Vers Thiers

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Plume arriva dans le wagon, au moment où Esther sortait son crucifix. Elle le posa sur le napperon blanc qui cachait la botte d'herbe. La jésuite ne dit rien à l'adolescente. Elle lui indiqua de la tête de prendre place derrière les autres. Dominique attendait déjà, les genoux au sol. A l'exception de Troubadour qui jouait aux cartes avec les deux brassards rouges, tous s'agenouillèrent sur le plancher recouvert de paille.

- Notre Père, qui es aux cieux, commença Esther.

Le plus jeune des brassards rouges tourna la tête vers les croyants. Voyant que son aîné restait à regarder ses cartes, il reporta son attention sur le jeu.

- Et toi, tu ne pries pas ? demanda-t-il posant une carte sur la pile.

- Non, dit Troubadour les yeux dans ses cartes.

- Ce n'est pas obligatoire pour vous ?

- Non mais il y en a qui aimerait que ce le soit !

- Avec nous pas de problème, on n'oblige à rien.

- Uno !

Il ne restait plus qu'une carte dans la main de Troubadour.

- Vous êtes pareils. Vous n'interdisez rien mais c'est quand même mieux si on pense la même chose que vous, dit-il.

Le jeune déposa une carte avant de répondre mais Troubadour le coupa :

- Gagné !

Et il claqua sa dernière carte sur la table.

Derrière eux s'entendit un dernier "Amen", repris en cœur. Le train siffla plusieurs fois et accosta au quai de la gare de Courpières.

Plume s'était esquivée, avant que le train ne reparte. Elle avait juste prévenu les jumelles qu'elle rejoindrait le groupe à Thiers. Les brassards rouges n'étaient là que pour Esther et Dominique. Et puis, il ne restait qu'une quinzaine de kilomètres. Elle arriverait facilement avant eux.

Très rapidement, elle se retrouva à l’extérieur de la bourgade et prit le chemin qu'une femme lui indiqua. L'adolescente courait sur le chemin étroit mais suffisamment emprunté pour tracer sa ligne claire à travers la forêt. Ces arbres, sous lesquels elle passait, lui étaient inconnus. Ils étaient grands et le feuillage vert d'eau ne laissait passer que peu de lumière directe. Le sous bois se baignait d'une ombre douce. Et même si elle avait préféré ses chênes blancs de Provence qui entachent le sol de soleil, elle aimait courir dans ce sous bois au tapis moelleux de feuilles.

Elle s'arrêta pour boire à l'eau d'un ruisseau quand elle entendit des bruits plus bas dans la pente. Se cachant d'arbre en arbre, elle approcha d'une petite retenue d'eau naturelle formée par un replat.

Ils étaient trois, nus, complètement nus. Au début, un peu honteuse, elle faillit remonter vers le chemin mais la curiosité reprit le dessus.

Sales, des plaques de crasse en guise d'habits, ils n'avaient pas plus de poils que les humains. D'ailleurs, aucun ne ressemblait à l'homme du train. Par contre, leurs cheveux, très longs, se déployaient en nappes jusqu'aux genoux. Gênée, Plume n'osait pas trop regarder vers le bas de leur anatomie. Depuis qu'elle les observait, à aucun moment, ils avaient essayé de rabattre leurs cheveux sur leur intimité.

Un bâton en main, un jeune adulte frappait l'eau pendant que la femelle, les bras dans l'eau, essayait d'attraper le poisson. A la taille de ses mamelles, elle devait encore nourrir l'enfant. Le plus jeune, à quatre pattes au bord de l'eau, préférait soulever les galets à demi-immergés. Plume le regarda inspecter le caillou poli, le retourner . Les doigts en pince, il préleva une larve verdâtre pour la manger consciencieusement. Puis il choisit un nouveau galet.

Au bout d'une dizaine de minutes, le mâle décida qu'il ne mangerait pas de poisson. Il jetta la branche et partit d'une démarche bizarre. Plume n'avait jamais vu personne se déplacer ainsi. Tout en biais, utilisant aussi ses bras, il s'appuyait sur ses poings fermés, les phalanges en contact avec le sol. Il grogna. La femelle et le petit sortirent de la marre et le suivirent. Aucun ne marchait. La position debout n'était que transitoire. Elle décida de les suivre.

Esther n'aurait surement pas approuvé ! La jésuite avait peur de ces ersatz d'humanité. Autant qu'avec les ours et les loups. Pourtant, ils n'avaient pas les dents ou les griffes de ces carnivores. Et à voir leur déhanchement, elle était sûre de pouvoir les battre à la course. Plume ne voyait pas ce qu'ils avaient de dangereux.

La femelle s'était figée. Redressée, elle en devenait presque humaine. Elle pépia un cri et le mâle se retourna. Au moment où Plume se cachait derrière le tronc d'un arbre, une pierre l'atteignit en pleine cuisse. La douleur lui arracha un cri. Des régressifs étaient arrivés derrière elle. La petite famille faisait partie d'une tribu. Elle voulut courir. Impossible. A chaque fois qu'elle s'appuyait sur sa jambe, la douleur la paralysait. Boitant, elle fuit. Heureusement, ils étaient craintifs, et ils n'osaient pas trop s'approcher. Les bâtons et pierres jetés manquaient leur cible.

Elle ne pourrait pas les tenir à distance bien longtemps, sa seule jambe encore valide fatiguait. Elle s'arrêta pour reprendre son souffle. Les cris des régressifs redoublèrent. De peur, de rage , peut être pour se donner du courage, ils s'invectivaient, les lèvres retroussées, la gueule en avant, les bras battant l'air. A tour de rôle les mâles attaquaient, cassant le cercle. Un jeune, plus courageux ou plus bête que les autres, s'approcha trop près. Elle le récompensa d'une pierre lancée de sa fronde. Tous reculèrent d'un pas ; elle en profita pour repartir.

Plusieurs heures s'étaient écoulées. Maintenant, dans le sous bois, l'obscurité violette du soir s'épaississait. Le soleil ne tarderait pas à disparaître. Elle avait lancé son dernier caillou et elle fatiguait. Elle s'arrêtait de plus en plus souvent.

Elle stoppa dans une grimace et se retourna face à la horde, le dos contre un arbre. Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres d'elle. Elle avait beau faire tourner sa fronde, ils savaient qu'elle n'avait plus de munitions. Un grand mâle s'approcha. Elle était complètement encerclée. Sueur et charogne, son odeur le précédait. Les cris devinrent brefs et stridents. Ils roulaient en vagues de plus en plus fortes. Le sauvage brandissait, telle une massue, une grosse branche au dessus de sa tête.

Peu à peu, comme elle, les membres de la tribu s'allumèrent de vert. Le grand mâle, zébré d'opale, attaqua, éructant un cri guttural, repris par la horde. Incapable de bouger, Plume se protégea la tête de ses bras, attendant le choc.

Elle entendit un bruit sourd, visqueux. Quand elle baissa le rideau de ses bras, elle ne vit d'abord qu'un bouquet de plumes. Telles une décoration, les rémiges fauves ornaient le poitrail de son assaillant. Lui aussi regardait l'empennage de la flèche qui le traversait de part en part. Une rigole de sang noir se formait déjà. Il tomba à la renverse. Cube, l'arc encore en main, déboula au milieu des régressifs qui s'éparpillèrent en gémissant. Ils refluèrent dans l'obscurité.

Arrivé juste derrière, Troubadour s'accroupit pour chercher le pouls à la jugulaire. Après un signe de dénégation de la tête , il se releva et surveilla les alentours.

Cube, sans rien dire, attrapa Plume et l'assit sur son épaule.

- Heureusement que vous êtes arrivés ! Il allait me bouffer ce con !dit elle soulagée.

Troubadour fermait la marche, vérifiant que les régressifs aient battu en retraite. Un peu plus haut, sur le chemin, attendait Cyrano qui tenait les rênes des trois chevaux et Jean Paul qui, bien qu'assis, remuait frénétiquement sa queue, de nervosité. Toujours sans rien dire, Cube déposa l'adolescente sur son cheval avant de s'installer derrière elle. Ils partirent au trot. Cyrano, lampe en main, ouvrait le chemin.

Au bout d'un quart d'heure, ils sortirent de la forêt. Des lumières s'accrochaient un peu plus haut. C'était Thiers. Les chevaux passèrent au pas.

- Je suis désolé mais je n'en pouvais plus de rester sur ce train, dit Plume essayant de voir le visage de Cube.

- Esther t'avait dit de rester tranquille, dit il.

- Elle n'a pas voulu venir, la reine mère. Je suis sûre qu'elle aurait aimé me réprimander.

Cube resta silencieux.

- Elle et Dominique sont toujours sous surveillance, dit Troubadour qui s'était rapproché.

- Tu es vraiment une sale petite garce ! Un homme est mort, à cause de toi ! dit Cyrano.

- Un homme ! C'était un régressif. Même Jean Paul aboie mieux qu'eux.

- Heureusement que Christian ne pensait pas comme toi !

- Cyrano ! cria Cube.

- Il aurait dû ...

- Tais toi ! dit Troubadour imitant la voix d'Esther.

La lune éclairait suffisamment le chemin et Cyrano éperonna son cheval. Il s'éloigna au galop.

- Qu'a voulu-t-il dire ?

Elle se retourna. Le visage de Cube était fermé. Troubadour s'était laissé glisser quelques mètres en arrière. Personne ne lui parlerait plus avant Thiers.

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