31. Double je

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- Tiens, ma mignonne.

Elle prit mécaniquement le verre de lait chaud qu’on lui tendit de sa main libre ; elle caressait Messi de l’autre, les joues encore brûlantes et la respiration saccadée. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir pris son petit chien dans ses bras. Celui-ci se contorsionnait sur ses genoux pour lécher les dernières larmes qui coulaient sur ses joues rouges. Lilith, assise sur une chaise, commençait à reprendre ses esprits. Autour d’elle le décor avait changé. Le froid hivernal avait laissé place à une douce chaleur alléchante. À quel moment s’étaient-ils donc rendus au réfectoire du camp ?

Elle n’était pas seule. Le cuisinier, qui lui avait gentiment offert le verre, était encadré du Père Gabriel et du Général. Leurs regards étaient posés sur elle : Lilith n’avait plus d’autres issues désormais que celle de délester son cœur. Le cuisinier, voyant qu’elle avait repris ses esprits, lui sourit et se retira. Elle osa rencontrer le regard des deux hommes qui la dominaient, patients et empathiques. L’un puis l’autre, alternativement.

- Pardon, fit-elle du bout des lèvres en baissant les yeux.

Elle ne vit pas la surprise dans les yeux humides du Père, ni le regard lourd de sous-entendus que le Général jeta à ce dernier, les bras croisés. Son bienfaiteur la prit dans ses bras.

- C’est moi qui te demande pardon. Je ne t’ai pas tout dit à mon sujet, parce que, je ne pensais pas que c’était important. Mais, je n’aime pas te voir malheureuse, ni te voir souffrir. N’aie pas peur. Tu peux me demander ce que tu veux.

La douceur de sa voix, la protection que lui offraient ses bras et ses paroles sincères décidèrent Lilith.

- Docteur Cargent ?!

L’étincelle qui animait les yeux du général montrait sa satisfaction, appuyée par un léger hochement de tête involontaire. Il s’éloigna à son tour, sur les pas du cuisinier.

- Avant d’arriver ici tu m’as demandé quelles étaient les raisons qui avaient poussé un médecin à devenir un religieux. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ?

- Que c’est le religieux qui avait voulu devenir médecin, acquiesça-t-elle.

- Parce que j’avais commis des erreurs que j’espérais ainsi racheter, approuva-t-il en lui rappelant son histoire.

Elle le vit hésiter un instant, rassemblant ses idées et son courage, avant de se lancer.

- Ma véritable erreur n’est pas celle que je pensais alors, le religieux en devenir que j’étais a certes commis des fautes, mais j’ai enfin compris que c’est le médecin que je suis devenu par la suite qui a fait les pires. Je n’ai pas été capable d’assumer mes fautes et en ce sens, j’ai fui mes responsabilités. J’ai compris, depuis peu, que c’est la véritable raison qui m’a fait devenir médecin, quelles que soient les justifications que je m’inventais. Celui que j’étais alors n’a pas cherché à faire pénitence en embrassant la médecine. Il a plongé dans la médecine par lâcheté. Pour oublier le Père Gabriel. Pour devenir aux yeux de tous le Docteur Cargent. Il est devenu une autre personne dont je pensais n’avoir point à rougir. Il a fui. J’ai fui.

Il observa Lilith, jaugeant ses réactions. Puis ajouta, en se moquant de lui-même.

- Je pensais aller de l’avant en récupérant le nom que je tiens de mon père. Comme si je pouvais effacer de l’ardoise mes années monacales et recommencer comme si de rien n’était. Comme j’étais jeune et naïf.

Il prit ses mains et les serra dans les siennes. Ému. Elle avait l’impression que les murs qui la séparaient du Docteur Cargent se faisaient moins hauts, moins épais, moins infranchissables. Une question demeurait cependant.

- Mais vous vous êtes présenté à moi en tant que Père Gabriel, non en tant que Docteur Cargent.

- En effet, sourit-il. Je travaille encore à me pardonner, tu te souviens ? J’ai emprunté cette route plus récemment que tu ne le penses. Peu de temps avant de te rencontrer. Le Général et moi nous connaissons depuis quelques années, nos chemins se sont croisés ici même. Ce n’est pas la première année que je passe l’hiver dans le camp pour gérer le quartier infirmier. L’an dernier, il m’a posé la même question que toi : pourquoi j’étais devenu médecin. C’est à ce moment que j’ai eu une prise de conscience. Au départ des garnisons, j’ai décidé d’arrêter de fuir et de renouer avec la religion et celui que je suis. J’ai fait une sorte de pèlerinage en remontant le temps via différents monastères et couvents. C’est ainsi que je t’ai trouvé…

- Pour le Général vous êtes le docteur Cargent et pour moi le Père Gabriel remarqua-t-elle un peu déboussolée en se souvenant de toutes les fois où le général l’avait interpellé.

Il sourit,

- J’ai renoué avec ces deux parts de moi-même, mais j’ai encore du mal à les faire coexister. D’autant plus que la plupart des gens ne me connaissent que sous l’une ou l’autre de mes fonctions. Ne pense pas que j’essaye de t’éloigner de moi ou te mettre de côté. Docteur Cargent, comme Père Gabriel a besoin de toi. J’ai besoin de toi.

Lilith sentit les nuages qui l’oppressaient s’éclaircir. Elle ne put retenir le sourire qui fendit son visage. Il embrassa son front, soulagé, d’au moins un poids.

Depuis les cuisines, le général les observait, touché, même s’il ne l’aurait jamais admis devant eux. Père Gabriel, Docteur Cargent, peu lui importait. Pour lui, il n’y avait qu’un homme, bien plus jeune qu’il ne le laissait voir. Un homme d’empathie et de tendresse au passé douloureux. Auprès de cette enfant, quelques pas avaient été franchis et bien d’autres restaient à faire.

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