L'arrêt de bus

5 minutes de lecture

Il neigeait ce soir de janvier lorsque je sortis du cabinet du docteur Friedrich pour renouveler mon mi-temps thérapeutique. Ce n’étaient pas ces gros flocons de carte postale qui tombaient, mais une petite neige, perverse et collante, celle qui s’infiltre jusque sous le col du manteau et qui, à Paris, se transforme instantanément en une couche de boue épaisse et sale le long des caniveaux.

J'enfonçai mon bonnet pour bien couvrir mes oreilles, enfilai mes gants sur le pas de la porte, puis m'aventurai dans la rue. Je n’avais qu’une envie, rentrer chez moi, me préparer à dîner, me caler dans le canapé et me replonger dans les aventures d’Adam Reith sur l’antique planète Tschaï, du cycle du même nom de Jack Vance.

En me dirigeant prudemment vers l’arrêt du bus 63 pour éviter de glisser, je ressassais ma première rencontre avec le médecin après une balade peu banale aux Buttes-Chaumont au début de l’automne dernier. C’était il y a quelques mois, et le diagnostic était tombé comme un couperet :

— Jean, vous êtes atteint d’un trouble psychotique, entraînant une personnification symbolique et un mécanisme projectif.

— Je suis fou docteur ?

— On ne peut pas vraiment dire ça, vous avez surtout besoin de repos, et de retrouver une vie sociale. Vous devez éviter de rester seul, essayer de voir d’autres personnes. Vous avez des amis ? une fiancée ?

— Non docteur, mais vous savez, ma dernière rencontre…

— …. Est le fruit de votre imagination, Jean, vous avez projeté sur le monde extérieur une partie de votre psyché. Je vous l’assure, vous n’êtes pas seul dans l’univers et l'univers ne ressemble pas au commissaire Maigret.

Il m’avait quand même prescrit une bonne dose d’anxiolytique, un rendez-vous toutes les deux semaines, et un mi-temps thérapeutique, renouvelable jusqu’à six mois. J’avais presque terminé le troisième.

En me dirigeant vers l’abri-bus du 63 je vis d’abord le panneau d’affichage dont les lettres en LED rouge indiquaient en clignotant « bus retardé » puis une femme assise sur le banc, sous l’abri.

Je restais figé quelques instants, pris d’une soudaine sueur malgré la température très froide de ce début de soirée, incapable de faire un pas de plus.

La femme était très grande, mince, vêtue d’un pardessus gris épais dont les pans écartés laissaient entrevoir ses jambes, qui gigotaient sans interruption. Elle semblait scruter son environnement sans cesse et triturait ses mains nues, posées sur ses cuisses.

Je me remémorai à nouveau ce que m’avait dit le psychiatre :

— Dans votre cas, chaque interaction humaine pourra ressembler à un test de survie psychologique, mais il faut que vous y arriviez, reprenez le contact, n’ayez pas peur des autres.

— « Allez », me dis-je, « Ne sois pas stupide et va t’asseoir sur ce banc, tu ne vas pas rester planté comme une cruche sous la neige ».

Je finis par m’asseoir sur le banc, pas très rassuré.

A peine avais-je posé mes fesses sur le plastique humide, que la femme sortit un kleenex de sa poche et me le tendit.

— Euh… merci, fis-je, un peu embarrassé, mais ça ira.

— Prenez-le vous dis-je.

Je me demandai pourquoi elle insistait à me tendre son kleenex, mais son ton impérieux eut raison de ma prudence et je lui pris son mouchoir.

— Et tournez la tête, s’il vous plait, je n’ai pas envie de tomber malade.

Cinq secondes plus tard, un éternuement sec me secoua, me laissant un goût amer dans la bouche. Mécaniquement, je portais à mon nez le kleenex que la femme venait de me tendre pour me moucher.

— Bous attendez le bus aussi ? demandais-je, encore un peu encombré du nez et en essayant de reprendre contenance.

— Non, je sais juste qu’il faut que je me trouve là maintenant.

— Ah, bon. Au fait, merci pour le Kleenex.

Intrigué toutefois par sa réponse, je l’interrogeais :

— Mais pour quelle raison devez-vous être ici sous la neige alors ? Vous attendez quelqu’un ?

— Je ne sais pas encore, je sais que je dois être là, c’est tout. Mais je ne sais pas pourquoi.

Elle cessa soudain de remuer, tourna sa tête vers moi et me fixa.

— C’est peut-être pour vous.

— Pour moi ? mais on ne se connait même pas !

— Mais si. Vous vous appelez Jean et vous êtes comptable c’est bien ça ?

— Heu… oui, mais comment…. Et vous, qui êtes-vous ?

— L’intuition, répondit-elle simplement. Nous nous sommes déjà rencontrés, rarement, c’est peut-être pour ça que vous ne vous rappelez pas de moi. Et c’est peut-être pour cela que vous en êtes arrivé là d’ailleurs. Il fallait m’écouter !

« Ah non ! » me dis-je, ça ne va pas recommencer ! » Je me forçais à me répéter « Je ne dialogue pas avec l’intuition… je ne dialogue pas avec l’intuition… c’est une projection de ma psyché… ne reste pas là, rentre chez toi à pied pour t’éclaircir les idées… ».

— Je vous déconseille de rentrer chez vous à pied, c’est une très mauvaise idée ;

— Ecoutez, répondis-je en me levant brusquement, vous n’existez pas, je ne sais pas pourquoi je vous parle, et je vais rentrer chez moi.

— Vous devriez m’écouter, pour une fois.

— je ne veux pas en entendre davantage ! Criai-je en portant mes mains sur mes oreilles.

Je sortis précipitamment de l’abri-bus et m'engageai dans la rue d’un pas rapide, pour reprendre le contrôle de mon esprit. La neige me fouettait le visage. Je jetai un regard derrière mon épaule et vis la femme, ses jambes s’étaient remises à bouger nerveusement.

C’est le grondement d’un moteur qui me fit sursauter. Les phares du bus apparurent, glissant sur la chaussée verglacée, un vacarme métallique qui fendit la nuit et me rappela brusquement à la réalité.

Avant que je ne comprenne quoi que ce soit, le choc survint. Le bus dérapa, glissa sur la neige et me percuta. Le monde devint blanc.

Lorsque je repris conscience, tout était flou. Une lumière blanche m’aveuglait, un bip régulier et monotone bourdonnait dans ma tête, et chaque mouvement me rappelait douloureusement que j’étais bel et bien vivant .

Je tentai de relever un peu la tête pour checker mon état : mon bras gauche était immobilisé dans un plâtre et avec ma main droite je sentis un bandage autour de mon crâne. J’essayais de me redresser, mais un vertige me cloua sur le lit.

— Monsieur Delmas ? Vous êtes réveillé ?

La voix venait d’une infirmière qui pénétrait dans la chambre, avec un sourire professionnel, une tablette à la main et quelques instruments dessus.

— Qu’est-ce… qu’est-ce qui s’est passé ? murmurai-je, encore vaseux.

— Vous avez pris un bus, Monsieur Delmas, mais pas comme on le fait normalement. Vous avez eu beaucoup de chance.

Je clignai des yeux et portait mon regard autour de la pièce pendant que l’infirmière s’affairait à mettre en place ses instruments. Je vis alors une petite enveloppe beige sur la table de chevet, posée là, seule, sans nom.

— Euh… c’est de qui cette petite enveloppe ? demandais-je à l’infirmière.

— Aucune idée. Une femme assez nerveuse l’a déposée ce matin. Elle a dit que vous comprendriez.

Je pris l’enveloppe. Dedans, il y avait une carte de visite à la présentation très minimaliste, avec juste un « I » majuscule en haut à gauche. Pas de nom, pas d’adresse, juste une suite de chiffre, et un numéro « complémentaire » : le 39, avec cette mention manuscrite : « Les numéros du loto, samedi prochain ».

Bien décidé à reprendre le contrôle de ma vie et à me sortir de cette psychose, je déchirai fébrilement l’enveloppe et la carte de visite en tout petit morceau en les tenant fermement de la mâchoire et de ma main valide.

Dès ma sortie de l’hôpital, je retournerai voir le Docteur Friedrich afin qu’il augmente mes doses d’anxiolytiques.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire Chrisdelin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0