Latin-Lover
Principium
Mardi 16 mars 2032
“Ita Missa Est!”
Tels étaient les derniers mots du révérend John Grance en cette fin de messe à l’église de St Mary Head. Malgré cette interminable giboulée qui avait frappé le domaine religieux durant toute la messe, l’audience fut assez remplie, et les fidèles les plus courageux, venus se recueillir en nombre, se retirèrent progressivement vers l’entrée, prêts à affronter, armés de leurs parapluies, l’averse qui les attendait dehors.
Une fois seul, John Grance éteignit comme de coutume les cierges. Sa besogne effectuée, il jeta un dernier regard à l’autel, avant d’emporter son missel et se diriger vers l’entrée. Il saisit ensuite son parapluie noir, et quitta à son tour, après l’avoir fermée à double tour, son église vidée de sa paroisse, en cette sombre soirée de ce mardi 16 mars.
Sous son parapluie, en chemin vers son presbytère à quelques pas de son église, John Grance sourit. Certes il pleuvait assez fortement, mais le vent qui soufflait sur son parapluie restait léger, l’air paraissait bon: voilà les signes d’un équinoxe de printemps qui s’annonçait agréable dans les cinq jours à venir!
Arrivé à destination, Grance s’apprêtait à ouvrir son portail quand un doute l’arrêta. Tiens, il lui semblait pourtant avoir regardé le courrier ce matin. Alors pourquoi une lettre dépassait-t-elle encore de sa boîte aux lettres?
Intrigué, John s’avança vers celle-ci, et tira légèrement la lettre à moitié coincée dans la fente. Son action effectuée, il constata que l’enveloppe était manuscrite avec pour seuls mots “M. John Grance”. Sans s’y attarder plus particulièrement, et impatient de rentrer chez lui, il la mit dans la poche de son pardessus. Une fois dans son hall d’entrée, il accrocha son pardessus à son porte-manteau, avant de caresser et de nourrir Greyzy, son gros matou gris asian, puis de s’asseoir dans son confortable sofa bordeaux écossais autour d’un bon Darjeeling, en face de la télévision et près de la cheminée. Comme Grance se sentait bien chez lui! Et s’il se regardait un bon épisode de sa série préférée avant de se coucher? Quoique...Non. Quelque chose clochait. Bon sang! La lettre!
Il revint aussitôt dans l’entrée, fouilla dans les poches de son pardessus, retrouva la lettre, puis retourna dans son fauteuil. Il décacheta l’enveloppe. Un doux parfum d’amande s’en dégagea. John s’imprégna alors du contenu tout en sirotant un peu de thé, avant de le recracher aussitôt, malheureusement sur son beau tapis tunisien. Grance en resta stupéfait, à tel point que son sourire disparut brusquement de son long visage émacié, devenu dorénavant livide. Son sang se glaça. Il tenta de reposer la tasse de thé sur sa table basse en verre en face de lui, en vain! Ses mains tremblèrent trop. Sa tasse se brisa par terre. La panique commença à le gagner. John essaya de se lever, tremblant, mais il s’effondra aussitôt contre sa table basse. Il aperçut alors avec stupeur du sang couler le long de sa tempe droite, sans doute dû au choc de sa tête contre la table. John leva lentement les yeux. Greyzy le fixait la tête penchée, puis miaula, comme s’il cherchait à lui parler. Grance tenta de lui répondre, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il semblait totalement paralysé. Alors au bout de quelques miaulements, Greyzy fit sa toilette, puis partit en direction de la cuisine, laissant son maître à l’agonie, en ce mardi 16 mars au soir, avec à ses côtés cette mystérieuse lettre aux trois uniques mots manuscrits:
“Oderint Dum Metuant”.
*****
I
Oderint Dum Metuant
Mercredi 17 mars 2032, A.M., St Mary Head.
1
“Good Boy!”
Il devait être prêt de 9h30 lorsque Ginny Simons caressa la tête poilue de son petit Hector dans la cuisine. Ce fox-terrier à poil dur et blanc dévorait allègrement son petit déjeuner, à savoir sa bonne pâtée du matin, dans sa grosse gamelle rose à son nom, tandis que sa maîtresse finissait de déguster comme d’habitude son thé Shanghaï dans sa petite tasse en porcelaine, accompagné de quelques scones à la confiture de framboise faits maisons. Cette vieille dame célibataire, petite, à lunettes, aux cheveux frisés grisonnants, et légèrement dodue, n’était autre que la concierge du révérend John Grance, et cela depuis une bonne dizaine d’années maintenant. Avant au service d’une charmante famille de Londres, cette dernière, faute de budget, ne pouvait plus subvenir aux besoins de Mrs. Simons, entraînant alors son licenciement après une vingtaine d’années de travail. Chômage et dépression s’ensuivirent pendant une dizaine années, jusqu’à son arrivée à St Mary Head, dont Ginny en avait entendu du bien à Londres. C’était alors en se confessant par hasard à l’église de cette chic bourgade située à quelques miles de la capitale, qu’elle rencontra cet aimable révérend : John Grance. Suite à l’annonce de sa perte de travail, Grance proposa de l’embaucher, voire même de lui louer une petite maison non loin du presbytère, que l’ancien propriétaire avait du mal à vendre, au point de la faire acheter par l’église. Mrs. Simons était aux anges: après tant d’années de labeur sans pouvoir récupérer de travail, elle avait enfin réussi à déceler une lueur d’espoir. Jamais elle ne pensait qu’un miracle aurait pu se produire, surtout pour une femme de son âge, proche de la soixantaine. Mais cette fois-ci la chance lui avait souri dans ce village méconnu qu’est St Mary Head, et cette chance, c’était ce généreux révérend.
Depuis ce jour, et jusqu’à la fin de sa vie, Ginny s’était jurée de rester fidèle à Mr. Grance: en plus de son travail, elle décida de se rendre régulièrement à l’église, de participer à des dons de charité, voire de participer à la communauté de St Mary Head! Dorénavant, Mrs. Simons se sentait revivre! De plus, le coin est tellement agréable: c’est le genre de village de rêve, pour y prendre des vacances, ou encore s’y réfugier pour être préservé de tout souci!
Jusqu’à aujourd’hui.
Alors qu’elle s’apprêtait à partir chez Mr. Grance vers 9h50, la main sur la poignée de la porte d’entrée, Ginny entendit brusquement Hector aboyer. Elle se dirigea alors vers la cuisine, et découvrit son chien s’exciter sur le plan de travail, en hauteur contre la fenêtre.
“Oh no, Hector! Get down!”, lança-t-elle, offusquée.
Une fois Hector descendu, elle comprit aussitôt l’intérêt de son aboiement. Dix minutes auparavant, le temps s’annonçait encore ensoleillé pour toute la journée, et voilà maintenant la pluie qui battait son plein ! Quoi de mieux pour démarrer la journée !
“Rooh ! Fuckedi-Fuckedidoo !”, déclara-t-elle avec contrariété.
Elle retourna alors dans le vestibule, échangea sa veste de printemps beige contre son imperméable jaune, saisit son parapluie à fleurs rose, inspira un bon coup, puis sortit.
Une fois montée dans sa petite Audi blanche, et sauvée des trombes d'eau, Ginny jeta un dernier regard à sa maison, cette coquette bicoque blanche, aux volets violets et à la porte rouge, flambants neufs. Puis elle démarra et partit, laissant son petit Hector allongé devant la fenêtre de la cuisine, impatient de la retrouver à son retour.
À 9h55 Mrs. Simons arriva au presbytère. Une fois face à la porte d’entrée, elle frappa une première fois. Pas de réponse. Curieux. Mr. Grance respecte pourtant toujours les horaires. Elle retenta sa chance, et cette fois-ci l'appela. Toujours rien. Bizarre… Ginny sortit alors les doubles de son imper, qu’elle portait toujours sur elle au cas où, puis ouvrit la porte, pressée de rentrer pour éviter de rester sous cette interminable pluie froide.
“Mr. Grance, I’m comin’...”
Une fois dans le hall, elle se débarrassa de son manteau et de son parapluie, puis se dirigea dans le salon avec son matériel de ménage. Arrivée dans la pièce, un horrible spectacle s’offrit à ses yeux.
“For God’s Sake!”, s’exclama-t-elle.
Nauséeuse, elle lâcha tout son matériel, puis se dirigea aussitôt vers l’évier de la cuisine où elle fut prise d’un haut-le-cœur suivi de vomissements. Ceux-ci passés, elle évita de regarder les petits morceaux de scones éparpillés dans l’évier, puis sortit fébrilement son téléphone de sa poche. Elle contacta aussitôt Scotland Yard.
Soudain elle sursauta, un bruit venait de retentir. Puis elle respira, soulagée. Ce n’était que la pendule du salon.
Celle-ci annonçait 10h.
Et dans le salon gisait encore inconscient et ensanglanté le corps du révérend John Grance.
2
“Damned Weather !”
Jacob Sguinfield était contrarié ce vendredi matin à bord de sa Bentley noire. Sa mauvaise humeur s’expliquait sans doute par cette interminable pluie de mars présente depuis le début de la matinée. En effet, à l’instar d’une kyrielle d’hallebardes, elle s’abattait violemment sur Londres, et particulièrement sur le pare-brise de sa voiture, dont les essuie-glaces tentaient désespérément de parer l’assaut. À moins que cela ne soit l’élimination directe en demi-finale de l’Angleterre contre l’Allemagne à la coupe du monde de football de 2032, que la radio ne pouvait s’empêcher de ressasser : faut dire qu’un score de 2-1 à la quatre-vingt quinzième minute est sincèrement marquant et décevant pour les Three Lions, son équipe préférée. Dans tous les cas, rien ne semblait remonter le moral du DCI[1] Sguinfield. Et surtout pas cette affaire à St Mary Head qui l’a tiré très tôt de son lit ce matin. Affaire qui, en apparence, s’avèrera pourtant plus complexe par la suite.
Malgré l’importante buée sur la vitre droite du conducteur, Sguinfield put distinguer sur son trajet l’enseigne lumineuse du Badger, son pub favori. D’habitude il venait toujours y prendre son MC ou « morning coffee » avant de continuer sa route pour New Scotland Yard. Mais depuis vingt ans, il n’en éprouva plus du tout l’envie. Et pour cette simple raison : le départ funeste de son meilleur coéquipier.
Ah Hammett !... Sguinfield s’en rappelait encore. Dès qu’ils avaient été mutés ensemble pour leur toute première affaire – un braquage dans une bijouterie de Bormington, un des chics quartiers riches anglais proche de Londres –, Hammett et Jacob savaient qu’ils formeraient une sacrée paire de detectives. À mesure qu’ils enchaînaient les succès au sein de New Scotland Yard, les deux comparses devinrent peu à peu des modèles pour les jeunes recrues, et indéniablement inséparables. Comme des frères d’ailleurs, ce qui leur a valu le surnom de « Serial Brothers », car à eux deux Hammett et Jacob arrivaient à chaque fois à débarrasser les serial killers de l’Angleterre. Jusqu’à ce qu’une exception dérogea à la règle vingt ans plus tôt, et qu’Hammett eut été retrouvé pendu à un chêne de Gravesends. Jacob s’en souviendra toujours : le corps flasque et sans vie de son partenaire, son meilleur ami, balançant doucement sur la branche comme un vulgaire amoncellement de vêtements. Mais surtout ce manuscrit retrouvé à ses pieds : « Memento Mori ». La signature même du Latin Lover ! Ce serial killer fanatique du latin avait signé son arrêt de mort. Jacob le savait et était d’ailleurs prêt à tout pour l’arrêter, rien que pour venger la mort de Hammett, malgré la résignation de son entourage. Mais après maintes chasses à l’homme, tout ce que Sguinfield avait pu récolter fut seulement la nouvelle du suicide de l’assassin, retrouvé mort empoisonné. Quel gâchis !
Finalement Jacob n’avait jamais eu cette chance de partager la vie avec un frère, et mais il avait obtenu un tout autre bonheur : une petite sœur. Et quel cadeau ! Il n’en remerciera jamais assez ses parents ! C’est que sa frangine lui en avait fait voir de toutes les couleurs durant son adolescence ! En plus d’être chouchoutée par Papa et Maman, elle n’hésitait pas à faire également montre de ses caprices ; de ses crises vestimentaires et de couples. Heureusement, depuis, l’adolescence était passée : elle avait pu enfin trouver l’amant idéal, se marier avec lui, et finalement fonder sa propre famille, avec son fils, Jack. Et franchement Jacob n’était pas mécontent : bien au contraire ! Il avait pu ainsi se rattraper avec son neveu et épanouir sa culture via de multiples voyages qu’il aurait pu réaliser avec son fils, si seulement il en avait un. Mais bon, vita est vita[2], n’est-ce pas ?
Sguinfield aurait pu continuer à naviguer tranquillement dans ses pensées, si sa Bentley noire n’avait pas brusquement heurté un dos d’âne, bien bossu, et fit cogner sa tête dans le plafond. La vive douleur atténuée, Jacob écarquilla les yeux. Bien que la pluie battait toujours de son plein, il put toutefois apercevoir à travers ses feux de brouillard le panneau blanc d’entrée de St Mary Head. « St Mary Head ». En voilà un sacré patelin songea Jacob ! Probablement le genre de village où demeuraient en grande majorité des personnes de l’âge du personnage de Miss Marple d’Agatha Christie. Et une fois documenté, ses prédictions s’avérèrent justes ! En effet, si St Mary Head se situait parmi les grandes villes de la périphérie de Londres ; elle n’en restait pas moins l’une des rares bourgades chics dont la plupart des propriétés manifestaient encore quelques aspects victoriens, à l’instar des briques rouges crénelées ou encore des fenêtres en encorbellement. Néanmoins, ces dernières se raréfièrent progressivement vers le début du XXIème siècle, et St Mary Head connut alors la naissance de pittoresques et coquettes bicoques, certaines semblables à des cottages en miniature avec leurs petits jardins. Des habitations vivifiantes et riches en couleurs par un beau soleil de printemps.
Mais des demeures sombres et lugubres sous un lourd rideau de pluie.
Heureusement Sguinfield n’eut pas à chercher longtemps pour échapper à ce décor sinistre : la présence de fourgons, gyrophares allumés, et du grouillement de silhouettes blanches au bout de la route principale suffisaient largement à localiser sa destination. Une fois arrivé, il se gara à quelques mètres de la fameuse bande bicolore CRIME SCENE : DO NOT CROSS barrant le passage vers la demeure. Celle-ci semblait un mélange de restes d’architecture victorienne avec des éléments de construction contemporaine, le tout rendant un aspect encore plus bizarre et sinistre aux côtés de son presbytère morne. Finalement, une parfaite scène de crime songea Jacob.
Il s’apprêtait alors à sortir, quand il constata avec déception et contrariété l’absence de son parapluie dans sa voiture. Mais pourquoi avait-il imaginé que le temps jouerait en sa faveur aujourd’hui ?
Vexé, Sguinfield dut se contenter de son beau chapeau de feutre, prêt à affronter l’offensive averse qui l’attendait dehors.
Mais le pire restait à venir : tapi dans la demeure, une scène de crime le guettait, plus précisément le théâtre d’un meurtre.
Un meurtre qui se révèlera être le catalyseur d’une affaire des plus sombres et mystérieuses de sa carrière.
...A Suivre...
[1] Detective Chief Inspector (N.d.A)
[2] La vie c’est la vie, en latin en tout cas. (N.d.A)
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