La légende de Jean-le-Blanc

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Bernard soupira d'aise et déplia ses longues jambes sous la table. Il n’avait pas souvent l’occasion de se retrouver seul et de se permettre ce geste, qui aurait pu passer pour de la paresse auprès de ses pairs. C’était le début de l’après-midi, et le soleil de Provence s’immisçant dans le réfectoire de l’abbaye incitait plus à la sieste qu’au labeur.

Il était venu sur la requête de l’abbé, qui soupçonnait l’un de ses copistes de se livrer à des pratiques interdites, voire d’être possédé. Bernard s’était entretenu avec le jeune homme à plusieurs reprises. « Ils m’appellent Jean-le-Blanc, lui avait-t-il dit la première fois, parce que je passe tout mon temps à l’intérieur et que ma peau reste claire ». Bernard avait de la sympathie pour le jeune moine, mais il était certain que ce dernier cachait effectivement quelque chose. Il avait prolongé son séjour dans l’espoir de découvrir son secret.

Il se redressa en entendant la lourde porte s’ouvrir. Un moine apparu dans l’encadrement.

— Mon Père ! On vous demande, vite ! C’est Jean-le-Blanc, il recommence !

— Où est-il ? 

— Dans la cour, derrière la bibliothèque, mon Père ! Il doit être possédé par le Malin, c’est sûr !

Bernard soupira intérieurement. Etre prêtre exorciste quand on ne croyait pas à l’existence du Démon n’était pas toujours facile. Il se leva et suivi le moine vers la bibliothèque.

La bibliothèque. La raison pour laquelle il était devenu exorciste. Il était encore au début de sa formation lorsqu’il avait entendu parler pour la première fois de ces lieux secrets où seuls quelques initiés pouvaient accéder à des ouvrages anciens, venus du monde entier. Sciences, histoire, philosophie, textes apocryphes, ces écrits ne devaient pas être connus du commun des mortels, car ils auraient troublé leurs esprits et les auraient éloignés de Dieu.

Mais Bernard ne voulait pas être le commun des mortels. Ses origines modestes empêchaient sa promotion aux grades les plus élevés de la hiérarchie cléricale, c’est pourquoi il avait cherché d’autres moyens d’accéder à ces livres. Il avait pensé un moment devenir copiste, avant de découvrir les précieux avantages que possédaient les prêtres exorcistes. Pendant des années, il s’était efforcé de donner la meilleure image de lui à ses supérieurs, jusqu’à ce qu’enfin, Jacques Duèze l’évêque d’Avignon le remarque. Touché par sa foi sans faille, il l'avait nommé exorciste, lui donnant mission de chasser le démon dans tout le monde chrétien.

Les prêtres exorcistes pouvaient voyager sans contraintes, et avaient leurs entrées dans les bibliothèques, car il était nécessaire pour eux de connaître le mal qu’ils combattaient, et d’apprendre à s’en protéger.

Le moine pénétra dans la cour, suivi par Bernard. L’abbé Matthieu et quelques cénobites avaient abandonné leur activité pour venir en aide à l’un des leurs, assis contre le mur d’enceinte, secoué de convulsions. D’un geste, Bernard les fit reculer.

— Jean ! Jean-le-Blanc, m’entends-tu ? dit-il en s’agenouillant auprès de ce dernier. 

Le moine soufflait comme s’il avait couru depuis le village voisin. La sueur coulait de son front. Il tourna son regard vers le prêtre mais ne sembla pas le voir. Bernard se souvint des premiers mots du rituel d’exorcisme.

Ecce Crucem Domini, commenca-t-il. Il s’interrompit aussitôt. Il savait que c’était inutile.

— Laissez-nous, ordonna-t-il sans se retourner. Les moines se dispersèrent immédiatement.

— Vous aussi, l’abbé, à moins que vous ne vouliez m’aider à combattre ce démon.

Le père Matthieu allait protester, puis se dit que prier pour le salut de cette âme bien à l’abri derrière les épais murs de l’abbaye était sans doute préférable.

 Bernard attendit que le bruit de ses pas s’éloigne et dit :

— Tu as trouvé ce que tu cherchais, n’est-ce pas. Et tu l’as utilisé.

Haletant, Jean glissa une main tremblante dans le col de sa robe de bure. Il en sortit un rouleau de parchemin et le tendit.

— Ne lisez que le titre, dit-il entre deux inspirations.

Bernard déroula le haut du parchemin et vit les mots : De Transmigrationis Mysterium.

— J’ai toujours rêvé de voler, murmura Jean, en levant les yeux vers le ciel.

Le prêtre suivit son regard. Un circaète venait de se poser sur le mur juste au-dessus d’eux, et les observait.

— Il est là pour toi ? demanda-t-il.

Le jeune homme sourit.

— J’étais prêt à tout pour vivre ce rêve, comme vous, mon Père.

— Je n’échangerais pas mes rêves contre mon âme immortelle, répondit Bernard. Mais je t’envie, je le confesse.

Jean se contracta sous l’effet d’une douleur fulgurante.

— Avez-vous déjà assisté à la naissance d’une légende ? murmura-t-il.

Un nouveau spasme secoua tout son corps. Il attrapa le bras du prêtre.

— Surtout, ne le lisez pas, gémit-il. Il se détendit complètement et cessa de respirer.

L’exorciste rangea le parchemin dans sa soutane. Son regard croisa celui du circaète. Il lui sembla que ce dernier hochait la tête dans sa direction. Le rapace déploya alors ses grandes ailes, comme s’il faisait ce geste pour la première fois, et s’envola.

— Vous pouvez venir, lança Bernard en se redressant. Les moines et l’abbé accoururent immédiatement.

— Il nous a quittés.

— Paix à son âme, dit l’abbé. L’avez vous libéré du démon ?

Bernard poussa un soupir.

— Oui, il est dans les cieux maintenant, dit-il en levant les yeux.

Le circaète planait très haut en décrivant de grands cercles dans le ciel.


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