Scrupules

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Un Duster plein de boue. Garé sur le parking désert, comme tous les mardis soirs. La conductrice pianotait sur le volant. La nuit était déjà tombée. Dix-huit heures en décembre. Elle venait de finir son thermos de café. Un parfum sucré planait encore.

Comme toujours, l’homme sortit lourdement chargé.

Il rejoignit la voiture sans un regard pour la conductrice. Il ouvrit le coffre en silence et y déposa son chargement. Les paquets étaient soigneusement emballés, pour limiter les odeurs. Et les taches.

Quand il prit place à l’avant, il lâcha en inclinant légèrement sa tête grise :

  • Maria.
  • Parrain. (Elle tourna son visage vers lui, attentive) Tout s’est bien passé ?

Il lui répondit sans même la regarder :

  • Évidemment. Tu peux y aller.

Elle régla le rétroviseur intérieur. Lança un regard vers l’arrière. Elle sembla frissonner. Après un silence, la main sur le levier de vitesse, elle dit à voix basse, légèrement enrouée :

  • Parrain…
  • Si ?

Elle hésita. Ferma les yeux un instant.

  • Non, rien.

Maria enclencha la première. Sortit prudemment du parking. Elle roulait toujours prudemment. Jamais un excès de vitesse, jamais un refus de priorité. Pas un point ne manquait à son permis de conduire. Elle soupira. L’homme demeurait impassible. Les halos des réverbères s’espacèrent, jusqu’à céder la place à la nuit noire. Dans l’habitacle, il n’y avait que leur souffle. Musique connue.

On ne distinguait rien par les fenêtres. La bruine devint coulure sur le pare-brise. Le crissement des essuie-glaces couvrit pendant un temps le bruit de la ventilation. Maria était concentrée. La nuit, n’importe quoi pouvait surgir au dernier moment devant les phares. Elle jeta un regard en biais sur l’homme. Son visage ridé, énigmatique. Intimidant.

  • Parrain ?

Il se tourna vers elle, les mains posées à plat sur ses genoux ne bougèrent pas.

  • Oui, Maria ?

Elle déglutit avec peine.

  • J’ai réfléchi, Parrain. Tu connais mes convictions. Ça me gêne ce que nous faisons.
  • Je sais Maria. Et j’apprécie d’autant plus ton sacrifice. Toute la famille t’admire pour ça. Tu es irréprochable. Cela fait de toi quelqu’un de précieux.

Maria expulsa violemment l’air de ses poumons.

  • Justement, Parrain. La famille… Quelqu’un pourrait me remplacer ? Quelqu’un que ça ne gêne pas ?

L’homme secoua sa belle tête aux cheveux gris, d’un air désolé :

  • Maria, Maria… Pourquoi cela te gêne-t-il ? Je ne te demande même plus de m’aider à charger la… (il fit une pause, entrecroisa ses doigts tachés par l’âge) marchandise dans le coffre. Tu n’as qu’à imaginer que tu transportes… (il réfléchit, un sourire trancha soudain son visage) des parpaings !

Son rire résonna dans le véhicule. Un rire qui ne prenait rien au sérieux. Maria serra le volant plus fort. Ses articulations blanchirent.
Quelques minutes plus tard, elle ralentit devant une maison isolée. Aucune lumière pour se guider. Elle connaissait chaque obstacle. Elle s’engagea dans l’allée puis s’arrêta, perpendiculaire à la porte. L’homme mit la main sur la poignée. Suspendit son geste et se tourna vers Maria. Il affichait un air à la fois compatissant et autoritaire :

  • À la semaine prochaine. Même heure.
  • Oui, Parrain.

Le vieil homme ouvrit le coffre. Sortit la marchandise avec effort. Tout cela lui coûtait de plus en plus. Il avait fini par comprendre les scrupules de Maria. Elle était d’une autre génération. Une génération gâtée. Ou qui pense trop, c’est selon. Lui, il n’avait jamais eu le choix. Les choses… allaient comme elles devaient aller. Et tous les mardis, il allait rendre visite à Manetti.

Maria était sa plus proche famille. Et Parrain ne pouvait plus conduire sans risque maintenant. Quel dommage que Maria soit végétarienne et que la présence d’un peu de jambon, de viande hachée et de tournedos la gêne. Manetti, ce boucher, était vraiment le meilleur.

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