Le nouveau monde

4 minutes de lecture

- Et si on retournait sur les pas de Dvořák écouter le quatrième mouvement ?

- New York !

- N'oublie pas ton écharpe, nous sommes le 15 décembre 1893, le thermomètre indique des températures négatives.

- Je ne crains l'hiver que si tu m'abandonnes en chemin.

- Non Emma ! Ce voyage n'est pas une promesse en l'air. Pour qui me prends-tu ?

- Pour quelqu'un qui s'éloigne dès que Pierre pointe le bout de son nez, répondit-elle d'un ton provocateur.

- Toi, jalouse ? Non, je n'y crois pas ! Un silence s'interposa avant que Louis ajoute, d'une voix solennelle : Pierre m'a détourné un instant mais sache que je n'imagine plus passer un jour sans toi.

Je n'imagine plus passer un jour sans toi...

Emma sourit longuement sous l'effet d'une vague venue assaillir chaque cellule de son être.

- Tu rêves ? Dépêche-toi nous n'avons plus qu'une heure devant nous !

- J'arrive ! J'arrive ! Laisse-moi juste le temps de poster ma Newsletter à toute la compagnie, dit-elle amusée.

Arrivés à l'angle de la 7e et de la 57e rue, à l'aplomb d'un gratte-ciel, ils découvrirent la façade illuminée du Carnégie Hall. Malgré l'air vif qui leur picotait le nez, ils s'attardèrent à observer le bâtiment fait de briques et pierres brunes. L'édifice, de style renaissance italienne, imposait sa nature chaleureuse dans la fuite céleste des buildings new-yorkais.

Ils s'amusèrent des petits nuages de vapeur qui se matérialisaient à chacune de leurs paroles.

Tu dois connaitre des anecdotes à faire fantasmer sur les dessous de l'histoire. Raconte-moi, Louis.

- Le Carnegie Hall est l'oeuvre de l'architecte William Tuthill. Il n'avait encore jamais construit de salle de concert avant la commande d'Andrew Carnegie, un industriel philanthrope à qui le théâtre doit son nom.

Mais tu grelottes. Entrons, veux-tu ?

- Un style loin des décors chargés du baroque. J'aime beaucoup ! s'exclama-t-elle, charmée par la sobriété du hall.

- Par contre, aucune loge ne donne sur la scène à l'auditorium Isaac Stern mais, tu vas voir, la salle est splendide et l'acoustique excellente, dit-on.

Simplicité, élégance, harmonie des formes... la salle fit sensation comme l'avait espéré Louis.

Confortablement installée dans le moelleux d'un fauteuil de velours, Emma tentait d'interroger les âmes mélomanes réfugiées ici depuis 1891.

- J'imagine le jour de la première dans ce théâtre moderne... La curiosité des spectateurs, la fébrilité du compositeur.

- C'est aussi la première oeuvre que Dvořák a écrit sur le sol américain.

- "Le nouveau monde" s'est donc imposé à la musique et il a courageusement traversé le temps.

- Pas seulement le temps ! Savais-tu que Neil Amstrong a emporté un enregistrement de cette musique lors de la mission Apollo 11 ?

- Cette œuvre est l'ancêtre de la space music ! Ecouter la symphonie du nouveau monde en voyageant vers la Lune... L'expérience devait être réellement planante. Le compositeur tomberait des nues s'il apprenait le chemin parcouru par sa partition.

- C'est certain, d'autant que sa musique prend racine au coeur des légendes indiennes.

- Les dessous de l'histoire sont de plus en plus sexy, comme j'aime !

- Cette intention lui a sans doute valu quelques critiques tout de même. Dvořák s'est expliqué dans une lettre adressée à la société philharmonique de Londres : « Je n'ai utilisé aucune des mélodies indiennes. J'ai simplement écrit des thèmes originaux englobant les particularités de cette musique et, utilisant ces thèmes comme sujets, je les ai développés avec les moyens des rythmes modernes, contrepoints et couleurs orchestrales. » (1)

- La musique est vivante. Emprunter des particularités musicales n'est pas forcément du plaggia, c'est une manière d'honorer et transmettre cette culture en la réinventant pour d'autres. Tu ne crois pas ?

- Tu as raison, en faisant mes recherches sur l'oeuvre de Dvořák, j'ai découvert Dzö-nga (2) un groupe de black metal qui a donné sa version du chant de Hiawatha. Cette légende provient des tribus indiennes établies dans le Nord Est du continent américain. En 1855, le poète Longfellow (3) l'a portée en poésie à travers un poème épique en vers trochaïques d'une cinquantaine de pages.

- vers trochaïques ?

- Ça vient du grec ancien τροχαῖος : trokhaîos, « propre à la course ». En poésie, le trochée est un pied élémentaire composé d'une syllabe longue suivie d'une brève.

Soulevé par la voix puissante des cuivres, l'air célèbre du quatrième mouvement souffle fièrement sa mélodie allegro con fuoco.

- Quelques vers propres à la course sur cette musique enflammée, qu'en dis-tu Louis ?

Par la magie des nouveaux modes de navigation, Indian People (4) livra sur la toile une traduction française de l'œuvre de Longfellow.

- Je te lis un extrait du passage de la fête de mariage de Hiawatha :


« D'abord il dansa une mesure solennelle,
Au pas et au geste très lent,
Se glissant parmi les pins,
A travers les ombres et le soleil,
Marchant délicatement comme une panthère,
Puis plus vite et encore plus vite,
Tourbillonnant, tournoyant en cercles,
Sautant par-dessus les invités réunis,
Tourbillonnant en cercles autour du wigwam,
Jusqu'à ce que les feuilles se mettent à tourbillonner avec lui,
Jusqu'à ce qu'ensemble la poussière et le vent
Balayent tout alentour par leurs remous tournoyants. »

Emportée par le rythme fougueux et impertinent des instruments, Emma ressentit le bonheur de Hiawatha dansant dans la forêt le jour de ses noces, puis quand l'orchestre reprit d'une même voix le thème central, elle aperçut le regard émerveillé de Neil Amstrong dans le silence du cosmos.

Portée par la voix de Louis, Emma venait de débarquer dans le Nouveau monde.

__________________________________________

(1) Extrait de la lettre adressée par Dvořák au secrétaire de la société philharmonique de Londres, datée de 1894.

(2) Dzö-nga (Boston, Massachusetts) est un projet de black metal formé en 2016. Ses paroles s'inspirent de la mythologie mondiale et du folklore. Le groupe tire son nom d'un démon himalayen.

The Song of Hiawatha : https://www.youtube.com/watch?v=gFxdWgE_RCc

(3) Henry Wadsworth Longfellow (27 février 1807, Portland, Maine - 24 mars 1882, Cambridge) est un poète américain, auteur de nombreux poèmes encore célèbres aux États-Unis, tels que The Song of Hiawatha ou Évangéline.

(4) Indian People : http://cheyenne49.e-monsite.com/pages/vie-spirituelle/le-chant-d-hiawatha.html

Annotations

Vous aimez lire Mina singh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0