Chapitre 4.2 - Ker Is

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 Moyennant une somme modique, il put prendre une douche à la capitainerie puis passa le reste de la journée dans une brasserie choisie au hasard. Après un repas copieux, il s’assoupit sur la banquette de cuir usée et personne ne vint le déranger. L’hiver, le petit port était peu fréquenté si ce n’est par les marins locaux et quelques pêcheurs. Les rares clients ne s’offusquèrent pas en voyant le jeune homme dormir, blotti dans un coin du bar. Les blagues allaient bon train et des paris s’étaient ouverts sur ce que le garçon avait fait la veille, paris tournant tsurtout autour de la quantité et le type d’alcool qu’il avait ingurgité. Yvonig déçut les joueurs en expliquant, à son réveil, qu’il avait marché toute la nuit.

 En fin de journée, il retourna sur les quais pour observer la mer mais le vent n’avait pas faibli. La marée était à nouveau haute et n’allait pas tarder à entamer sa descente… Malheureusement Yvonig doutait que cela change quoique ce soit à son état.

 Il finit par rejoindre le « Roue Gralon », l’auberge conseillée par Toch’. Elle se trouvait dans une ruelle, non loin des quais. Un bourdonnement semblait sourdre de l’établissement et prenait de l’ampleur à mesure que le conteur s’en approchait. Il s’arrêta devant la porte, juste sous l’enseigne à l’effigie d’un roi monté sur un cheval s’extirpant de flots déchaînés. Les vitres étaient embuées et il était impossible de savoir combien de personnes se tenaient à l’intérieur, mais le brouhaha laissait entendre que le troquet était plein. Yvonig allait faire demi-tour quand la porte s’ouvrit brusquement répendant une bouffée de chaleur, de lumière et de bruit sur le pavé. Deux hommes en sortaient, certainement pour fumer une cigarette, et l’un d’eux retint poliment l'huis pour permettre au garçon d’entrer. Il n’avait plus vraiment le choix. Il prit donc une profonde inspiration et pénétra dans l’antre du pêcheur.

 L’auberge était bondée. Des hommes et des femmes étaient accoudés au comptoir ou installés autour de tables aux modèles aussi divers que variés. La décoration semblait elle aussi faite de bric et de broc mélangeant articles de pêche, photographies et objets anciens. L’établissement sentait un mélange de soupe de poissons, de sueur et de cigarette, odeur que des années de prohibition n’avait pas gommée. Un vieux loup de mer, du moins à en juger par son apparence et sa casquette, jouait d’un accordéon essoufflé dans un coin de la pièce. Il y régnait une ambiance de franche camaraderie et de joie éthylique.

 Yvonig cherchait désespérément du regard une place où s’installer sans attirer l’attention quand un rugissement tonitruant fit baisser le volume global de l’assemblée. Il se rendit alors compte que les regards s’étaient tournés vers lui et que le mot qui avait été hurlé était tout simplement son nom. Toch’, le visage rubicond et hilare, était au comptoir et lui faisait de grands gestes qu’il fut, semble-t-il, le dernier à remarquer.

 Le garçon adressa un sourire gêné au pêcheur et s’en approcha, laissant les clients retourner à leurs discussions respectives.

  « Alors gamin, tu as fini par la trouver cette auberge ! Hey, Paulo ! Voici le garçon dont je t’ai parlé ! »

 Toch’ s’adressait au patron, un homme à la carrure au moins aussi large que celle du pêcheur. Son visage était mangé par une épaisse barbe poivre et sel et il portait une chemise à carreaux à demi-ouverte sur un torse puissant aussi garni que son menton.

  « Toch’ m’a dit que tu étais conteur. Je suis Paul. Ici on aime bien les histoires et les artistes en général. Si tu acceptes de nous raconter quelque chose, je t’offre le repas ! Ça te va ? »

 Yvonig acquiesça et fut aussitôt servi d’une grande assiette de soupe de poissons qui se révéla délicieuse. Toch’ lui proposa à de multiples reprises une pinte de bière ambrée, qu’il refusa systématiquement, prétextant que cela nuisait à sa façon de conter. Le fait qu’il était encore trop jeune pour se joindre à l’activité principale des habitués n’avait pas traversé l’esprit du grand rouquin… Ni celui du patron d’ailleurs.

 Dans le fond du bar, se trouvait une petite estrade. Quand Yvonig eut terminé son repas, il s’y dirigea. Il déposa ses affaires sur une chaise au passage et monta sur la scène. Le silence se fit naturellement lorsqu’il se fut installé sur un fauteuil en velours élimé et ainsi put commencer son récit.

"Gwechall ‘oa gwechall ha hiziv zo un amzer all."

Autrefois était autrefois, et aujourd’hui est un autre temps.

Ecoutez et vous entendrez.

C’est un conte extraordinaire cent fois plus vieux que père et mère.

Mais il faut seller votre chien, si vous voulez comprendre bien.

Autrefois, donc, vivait un roi.

Ce roi était Gradlon, seigneur de Cornouaille.

Marin aguerri et excellent stratège, il possédait une flotte de nombreux navires qu’il aimait opposer à ses adversaires.

Un jour, après une longue campagne dans les mers du nord, ses hommes, fatigués et gelés, en eurent assez de se battre. Aussi décidèrent-ils de rebrousser chemin pour rentrer dans leur pays, la Bretagne armoricaine. Ils laissèrent donc leur roi, au pied d’une citadelle qu’ils s’apprêtaient pourtant à conquérir. Gradlon accepta son sort et dut bien reconnaître qu’il avait abusé de ses soldats. Il sombra alors dans une profonde tristesse.

Il passa plusieurs jours à se morfondre, seul, au pied d’un château devenu imprenable, lorsqu’une nuit il ressentit une présence. Relevant la tête il aperçut alors, dans le clair de lune, une femme magnifique à la chevelure de feu, vêtue d’une armure où se reflétait l’astre nocturne.

« Gradlon. Je suis Malgven, Reine du Nord. Je te connais et je connais ton courage. Mon mari est vieux, sa lame est émoussée. Tu es jeune et ton acier toujours tranchant. Nous allons le tuer et alors, je serai tienne. »

Ainsi fut-il fait. Ils tuèrent le roi du Nord. N’ayant plus de navire pour traverser les mers, ils montèrent Morvarc’h, le cheval de Malgven. Morvac’h, à la robe aussi noire que la nuit, chevauchait l’écume et galopait sur la crête des vagues. Ils rentrèrent tous deux en Cornouaille, les sacoches de leur monture chargées d’or.

Quelques mois plus tard Malgven donna naissance à une fille, Dahut, mais mourut en couches.

En grandissant, la fille devint aussi belle que sa mère. Elle en avait hérité les yeux clairs mais possédait les cheveux blonds de son père. Gradlon voyait en sa fille le bien le plus précieux que la vie lui eut donné. Aussi, lorsque celle-ci lui demandait quelque chose, il ne pouvait rien refuser.

Amoureuse de la mer, elle demanda un jour de lui construire une ville au milieu des flots. Une ville qui n’aurait nulle autre pareille dans ce monde. Elle avait choisi elle-même l’emplacement de la ville et, pour qu’elle puisse s’y construire, avait dû passer un marché avec l’océan.

« Océan, bel océan. Je suis ta fiancée.

Océan, bel océan. Accepte ma demande et je te serai mariée.

Retire-toi quelques temps, qu’une cité se déploie, et lorsque viendra ma fin à jamais serai à toi.

Ne sois pas jaloux, des hommes qui partageraient mon lit, car chacun d’entre eux te serait rendu après une nuit.

Océan, bel océan. Je suis ta fiancée.

Océan, bel océan. Accepte ma demande et je te serai mariée. »

Ainsi-fut-il fait. L’océan se retira et un millier d’ouvriers se mit au travail. Pour protéger leur chef d’œuvre des humeurs de l’imprévisible époux, ils érigèrent une digue tout autour. Une digue avec une unique porte de bronze. Une porte dont seul Gradlon aurait la clef.

Et ainsi Ker Is, la ville d’Ys, fut bâtie... Ys la belle, Ys la rebelle. Cité aux mille merveilles. Lieu de tous les plaisirs. Les hommes venaient de tout l’occident contempler la ville ainsi que sa reine. Et plus d’un tomba sous les charmes de l’une et de l’autre. Ceux qui avaient la chance d’être remarqués de la jeune femme, et étaient invités à partager sa couche, disparaissaient sans laisser de trace. Conformément à la promesse faite à son époux, après une nuit d’amour, elle les invitait à venir contempler l’océan de son balcon, suspendu au-dessus des flots. Elle les poussait alors dans les bras de son mari.

Auprès de son père, étaient venus vivre deux hommes : Gwenolé et Corentin. Tous deux hommes de Dieu et sages conseillers. Ils avaient réussi à convertir le roi mais savaient que la princesse conservait ses anciennes traditions. Ils virent d’un mauvais œil la cité se bâtir et n’eurent de cesse de convaincre Gradlon que c’était folie. Une fois Ys achevée, ils s’en tinrent éloignés mais entendaient les rumeurs. On disait Ys lieu de débauche et de cultes sanguinaires. On disait Ys cité de voleurs et d’assassins. On disait Ys souillée de sorcellerie et de monstres anciens. On disait Ys damnée.

Gwenolé décida un jour d’accompagner Gradlon lors d’une de ses nombreuses visites dans la cité sur les flots. Ainsi put-il voir que tout ce qui était rapporté aux hommes du Seigneur n’était que mensonges. Certes la ville était soumise à des lois anciennes et les antiques divinités y étaient vénérées. Certes on y voyait nombre de marchands et d’escrocs. Certes les charlatans et amuseurs de foire y faisaient commerce. Mais Ys était belle. Et plus belle encore était Dahut. Gwenolé, pieux parmi les pieux, succomba à son charme. Mais la fille du roi ne remarqua pas l’homme saint. Ce soir-là, alors qu’elle avait organisé un banquet en l’honneur de son père, elle fut attirée par un jeune et beau chevalier à l’armure vermeille. Gwenolé en fut profondément meurtri et éprouva un sentiment qu’il n’avait alors jamais connu : la jalousie.

Il resta fort tard à table avec son roi, devisant tous deux et trinquant, verre après verre. Il vit Dahut quitter la pièce, tenant le chevalier par la main. Plus la soirée avançait, plus les coupes étaient bues, plus la jalousie le rongeait jusqu’à devenir insupportable. Il commit alors l’irréparable. Profitant que le roi s’était endormi sur une table, il subtilisa la clef d’Ys, suspendue à son cou, et se précipita vers la porte de bronze. Il en ouvrit grand les battants et la mer s’engouffra dans la ville.

Se rendant compte, au dernier moment, de son terrible geste, il courut sonner le tocsin de la cité et se précipita à la recherche de son seigneur et ami. Celui-ci avait déjà sorti Dahut de son lit, laissant le chevalier vermeil interdit mais sauf, et rejoignait les écuries. Tous trois montèrent Morvac’h qui s’élança au milieu des eaux déchaînées parcourant les rues de la cité. Mais le cheval avait beau être une créature extraordinaire, le poids de trois cavaliers pesait sur son dos et il avait de plus en plus de mal à chevaucher les flots.

C’est alors que l’océan, mari trompé et inassouvi, réclama son dû. Il se saisit de son épouse, la désarçonna et la précipita en son sein. Gradlon ne put retenir sa fille et la vit disparaître sous les eaux, libérant ainsi la puissance de Morvac’h. Il put ainsi rejoindre la côte au galop en compagnie de Gwenolé.

L’homme de foi se confessa auprès de son ami Corentin et expia toute sa vie pour son geste impardonnable.

Gradlon pleura longtemps la mort de sa douce et belle Dahut.

Quant à la jeune fille, elle rejoignit les bras de son mari légitime où, selon certains pêcheurs qui l’auraient aperçue, elle vivrait encore telle une Marie Morgane, une sirène.

Et Ys me direz-vous ? Disparue à jamais sous les eaux … Mais écoutez, écoutez et alors vous entendrez, parmi le ressac et le roulis, les cloches de la cité engloutie.

Ainsi s’achève la terrible histoire de la ville qui n’eut plus jamais sa pareille, car aucune cité ne peut se comparer à Ker Is.

 Le silence était total. Les clients du Roue Gralon étaient suspendus aux lèvres du jeune homme. Le verre qu’ils avaient commandé avant le début du conte, ils n’y avaient pas touché. Leurs regards étaient perdus dans l’océan et on aurait pu y voir se refléter les tours de la cité engloutie.

 Yvonig se releva, faisant grincer les ressorts du vieux fauteuil, ce qui sembla éveiller les premiers auditeurs. Comme à chaque fois qu’il contait, le public mit un temps avant d’applaudir. Ils venaient de vivre pleinement chaque scène de la légende et n’arrivaient pas à le réaliser. Ainsi était le pouvoir du garçon. Ils finirent par l’acclamer de bon cœur et se mirent à discuter entre eux avec agitation. Seul un membre de l’auditoire restait calme et fixait intensément Yvonig : le patron du bar.

 Le jeune garçon traversa discrètement l’assemblée, en récupérant ses affaires au passage, et se dirigea vers le comptoir pour saluer Toch’ et remercier Paul de l’accueil. Le pêcheur l’accueillit d’un grand sourire et le félicita pour son talent.

  « Je n’avais jamais entendu une histoire si bien contée. Mais tu avais raison, cette version de la légende est différente de celle que je connaissais.

  _ Peut-être parce que la mienne est pure vérité ? »

 Toch’ partit d’un grand rire puis se tourna vers le patron qui n’avait pas quitté Yvonig des yeux.

  « Hey, Polo, sais-tu que l’on a entendu des cloches ce matin sur la côte ? Peut-être celles de Ker Is ? »

 Paul observa le pêcheur un instant et sembla réfléchir.

  « On dit qu’elles sont inaudibles pour nous autres, simples humains… »

 Il reporta son attention sur le conteur qui était en train d’enfiler son manteau.

  « Tu nous quittes déjà ?

  _ J’ai à faire…

  _ Si tard ? Dommage… Un autre conte aurait été le bienvenu. En tout cas je te remercie de pour prestation. Elle restera dans les mémoires. Prends ceci en plus du repas, tu l’as bien mérité. En espérant qu’il te porte chance. »

 Il glissa sur le comptoir une pièce de métal, suspendue à un cordon de cuir. Il s’agissait d’une antique monnaie, frappée d’un ours dévorant une pomme, et montée en pendentif. Yvonig tenta de la refuser mais le patron assista tant et si bien qu’il finit par passer le bijou autour de son cou en bafouillant de sincères remerciements. Il prit ensuite congé des deux hommes, non sans avoir essuyé une virile accolade de la part de Toch’ et promit de revenir dès qu’il le pourrait. Il se faufila parmi le client et s’extirpa de la chaleur moite de l’auberge pour replonger dans la fraicheur de la nuit.

 Il traversa le port et reprit le sentier qu’il avait emprunté le matin. Il lui fallut beaucoup plus de temps pour refaire les quelques kilomètres qui le séparaient de l’escalier de roche. Une lune pâle éclairait par intermittence son chemin, lorsqu’elle parvenait à esquiver les bancs de nuages encore bien présents. En marchant, Yvonig entendait les vagues claquer sur les roches en contrebas, agitées par le vent qui semblait avoir encore forci. Il appréhendait déjà ce qu’il s’apprêtait à faire.

 Il avait pris ses repères au matin, pour être sûr de retrouver la pierre gravée de la déesse mère, mais la mer était descendue et il dut passer un petit moment à laisser glisser ses mains sur les roches pour sentir à nouveau les formes de l’effigie. Il se redressa alors et, comme quelques heures plus tôt, se retourna, ferma les yeux et s’imprégna des sensations environnantes. Le grondement des vagues, l’odeur du goémon, la caresse du vent… Il ouvrit finalement les yeux et posa le pied sur la première marche d’un escalier qui luisait maintenant dans un rayon de lune opportun.

 Il entama alors la descente.

 Les marches étaient humides et glissantes, aussi avança-t-il avec précaution. Il ne devait pas chuter, sous aucun prétexte. Un pas, puis un autre. L’eau se rapprochait inexorablement, agitée, dangereuse. Les embruns venaient se prendre dans ses cheveux et déjà il sentait le goût du sel sur ses lèvres. Il continua d’avancer, maintenant sa volonté tendue vers l’objectif qu’il s’était fixé : suivre cet escalier jusqu’à sa destination. Une première vague vint lui lécher les pieds, il poursuivit. Puis une seconde. Une troisième. Il eut bientôt de l’eau jusqu’aux genoux mais il persévérait. L’océan lui fouetta les côtes, il tint bon. Enfin, il prit une grande inspiration et plongea tout entier dans les eaux glacées et se maintint sur la voie de pierre.

 Il descendait les marches, désormais sous-marines, et vint le moment, inévitable, où l’air vint à manquer.

 Il avança quand même luttant contre son propre organisme mais celui-ci ne pouvait que sortir vainqueur d’un tel combat. Dans un réflexe biologique, sa bouche s’ouvrit grand pour laisser entrer le précieux oxygène mais seule l’eau salée s’y engouffra. Yvonig se débattit, suffoqua, puis sombra dans le néant.

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