IX.

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Une semaine avait passée depuis cette fameuse nuit.

Une semaine où Séléné avait semblée encore plus distraite qu'à l'accoutumée, inquiétant les domestiques par son manque de protestations au moment de l'habillement, sa petite sœur par son détachement pendant leurs moments privilégiés et même ses parents, qui ne reconnaissaient pas leur progéniture d'habitude si indocile.

Les préparatifs du mariage qui approchait étaient la seule chose qui parvenaient à la ramener sur terre pendant quelques heures et ne manquaient pas de ternir son humeur. Elle n'avait toujours pas rencontré son promis mais c'était pour bientôt : sa nouvelle visite était programmée trois semaines plus tard. Cette perspective lui donnait déjà la nausée.

Pendant ce temps néanmoins, et comme elle l'avait supposé, elle n'eut aucune nouvelle de son mystérieux confident. Elle mourrait d'envie de le revoir autant qu'elle appréhendait leur prochaine rencontre.

La voix du jeune homme, ses yeux brillants et son visage ne la quittaient plus, à tel point que son reflet lui semblait parfois être imprimé sous ses paupières. Plusieurs fois ses nerfs avaient lâchés et elle avait été à deux doigts de se mettre à hurler d'exaspération, rendue folle par cette obsession qui commençait sincèrement à lui gâcher la vie.

C'est pourquoi, ce lundi, quand ses parents lui apprirent leur départ pour le palais royal, un évènement important devant se tenir à la cour, elle se retint à grand peine de laisser exploser sa joie. La maison serait à elle seule (à l'exception évidente des domestiques), sa jeune sœur séjournant exceptionnellement pour quelques temps à la capitale, laissée aux soins de son précepteur.

C'est pleine d'appréhension, que sa mère lui fit un dernier geste de la main par la fenêtre de la calèche qui s'éloignait. Séléné y répondit avec un sourire sage mais sincère, soulagée de pouvoir enfin laisser libre cours à ses pensées. Si la gouvernante avait été chargée, à n'en pas douter, de la tenir à l'œil, elle était pour un temps l'unique maîtresse de maison et avait bien l'intention d'en profiter.

Elle passa donc la journée à se promener sur le domaine sans escorte, savourant l'odeur de la sève de pin et le vent frais qui s'engouffrait sous sa robe avec insouciance, comme retombée en enfance. Le soir, elle eut le plaisir de profiter d'un repas solitaire et silencieux.

Ses pas la guidèrent plus tard vers la petite salle de musique, en fait une antichambre reléguée, où il ne restait aujourd'hui qu'un beau clavecin dont le bois peint aurait bien nécessité un polissage, et une magnifique harpe diatonique, décorée de dorures et de spirales de nacres. Tous deux avaient échappés à la vente sur l'insistance de Séléné qui en jouait depuis son enfance. Avec un soupir, la jeune fille s'assit sur le tabouret de velours rouge et étendit ses mains, caressant les touches d'ivoire de l'instrument.

Elle jouait beaucoup moins qu'auparavant, l'âge et ses préoccupations constantes l'ayant peu à peu éloignée de la musique ; mais elle aimait toujours autant cela et son niveau n'en avait pas trop pâti.

Ses doigts retrouvèrent leurs positions sur le clavier naturellement, comme s'ils ne l'avaient jamais quitté. Les airs des partitions apprises par cœur dans son enfance s'envolèrent dans la pièce, d'abord timides puis plus intenses, à mesure que la jeune femme agitait ses doigts sur le clavier. Les yeux fermés, pleinement absorbée dans son œuvre, elle se laissa porter par les mélodies qui se succédaient sous ses doigts agiles.

Une fausse note vint soudain briser l'harmonie. Sa main avait glissé, ou peut-être s'était-elle figée un instant de trop. Mue par un sentiment soudain, elle tourna la tête pour rencontrer le regard intensément fixé sur elle de Léandre, qui était négligemment appuyé contre le rebord de la fenêtre. Son expression étrange, comme crispée, s'adoucit en un instant, si bien qu'elle crut l'avoir rêvée ; et il se redressa avec enthousiasme pour se diriger vers elle.

« Félicitations ! Je ne me serai pas douté que la musique faisait également partie de vos talents mademoiselle, lui lança-t-il avec un sourire affable.

Séléné se contenta de lever un sourcil en le toisant. Comment diable parvenait-il systématiquement à la surprendre ?

Arrivé devant elle, Léandre lui présenta sa main pour l'inviter à se lever. Elle ignora cette dernière et repoussa le tabouret avant de se mettre debout, puis croisa les bras et jaugea l'homme qui lui faisait face.

Loin d’être offensé, Léandre sembla s'en amuser, et il s'éloigna de quelques pas avant de lui adresser sa fameuse révérence, avec autant d'élégance qu'à l'accoutumée. Séléné ne put retenir un sourire amusé qu'elle prit soin d'effacer avant que son invité ne puisse l'apercevoir. Elle commençait à se sentir à l’aise en sa présence.

« Je constate que vous n'avez toujours pas appris l'usage des portes, lui lança-t-elle.

Léandre haussa les épaules avec une négligence feinte :

« C'est que je m'en voudrais de vous décevoir très chère. Vous semblez toujours profondément ennuyée alors je me suis donné pour mission de vous surprendre à chacune de nos rencontres, lui lança-t-il d'une voix moqueuse.

Séléné sourit un instant puis lui désigna l'instrument de la main.

« Savez-vous en jouer ?

Léandre hocha la tête et pris place sur le tabouret. Sans un mot, il étendit ses longs doigts fins et pâles et effleura les touches avec délicatesse. Sa peau semblait se fondre dans l'ivoire de l'instrument. Il commença à jouer et une musique douce et lente s'éleva.

Les notes graves se succédaient aux aiguës dans une sérénade langoureuse, une mélodie lointaine. Transportée, Séléné s'appuya contre le mur, la tête renversée en arrière. Cette musique, qu'elle entendait pourtant pour la première fois, éveillait en elle comme un souvenir, un sentiment inconnu et pourtant familier. Elle lui rappelait la brise qui passait dans les branches du saule pleureur de la clairière, le clapotis de la rivière, le vent qui s'engouffrait dans ses oreilles quand elle chevauchait la nuit.

La musique s'acheva sur une note finale mélancolique, qui ramena doucement la jeune fille sur terre. Les deux jeunes gens poussèrent un soupir à l'unisson, l'une d'aise, l'autre de regrets.

Il échangèrent un regard surpris et Séléné scruta le visage de son invité.

« Pourquoi semblez-vous si affligé ? » lui demanda-t-elle sans malice.

Léandre eut un sourire sans joie.

« Cette mélodie... Ce sont tant de souvenirs. Il faut croire que l'âge m'a rendu nostalgique », ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

Séléné ne releva pas l'ironie de cette phrase dans la bouche d'un homme encore terriblement jeune et elle s'avança vers la fenêtre, lui tournant le dos. La nuit était d'un noir d'encre et au dehors, seules les étoiles venaient éclairer le ciel. La fenêtre, remarqua-t-elle, avait été ouverte et refermée par Léandre sans aucun bruit et le mécanisme ne comportait aucune séquelle de son intrusion. Résolue à ne pas avoir de réponse sur la façon dont le jeune homme s'était à nouveau introduit dans la maison, elle lui lança sans se retourner :

« Comment saviez-vous que je serais seule ce soir ?

« J'aimerais feindre l’ignorance, mais la vérité est tout simplement que j'étais moi aussi convié à la réception de son Altesse royale », soupira-t ‘il avec ennui.

« La foule ayant tendance à me lasser ces derniers temps, j'ai décidé de refuser cette invitation et, supposant que vous aviez fait de même, j'ai décidé de vous rendre visite », ajouta-t-il à son oreille.

Séléné se retourna rapidement. Elle ne l'avait pas entendu traverser la pièce. Elle eut une moue agacée devant son air ravi et elle reporta son attention sur la fenêtre. L'absence de la lune dans le ciel la perturbait, sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi.

Léandre s'avança encore et la rejoignit, se postant à ses côtés, si près que leurs bras se touchaient presque. Intriguée, Séléné l'observa du coin de l'œil. À nouveau, elle put observer la perfection irréelle de ses traits, son profil harmonieux qui se découpait dans la lumière des chandeliers et le reflet doré de ses cheveux, laissés libres cette fois-ci, qui ondulaient sur ses épaules.

Léandre lui jeta soudain un coup d'œil interrogateur et elle se détourna, honteuse. Sentant le regard amusé de son invité sur elle, elle se rendit près de la harpe, tentant de camoufler son trouble.

Distraitement, elle passa la main sur les cordes qui produisirent un doux bruissement. Elle plaça quelques accords, le début d'une balade romantique, puis s'arrêta, suspendant son geste. Elle se retourna vers Léandre qui n'avait pas bougé et l'observait toujours.

« La date de mon mariage a été officiellement annoncée. Il aura lieu le cinquième jour du mois de mars.

« Je sais », répondit-il simplement, le visage impassible.

Elle ne savait pas pourquoi elle lui disait cela. Ce n’était pas comme si cette information lui serait d’une quelconque utilité. Pour la première fois, elle plongea ses yeux dans les siens, sans aucune réserve, et elle l'observa longuement. Ce n'était que la troisième fois qu'elle le voyait, la première où elle commençait enfin à se sentir à l'aise en sa compagnie, et pourtant, elle eut la curieuse sensation de le connaître depuis bien plus longtemps.

Léandre, lui aussi, en profita pour la contempler. Il sonda les yeux gris de la jeune femme, cette fois encore remplis d'une amertume difficilement voilée, observa les quelques tâches de rousseurs qui s'étalaient sur son nez et ses joues, découvrit la petite cicatrice qui se dessinait sous sa lèvre, presque imperceptible, parcourut du regard la courbe de son cou.

Le premier, il détourna le regard.

Séléné frissonna dans un soupir et croisa les bras, soudainement frigorifiée.

« Je suis désolée », s'excusa t'elle doucement.

Elle l'était, véritablement. Si elle ne s'était pas plainte à proprement parler, Léandre n'était pas dupe et elle avait bien compris qu'il avait perçu son trouble. Elle ne voulait pas se lamenter. Surtout pas auprès de cet inconnu. Le jeune homme la considéra un instant dans le silence. Elle eut l'impression qu'il la déconstruisait morceau par morceau pour essayer de la comprendre.

Finalement, il lui sourit d'un air compatissant.

« Non, je vous en prie, ne le soyez pas. Dès notre première rencontre j'ai deviné votre tristesse. Il ne m'a pas fallu bien longtemps pour faire le lien avec votre mariage imminent.

Il plissa les yeux tandis qu'il poursuivait :

« J'ai beau encore vous connaitre peu, il est facile de deviner qu'une femme de votre qualité doit éprouver du chagrin à être mariée à un méprisable baron, surtout quand il s'agit de ce faquin de De Morency », sifflât-il avec mépris.

D'abord interdite de surprise devant l'air agacé de son invité, Séléné éclata soudain d'un rire sincère, avant de s'interrompre en jetant un coup d'œil inquiet vers la porte.

Léandre compris son angoisse et lui dit d'un ton apaisé :

« N'ayez crainte, cela fait longtemps que les serviteurs sont endormis. Personne ne pourra nous surprendre.

Séléné sut qu'il disait vrai. Il était bien tard désormais, et le silence régnait dans la maison.

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