Le tumulte des gamelles

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- Ah ! Mon Dieu ! Quel vacarme !

Emma se retourna et aperçut une ribambelle de gamelles caracolant à l'arrière du cabriolet dans un joyeux tintamarre.

- Aucun problème mécanique, chère madame, accrochez-vous !

Prises de court par l'accélération du véhicule, plusieurs casseroles restèrent inanimées sur les pavés.

- Une nouvelle idée d'Antoine Montana ?

- Non, je revendique celle-ci, répondit Louis, reprenant son titre de maître de cérémonie. J'ai pensé qu'il serait bon de laisser nos vieilles casseroles derrière nous.

- Nos vieilles casseroles ?

- Nos erreurs, nos pires expériences, tout ce qui nous mine et nous empêche d'aller de l'avant.

- Est-ce l'origine de cette curieuse tradition ?

- Pas exactement mais tu seras peut-être surprise d'apprendre que ce rituel nous vient d'Amérique.

- La surprise fait tellement d'apparitions dans ma vie ces temps-ci que j'ai du mal à suivre !

- Le tumulte des gamelles est sensé éloigner les esprits maléfiques de l'existence des jeunes mariés.

- Après tout pourquoi ne pas imaginer que la magie opère aussi en ces lieux et pour nos vœux ?

Le passage de la Chevrolet interrompit les discussions d'un groupe d'adolescents. Amusés par le charivari ambiant, tous émirent des sifflements, les uns plus aigus que les autres, s'associant à la diversion du moment.

- Vous comprenez pourquoi j'aime conduire cette petite merveille ? lança Hugo. Petits et grands connaissent mes facéties mais s'émerveillent devant sa prestance.

Emma et Louis n'étaient pas attendus, pourtant ils se sentent acclamés comme un couple princier. Pris au jeu, ils saluent à leur tour, imitant le geste gracieux des souverains.

Boulevard du centenaire, Hugo roule au pas. D'autres personnes s'approchent spontanément, durant quelques secondes, leurs mains se touchent affectueusement.

- Le tumulte des gamelles opère immédiatement ! J'en ai la chair de poule ! reprit Emma émue par ces gestes d'encouragement.

Louis frissonna à son tour.

- J'avoue que cette idée dépasse toutes mes espérances.

- Tes pouvoirs sont avérés, j'en viens même à douter que tu débutes en magie.

L'automobile émettait de longs rugissements dès qu'une ligne droite permettait à Hugo d'appuyer sur l'accélérateur. L'américaine, à l'écoute de son conducteur, révélait ses atouts : tenue impeccable, souplesse dans les virages, allure distinguée malgré l'imperfection de la route.

L'esprit dans le vent, les deux amis découvraient la cité toute disposée à leur confier ses secrets. La Chevrolet ronronnait doucement, à présent libérée de toutes ses casseroles.

- Musique ? proposa Hugo.

- Quel tube pouvait-on écouter en 1957... toujours dans nos têtes en 2019 ?

- Hum, un petit instant chère madame... L'homme qui en savait trop pourrait m'aider à trouver ce tube que le maître du suspens avait commandé pour lui.

- Une musique à faire frémir ? J'ignorais Hitchcock à l'origine d'un tube.

- Plutôt une chanson populaire. Elle a été récompensée de l'Oscar de la meilleure chanson originale en 1956. Je fredonne l'air, à vous de deviner les paroles !

Les premières notes du refrain se déposèrent sur leurs lèvres d'où ces mots s'échappèrent :

Que será, será

What ever will be, will be

The future's not ours to see

Que serà, serà.

What will be, will be

Porté par l'enthousiasme de ses hôtes, Hugo bifurqua vers des chemins de traverse qu'il connaissait comme sa poche.

- Avant de vous déposer à votre hôtel, je vous emmène sur les pas de son architecte, Jean-Marie Lacrampe.

- Un nom facile à retenir mais pas très facile à porter pour un homme d'action.

- Heureusement son nom n'a eu aucune conséquence sur son œuvre. Lacrampe a été architecte municipal, architecte des sanctuaires et architecte civil. Il a dirigé la construction de bâtiments aux fonctions diverses : école, magasins, abattoirs, halle, kiosque, hospice, édifices religieux...

- Il devait se montrer à la hauteur d'une ville qui ambitionnait une renommée internationale.

- Il est resté fidèle à Lourdes toute sa vie. Vous apercevez à droite, l'école Honoré Auzon, une des ses réalisations. L'architecte a souhaité s'engager plus encore dans l'enseignement. Il obtint en 1901, la création d'une école de dessin pour tailleurs de pierre, qu'il dirigea. On dénombrait plus de 300 tailleurs de pierre à Lourdes à la fin du XIXe siècle.

- On peut dire que l'apparition de la Vierge a largement dépassé le cercle religieux.

- Vous avez raison, Louis, depuis 1858, les apparitions mariales ont influencé concrètement la vie de nombreuses personnes mais elles n'auraient été qu'un feu de paille sans la détermination de Bernadette, une femme étonnante.

- Je ne connais rien de la vie de Bernadette Soubirous à part sa vision, avoua Emma.

- Je vous en reparlerai si vous le souhaitez ainsi que du rôle des femmes à cette époque. Je vous laisse observer la Villa Roques qui est le siège de l'hôtel de ville aujourd'hui.

- Ces bâtiments sont solennels et chaleureux à la fois.

- Votre impression tient peut-être à la variété des matériaux utilisés : l'alliance marbre, ardoise, brique ou succédané de couleur rouge, leur donne ce caractère affirmé ; d'autres éléments comme ces lucarnes que vous apercevez dans les toits traduisent davantage d'intimité.

- De quel style s'agit-il au juste ?

- On parle de style « éclectique » parce qu'il mêle des éléments empruntés à différentes époques de l'histoire. Vous observerez même parfois des colonnes en référence à l'époque antique. Cette architecture s'est déployée en Occident entre les années 1860 et la fin des années 1920.

- Cette démarche est un pari audacieux. Merci Hugo pour toutes ces précisions, c'est un plaisir d'apprendre en vous écoutant.

Etes-vous originaire de Lourdes ? questionna Louis, à son tour.

- Non, je suis né à Toulouse et j'y vis toujours actuellement.

- Vous décrivez si bien cette ville.

- Rien d'étonnant, j'y passe tout mon temps libre depuis ma tendre enfance. Mon oncle est l'heureux propriétaire du garage Montaigne, spécialisé dans la réparation des voitures anciennes.

- Vous poursuivez un rêve d'enfant ?

- Pas vraiment, les voitures miniatures ne m'ont jamais captivé. En ce temps-là, je préférais confectionner des tenues pour les Barbie de mes sœurs, à leur grand désarroi !

- Qu'est-ce qui vous a donc attiré par ici ?

- Un homme passionné et généreux. J'inventais toute sorte d'histoires en observant mon oncle à l'œuvre dans son garage. Un jour, il m'a proposé d'être son apprenti le temps des vacances. Imaginez ma fierté. À l'âge de dix ans, je suis devenu son plus fidèle complice.

- Je comprends mieux votre attrait pour l'automobile.

- Aujourd'hui, il m'arrive de faire un diagnostic fiable sans son aide. C'est le cas pour cette Bel Air assez mal en point, dont il m'a confié la rénovation.

- Une passion au cœur d'un lien affectif. C'est beau !

- Nous sommes toujours aussi heureux lorsqu'une belle mécanique retrouve son souffle d'antan. Vous entendez ?

- C'est la première fois, je découvre... Elle a du caractère et s'exprime de façon surprenante parfois, ce qui n'est pas pour me déplaire, répondit Emma, d'ordinaire totalement désintéressée par la cause automobile.

Mais dites-moi Hugo, vous êtes un chauffeur en vacances ?

- Bien vu !

- Et ce bolide n'est pas un taxi, n'est-ce pas ?

- Aucun taxi régulier ne vous mènerait jusqu'en 1896 !

- Pourquoi avoir accepté cette aventure ?

- Antoine connait mon goût pour les aventures inédites. Il n'a eu aucun mal à me convaincre. C'est une façon de m'évader loin sans courir après une destination. Etrangement au volant de ces bolides d'un autre temps, le bout du monde me semble à portée de main.

- Puis-je vous demandez ce que vous faites lorsque vous ne cherchez pas à vous évader ?

- Je suis relieur-doreur.

- Vous restaurez des livres anciens ? Un métier dont on parle peu, reprit louis, intéressé.

- Le livre perd de son attrait et de longues études ne sont pas nécessaires : deux ans après le bac suffisent pour intégrer la profession. Restaurer des livres anciens est apaisant. C'est ma seconde passion.

- Vous vous habillez au XVIIIe siècle, vous admirez les voitures anciennes et vous maitrisez l'art de l'enluminure, seriez-vous un ambassadeur du passé ?

La Chevrolet s'immobilisa en douceur devant le Grand Hôtel. Hugo ajusta son haut de forme et descendit du véhicule avec agilité. Sa redingote toujours impeccable se félicitait de l'attitude décontractée du jeune homme.

Prévenant, courtois, fantaisiste... aucun qualificatif ne parviendrait à définir Hugo. Etait-ce d'ailleurs si important ? Le couple se sentait rassuré en sa présence.

Emma remercia Antoine en pensée pour cette rencontre singulière.

- Ambassadeur du passé ? C'est un honneur, chère Emma. J'abolirais volontiers regrets et nostalgie. Nous ne pouvons pas revenir sur le passé mais le passé apprécie réinventer l'avenir pour nous.

- Cette balade le prouve. Je ne sais comment vous remercier pour ce moment inattendu.

- Je souhaite vous avoir accompagnés là où votre avenir vous attend tous les deux. 1896, vous voici arrivés dans le plus bel hôtel de la ville, propriété de Jean-Marie Soubirous, neveu de Sainte Bernadette !

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Que será, será

What ever will be, will be

The future's not ours to see

Que será, será

What will be, will be

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Que sera sera - Dorys Day (1922 - 2019) :

https://www.youtube.com/watch?time_continue=14&v=xZbKHDPPrrc&feature=emb_logo

Chanson composée par Jay Livingston et Ray Evans, interprétée par Doris Day dans L'homme qui en savait trop, où l'actrice joue l’épouse d’un médecin, campé par James Stewart, embarqué dans un chassé-croisé avec des agents secrets.


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