entre eux. Karine s'était tournée vers lui. Ses yeux brillaient :

— Tu aimes la musique classique.

— Je préfère l'opéra.

Il lui avait répondu sincèrement. Il partageait souvent avec son père des moments où ils écoutaient des arias de Puccini ou des mélodies nostalgiques de chansons napolitaines. Elle s'était alors dirigée vers le piano et avait commencé à jouer les premières notes de "La Lettre à Élise". Des sons cristallins s'étaient élevés. Ils emplissaient sa chambre d'une émotion palpable. Les doigts de la jeune femme dansaient avec grâce sur les touches jaunies. Pascal y devina une maîtrise et une passion qui le laissèrent émerveillé.

Attiré par la beauté de l'instant, il s'approcha doucement pour s'asseoir près d'elle, ses yeux suivant chaque mouvement, chaque nuance de la mélodie. Au milieu d'une note suspendue, Karine s'était soudainement arrêtée. Un silence lourd de sens envahit la pièce alors qu'elle tournait lentement la tête vers lui. Son regard d'or, profond et intense captura celui de Pascal et sans dire un mot, elle se rapprocha et posa délicatement ses lèvres sur les siennes.

Leur premier baiser fut baigné de tendresse, aussi doux et mémorable que le dernier rayon de soleil d'un jour d'été. Cet instant laissa une empreinte indélébile gravée à jamais dans le cœur du jeune homme.

Puis, elle se pencha pour embrasser son cou tout en dégrafant les premiers boutons de sa chemise. A la surprise du jeune homme, elle murmura à son oreille. Sa voix était suave et débordait de désir :

— J'ai envie de toi.

Elle se pencha vers lui et l’embrassa. Un baiser d’abord timide, presque hésitant, puis plus assuré. Il répondit avec tendresse, sans se presser, comme s’il redoutait de briser cet instant suspendu.

Elle l’attira doucement vers le lit. Il la suivit, porté par la chaleur de sa peau, par l’intensité calme de son regard. Leurs gestes étaient lents, maladroits parfois, mais habités d’un élan sincère.

Ils apprenaient l’un l’autre.

Karine se dévêtit avec une pudeur tranquille. Elle dévoila à Pascal ses courbes magnifiques. Lui la regardait, fasciné, ému plus qu’il ne l’aurait cru. Il ne pensait plus. Il ressentait.

Leurs corps se cherchèrent, se découvrirent dans un frisson. Ils s’unirent sans bruit, dans cette lumière pâle qui filtrait à travers les rideaux, comme si le monde entier s’était tu pour les laisser seuls dans cette chambre de décembre.

Il n’y eut ni mot, ni promesse. Juste une évidence douce. Un moment de vérité et cette étrange sensation de plonger dans quelque chose d'irréversible.

Pourtant, malgré la chaleur du moment, Pascal ne pouvait ignorer un certain malaise qui l'envahissait au contact de la peau de la jeune femme. Ce sentiment diffus contrastait avec l'intensité de l'instant. Il avait créé en lui une confusion qu'il peinait à comprendre.

Toujours près de lui, dans une douce lueur tamisée, Karine plongea son regard dans celui de Pascal. Elle y chercha une réponse au-delà des mots :

— Tu as des sentiments pour moi ? lui avait-elle demandé. Sa voix était teintée d'une vulnérabilité inhabituelle. Pascal, pris de court, ressentit un malaise grandissant. Il lui avait répondu avec une hésitation qu'il tentait de masquer :

— Oui, bien sûr. C'est une drôle de question.

Il lui sourit gentiment mais Karine, elle ne lui avait pas rendu son sourire. Elle l'avait scruté intensément, cherchant à percer ses défenses.

— Tu m'aimes, Pascal ?

Il s'était raidi. La situation lui échappait. La tension qui s'était installée était devenue palpable et brouillait la simplicité de leurs moments passés ensemble.

— Je te l'ai dit, Karine. Je suis bien avec toi.

— Et moi, je suis amoureuse de toi, lui rétorqua-t-elle.

Ses yeux d'or l'avait transpercé. Pascal, confronté à cette confession, avait ressenti un mélange d'inquiétude et de confusion. Quelque chose dans son propre cœur s'était dérobé et avait laissé place à une angoisse qu'il ne parvenait pas à formuler.

Quelques semaines plus tard, après avoir longuement réfléchi, Pascal prit la décision de mettre fin à leur relation. Il savait que ses sentiments étaient différents de ceux de Karine, et il ne voulait pas la tromper en continuant quelque chose qui ne résonnait pas en lui.

Un soir, il lui annonça, avec douceur qu'il préférait qu'ils se séparent. Il lui demanda toutefois de rester son amie. Il voulait préserver un lien privilégié avec elle. Karine, bien que profondément blessée, avait hoché la tête en silence. Elle accepta en silence. Mieux valait l'avoir à moitié que pas du tout.

Ainsi, leur histoire d'amour prit fin, mais elle avait donné naissance à une amitié bien plus forte et les mots qu'elle avait prononcés ce soir d'avril résonnaient dans sa tête comme un écho.

"Je serai toujours là quand tu auras besoin de moi."

Une main passée derrière son oreiller, Pascal fixait le plafond. Le souvenir s'effaça doucement. Mais son goût resta, intact. Désormais, rien ne serait plus jamais simple. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire le lendemain, mais il savait une chose...

Le monde qu’il venait de retrouver était déjà en train de changer.

Il se redressa dans son lit, incapable de rester allongé. Trop d’images. Trop de battements dans sa tête. Il ouvrit la fenêtre. L’air de la nuit était sec, presque immobile. Au loin, les aboiements d'un chien, étouffé par les collines.

Il descendit à pas feutrés jusqu’à la cuisine. Un verre d’eau. Des gestes lents, méthodiques. Sa main tremblait à peine. Mais il le sentit. Ce tremblement intérieur, cette faille.

Il pensa à Glorie. Il devait l'appeler, lui donner rendez-vous, la revoir et... recommencer ce qui s'était terminé dans une autre vie, un autre monde, un autre temps.

Elle ne devait pas être mêlée à ça. Mais elle l’était déjà, d’une certaine manière. Tous ceux qui comptaient pour lui l’étaient. Il monta de nouveau dans sa chambre, s’assit au bord du lit, puis sortit le bout de papier froissé dans la poche de son jean. Il relut une dernière fois les mots griffonnés sur le papier.

Un frisson le parcourut. Il replia le papier. Et se répéta, sans vraiment y croire :

  • Je ne dois pas l’entraîner dans cette histoire.

Il ne le savait pas encore mais elle y était déjà.

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