Révolution amoureuse

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Les étoiles, les étoiles... chantonnait Emma sur les paroles de Mélody Gardot tout en picorant deci delà pour ne pas rompre l'harmonie de couleurs d'une table si plaisante à ses yeux.

Les étoiles, les étoiles... furent suivies d'un chant d'onomatopées prononcées le plus souvent les yeux fermés.

- Mmmm... dit-elle lorsque le feuilleté du croissant rencontra la pulpe d'une mara des bois.

Apprécier les délices qui s'offraient à elle alimentait aussi le flux de questions et l'impatience de poursuivre la conversation.

- Tu ne t'es jamais demandé comment une société pourrait évoluer si le plaisir était dissocié de la fonction de reproduction ?

- Non, pas vraiment. Certainement plus compliqué que la séparation de l'église et de l'état.

- Pourtant c'est ce qui se passe pour les couples homos.

- Beaucoup considèrent encore l'homosexualité « contre nature », justement à cause de la dissociation dont tu parles.

- Je pense que les hétéros ne s'inspirent pas assez de l'expérience des homos.

- Ah bon ?

- Je veux dire qu'ils pourraient saisir cette évolution des mœurs pour élargir leur vision de la famille et leur façon d'aimer.

- Et qu'est-ce qu'ils t'inspirent les homos ?

- Une autre conception du couple, une autre conception de la conception et par conséquent des modèles familiaux différents.

- Bon sang de bonsoir (1) ! Tu prépares la révolution ?

- Toi et Pierre, vous ne considérez pas former une famille ?

- Si un couple est une famille, alors si.

- Tu vois, aucune bataille, aucun aveu n'aurait été nécessaire. Les parents de Pierre auraient pu continuer à chérir leur fils et honorer leur dieu. Quant à moi, je ne pourrais même plus critiquer tes aventures d'un soir.

- Pas faux !

- Vous n'avez jamais désiré d'enfant ?

- On avait commencé les démarches pour une adoption même si on savait le parcours long et fastidieux et puis la maladie est arrivée...

- J'en déduis que vous n'avez pas milité pour la GPA.

- Notre désir ne nous aurait pas poussé à cette alternative. On avait aussi accepté l'idée de vivre sans.

- C'est un choix responsable pour un couple d'envisager cette possibilité. C'est respectueux pour l'enfant à naitre mais aussi pour les autres enfants au monde.

- Tu as sans doute raison, si on considère supérieurs les droits de l'enfant né par rapport à ceux d'un être en devenir.

- Et si on considère la nécessité de maintenir l'équilibre démographique.

- Tu vois loin dis donc !

- Des familles nombreuses aux familles sans enfants, si elles avaient toutes le choix...

- Tu penses que la diversité influencerait cet équilibre de manière naturelle ?

- Peut-être. En tout cas, je trouverais juste que tous les enfants de cette Terre soient entourés d'amour. Le désir d'enfant est sur toutes les lèvres mais tu ne trouves pas étrange qu'il s'exprime de manière identique selon l'époque ou la communauté ?

- Toutes sortes d'éléments peuvent entrer en ligne de compte, j'imagine : les conditions économiques, l'accès à la contraception, les convictions religieuses, la culture... entre autres.

- Donc un choix plus ou moins conditionné.

- Il reste la part d'un désir partagé, je ne sais pas trop. C'est cette part du désir que tu veux interroger ?

- Oui et bien que les femmes mettent les enfants au monde, je ne les trouve pas avant-gardistes dans ce domaine.

- Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

- À cause de leur acharnement à poser des questions bêtes. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai entendu : "Alors, toujours pas de bébé en vue ?", "Tu sais, ton horloge biologique va bientôt tomber en panne". Une femme m'a demandé d'un air catastrophé de lui confirmer : "C'est vrai, vous ne voulez pas d'enfant à vous ? "

- Je suppose que tu as cloué le bec à cette vieille nigaude.

- Elle n'était pas vieille. Je lui ai simplement renvoyé sa question : "Parce que vous pensez que vos enfants sont à vous ?"

- Retour à l'expéditeur !

- Je me plais à imaginer que les droits accordés aux familles homoparentales puissent faire évoluer les mentalités, à commencer par la conception des enfants.

- Tu verrais ça comment ?

- Des enfants conçus moins par plaisir que par amour anticipé.

- L'amour anticipé, un bon présage pour venir au monde.

- Eh bien tu vois, ce n'est pas mon cas. Je suis née d'un coup de sexe dans des relents d'alcool. Ni amour ni anticipation.

- Eh ! Je suis très heureux que tu sois venue au monde, moi et je ne suis pas le seul, la rassura-t-il posant sa main sur la sienne.

- Je ne renie pas ma naissance et je suis même assez fière de ma vie mais l'amour a d'abord été un une déchirure. Je n'avais aucune possibilité de m'en souvenir et donc aucun moyen de panser mes blessures.

- Je sais Emma, répondit-il doucement.

- Ah, j'ai oublié de dire à Zeus tout à l'heure que bien des hommes m'ont donné du plaisir mais celui qui m'a fait ressentir l'amour est homosexuel...

- Emma...

- C'est la géographie amoureuse qui t'a rendu si sensible ? Tu n'éprouves pas d'attirance pour les femmes, alors comment as-tu fait pour comprendre cette blessure à moi-même inconnue ?

- Et si l'amour, c'était juste un don... Le don de faire pousser des ailes ?

- C'est beau ça ! Une nouvelle conception de la fidélité ? Ça serait fun à la place du blabla : le meilleur, le pire et la mort qui nous sépare...

- Si tu enlèves le sexe ou l'idée de reproduction comme base de la relation de couple, ce serait quoi le dénominateur commun ?

- L'engagement et la responsabilité.

- Beaucoup de perspectives en vue mais ça reste quand même abstrait.

- Une famille composée au lieu d'être recomposée... Elle pourrait prendre des formes multiples, basées sur des engagements singuliers entre deux ou plusieurs personnes qui en feraient état au regard des lois d'une société.

- Si je te suis, on pourrait donc former plusieurs couples en toute légalité ?

- Oui, pourquoi pas ?

- Par exemple décider d'adopter un enfant avec son meilleur ami plutôt qu'avec son mec ?

- Si la solution convient à tout le monde ou même adopter une grand-mère, si tu veux. La solidarité dans ce monde a besoin de toutes les formes d'amour.

- Tu ne crois pas qu'en multipliant les engagements, on multiplierait aussi les problèmes, les déceptions et de ce fait, les actions en justice ?

- Pas forcément, si les gens savent faire preuve de respect mutuel et s'ils parviennent à énoncer clairement leur projet.

- Deux « si » difficiles à réunir. Je ne suis pas sûr que l'humanité soit prête à cela.

- Tu te rappelles que les parcs publics en Allemagne sont accessibles aux naturistes ?

- Quand tu parles de naturistes, je vois le tableau de Manet et je te revois plonger tout habillée dans la baignoire. Quel souvenir !

- Ha ! ha ! j'ai bien aimé aussi.

- Tu parlais des naturistes.

- Eh bien, crois-tu que l'Allemagne a enregistré une recrudescence des plaintes pour exhibitionnisme ou agressions sexuelles depuis cette loi ?

- Si elle est toujours en vigueur depuis le siècle dernier, j'imagine qu'elle ne trouble pas l'ordre public. Tu as déjà potassé le truc, on dirait.

- Ces réflexions tournent dans ma tête comme un puzzle démonté. Parfois quelques morceaux s'assemblent. Je suis contente d'en parler avec toi.

- L'homosexualité n'est plus pénalement répressible en France depuis 1791. Sais-tu que les deux derniers condamnés ont été brûlés en place de Grève. C'était en 1750.

- Cette haine, je ne parviendrai jamais à comprendre...

- Il a fallu attendre 1982 pour que la majorité sexuelle des hétéros deviennent aussi celle des homos. Comme tu vois, l'évolution des mentalités est plutôt lente.

- De la peine de mort au « mariage pour tous », il y avait un sacré bout de chemin à faire.

- Cette disposition n'a pas fait chuter le nombre d'agressions homophobes. Le respect ne va pas s'installer comme par enchantement avec cette loi.

- L'état a tout de même pris position en faveur de la dignité humaine et ouvert une porte à la diversité familiale. Tu imagines, si demain, la société décidait de valoriser autant la femme que la mère, la femme que l'homme, l'homme que le père et la mère que le père...

- Ouh la ! Tu veux filer la migraine à toute la classe politique avec ton équation ?

- Nous ne verrons ni l'embarras des politiciens ni ce nouveau monde...

- Ma chère Emma, ce monde plus tolérant, respectueux et solidaire auquel tu aspires reste une utopie. Qu'à cela ne tienne ! Rien ne nous empêche de faire notre révolution amoureuse.

Louis se leva. Un peu intimidé, il énonça d'une voix grave et posée :

- Toi, Emma Sansoussi, viendrais-tu voler à mes côtés quelle que soit la faveur des vents ?

- Oui, je viendrai, bien sûr que je viendrai voler à tes côtés sans me soucier des vents.

- Et toi, Louis Frère, m'aiderais-tu à voler de mes propres ailes ?

- Oui, je prêterai à tes ailes toute ma force.

- Au delà des monts, des mers, des océans et quelle que soit la distance qui nous sépare ?

- Oui, j'accepte.

- Moi aussi, j'accepte !

- Eh bien, je crois que nous sommes liés par les liens d'une union que la mort en personne ne saurait délier.

- Zeus si tu nous entends ! s'exclama-t-elle victorieuse, invoquant le ciel.

Emma s'approcha de Louis, leurs lèvres se rencontrèrent à nouveau dans un baiser volé au goût de fraise.

Les étoiles... Les étoiles... Les étoiles...

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(1) Cette expression tire son origine d'une autre, « par le sang de Dieu » , issue du XIVe siècle. Celle-ci étant jugée blasphématoire, elle est remplacée par différentes variantes.

(2) Le 4 janvier 1750, rue Montorgueil entre la rue Saint-Sauveur et l'ancienne rue Beaurepaire furent arrêtés Bruno Lenoir et Jean Diot. Condamnés pour homosexualité, ils furent brûlés en place de Grève le 6 juillet 1750. Ce fut la dernière exécution pour homosexualité en France.

(3) Les étoiles de Mélody Gardot ont accompagné l'écriture de ce chapitre : https://www.youtube.com/watch?v=F6Dm5hldI-k

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