Chapitre 1 : Samedi soir
La neige tombe, tombe…
Samia ouvrit la portière dans un bruit de métal stupide puis descendit sur le goudron du trottoir.
À l’intérieur, l’autoradio crachait encore de cette bouillie infâme, un mélange de country et de techno house, le genre de truc qu’il écoutait en boucle juste pour l’énerver. De temps à autre, une voix beaucoup trop distordue piaillait dans un sifflement suraigu quelque mots d’anglais à propos de cadavres, d’insectes, et de cadavres d’insectes.
— Tu sors, maintenant ? cria-t-elle par-dessus le vacarme.
Deon grogna, ramassé en boule contre le dossier du siège passager.
Il était comme ça depuis qu’elle était venue le chercher.
Impossible de lui poser une seule question sans qu’il ne se mette à baisser le regard et grommeler, parfois chouiner. En fait, du charabia, à la manière des chanteurs torturés qu’il écoutait en boucle. À peine assis qu’il insérait sa clé USB dans le poste radio et lançait la première musique de sa playlist — toujours la même — le volume coincé à 11 sur 12. parce que 12 c’était trop fort mais 11 c’était juste suffisant pour casser les oreilles de Samia, et ça, ça le faisait bien rire, elle en était sûre.
— Il faut laisser la chanson finir, insistait-il comme à chaque fois. Il répéta : il faut laisser la chanson finir, c’est ce qu’il faut faire.
Tu parles d’une chanson.
Elle tapa du pied, s’impatientant.
Il faisait un froid de canard, et sa veste légère ne la protégeait de rien du tout. Quelle idée elle avait eu de sortir en jupe ! Mais elle s’était dit qu’il y aurait peut-être cet autre garçon à la fête… Cette autre garçon qui avait tout le temps l’air de n’en avoir rien à faire. C’est sûr qu’elle aurait eu l’air idiote si elle s’était pointée en survêtement, avec son sweat à l’effigie En comparaison, les greluches qui collaient à ses basques en couinant ”Thomas, regarde ma nouvelle coiffure !”, ”Thomas, tu me trouves comment ?”, ”Thomas, je peux toucher tes muscles ?” pouvaient être considérées comme des mannequins.
Eh bien non, il n’était pas à la fête et regarde qui a l’air d’une idiote maintenant…
— Ça finit quand, dis ? brailla-t-elle à nouveau, sa voix grelottant de froid.
L’index sur les lèvres, Deon lui intima le silence. Les yeux aussi écarquillés qu’un dément, il fixait la barre de progression de la console.
— 3… 2… 1… eeeet…
D’un geste preste, il appuya sur le bouton pause, interrompant l’agonie faiblissante d’une cornemuse lointaine, suivie de l’accord plaintif de la guitare du morceau suivant. À peine un dixième de seconde d’accord plaintif.
— GAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! JE SUIS NUL ! NUL ! NUL ! meugla Deon, furieux. Il ponctuait chaque ”nul” en se cognant la tête contre le tableau de bord. VRAIMENT TROP NUL !
Un ultime coup, puis de chaudes larmes coulèrent sur ses joues.
Et c’est reparti…
Samia restait là dehors, ne sachant trop que faire.
Elle ne savait jamais quoi faire. Ce n’était pas vraiment à elle de s’en occuper de toutes manières. Bien souvent, on pouvait seulement attendre.
Avec un long soupir, elle se retourna du côté de l’enseigne clignotante et suintante d’huile de moteur de l’épicerie du ”Croque-Mitaine". On l’appelait comme ça parce que le propriétaire avait une tronche à faire peur. Un accident à son ancien travail ou je ne sais quoi… C’était pas vraiment sympa pour le pauvre gars qui avait rien demandé, mais il faisait office de légende urbaine pour les parents qui devaient convaincre leurs enfants de ne pas faire de bêtises. Le regard dans le flou, Samia essayait de compter les flocons de neige. C’était terriblement frustrant, cette époque-là de l’hiver, quand les flocons fondaient avant d’atteindre le sol. Il faisait juste froid et on n’avait même pas le droit à de la neige. Où étaient passées les épiques batailles de son enfance ? Le dimanche matin, quand l’herbe du jardin s’était transformée en étendue blanche et que…
WHAAAAAAAAAAM !!!
Derrière elle, la guitare gémissante vagit à nouveau, pendant qu’un chanteur indiscutablement ivre mort s’occupait de vomir tout le contenu de son estomac dans le micro.
— Bon, j’y vais, souffla-t-elle à l’adresse de son frère, bien qu’elle douta qu’il puisse l’entendre.
Elle fit quelque pas en direction du magasin, embourbée dans sa mauvaise humeur. Ses gants serraient dans chaque main une paire de sacs poubelles, parce que ”Le camion poubelle passe une seule fois par semaine et que ça fait une mauvaise odeur dans l’allée quand on sort”. Et bla et bla et bla…
Ça l’emmerdait, cette attitude débile. Ses parents la prenait pour la femme à tout faire depuis qu’ils n’avaient plus assez d’argent pour s’en payer une vraie. ”Va chercher ton frère”,”Sors les poubelles”,”Ta chambre est un vrai dépotoir, fais un brin de ménage” Comme si c’était de sa faute si son père s’était fait viré.
Mais ce qui l’emmerdait vraiment et qu’elle n’osait pas avouer, c’est qu’elle était terrifiée à l’idée de se faire pincer par le Croque-Mitaine alors qu’elle jetait les déchets de sa famille dans SA benne à ordures. La benne à ordures de SA boutique. Peut-être que ce n’était pas que des légendes urbaines ce qu’on racontait, après tout…
Elle avait exprimé ses réticences.
Elle l’avait fait. Putain, elle l’avait fait et si Thomas avait été là avec blondasse numéro 1 et blondasse numéro 2 il se serait moqué d’elle, l’aurait traité de ”froussarde”. Déjà qu’elle devait se trimballer avec le surnom de ”la soeur du taré”, elle ne voulait pas en ajouter. Ce à quoi ses parents lui avaient rétorqué : ”C’est toi la coureuse la plus rapide du lycée, non ? Eh bien…”
Oui ben c’est pas eux qui devaient aller à l’épicerie voir la face du gérant tous les soirs, c’est pas eux qui sortaient les poubelles par moins 2 degrés en hiver et c’est pas eux qui s’occupaient de son frère. Alors que ça, elle était presque sûr que c’était quelque chose qu’ils DEVRAIENT faire.
La sonnerie de son téléphone portable étouffée par le cuir de son sac à dos interrompit ses pensées.
Elle avait encore oublié de changer cette sonnerie. Stupide. Une mélodie complètement numérique jouée au synthé des années 80, un truc bien ringard qui ne bouclait même pas bien. Il y avait une coupure d’une demi seconde à la fin, et ça, ça lui faisait les nerfs. Ça l’irritait presque autant que la ”musique” de Deon.
Presque.
Merde, j’ai les mains prises.
Avec trois grandes enjambées, elle fit face à nouveau à son frère, qui s’amusait à clipser et déclipser sa ceinture de sécurité.
— Tiens-moi ça deux secondes, tu veux bien ? lança-t-elle sèchement en lui tendant une paire de sacs poubelle.
— Non, c’est dégueulasse, objecta Deon.
La sonnerie en était à sa quatrième boucle. Insupportable.
Samia, agacée, insista en lui mettant les sacs sous le nez.
— ÇA PUE !!! Il eut un mouvement de recul presque théâtral.
NON ! NON ! NON !
Le rouge monta aux joues de Samia.
— DEUX SECONDES, MERDE ! explosa-t-elle, DEUX PUTAINS DE SECONDES !
Deon sursauta au son de la colère de sa soeur et se recroquevilla prestement sur le siège passager, se couvrant la tête comme si elle s’apprêtait à le frapper.
Samia se rapprocha de lui, posant un pied à l’intérieur de la voiture.
— Désolée, je ne voulais pas crier.
Mais tu sais, ajouta-t-elle, les parents ne seront pas contents s’ils apprennent que tu ne fais pas comme je dis.
La jeune fille voulait se montrer gentille mais le timbre synthétique du cellulaire la fit grimacer, alors elle fourra les sacs poubelles dans les mains de son frère sans plus de cérémonies.
— Deux secondes d’accord ? Son regard se fit mi-tendre mi-consterné. Juste le temps que je réponde.
À contre-coeur, Deon se saisit des sacs et les tint à bout de bras, le plus loin possible de lui.
— Un…
Samia ôta les sangles de son sac à dos et fouilla la poche avant, là où elle mettait son téléphone. Plusieurs accessoires dont les usages restaient inconnus à Deon, ”des trucs de filles”, volèrent avant qu’elle ne mette la main dessus.
Tremblotants de froid, ses doigts glissaient sur l’écran.
— Comment ça, mot de passe incorrect ?
Elle se claqua le front.
— Mais j’ai pas besoin du mot de passe, Samia, imbécile… ironisa-t-elle à voix basse.
Elle voulut accepter l’appel puis aperçut le numéro qui s’affichait. Elle n’avait pas une bonne mémoire des chiffres. Même assez mauvaise pour ainsi dire. Mais ça ne ressemblait à aucun numéro qu’elle connaissait. Elle en était à peu près certaine. En tout cas, pas de nom au-dessus de la suite de chiffres. Et si c’était…
Non… Vraiment ?
Son souffle se fit ténu.
Peut-être qu’il s’en était rappelé, après tout ?
Il fallait qu’elle s’éloigne de la voiture.
La neige tombe, tombe…
Maintenant, la neige est pareille en deux endroits
Dis-moi, dis-moi…
— Deux…
Les sacs poubelles émirent un pouf pathétique en s’écrasant au sol.
— DeeeEEEEEEOOOOOOOOOON !!!
L’interpellé aurait été une demi-seconde plus rapide qu’il aurait sûrement fermé la portière au nez de sa soeur. Mais voilà, c’était tout de même la coureuse la plus rapide de sa promotion.
Elle bondit sur la voiture, surgit si vite qu’il eut l’impression de toujours voir son image rémanente à l’autre bout du parking. Sa main vint empêcher solidement la fermeture, son oeil vilain se posant sur lui. Un oeil qui en temps normal aurait été triomphal et joueur. Mais Samia n’avait plus du tout envie de jouer. Elle fit béer la portière d’un grand coup, son frère n’opposant qu’une résistance risible. Son poing se serra si fort… ses jointures en devinrent cramoisies. Elle aspira tout l’air autour de ses narines dilatées, monstre avide de mort. Deon serra violemment les paupières s’attendant à la torgnole de toute une vie, mais…
Rien ne vint.
Tranquillement, Samia rangea le portable dans sa poche. La sonnerie s’était tue depuis longtemps.
Ses pupilles brûlaient d’un calme froid.
— C’était sûrement les parents, mentit-elle.
Dis-moi, dis-moi…
— Tu te rends compte, Deon ? Les parents !
Alors toi, bien sûr, tu t’en fiches ! Tu n’en as rien à faire ! Ce n’est pas toi que les parents vont réprimander ! Ce n’est pas à toi qu’ils vont demander pourquoi on ne répond pas quand ils appellent ! Ce n’est pas à toi qu’ils vont demander pourquoi on rentre si tard ! Ben ouais, tu n’en as rien à faire ! Môoooossieu fait ses caprices et c’est Samia la gentille grande soeur qui ramasse derrière, hein ?
Comme son frère ne réagissait toujours pas, elle continua d’assener :
— Tu imagines si les sacs s’étaient percés en tombant par terre ? Tu y as pensé à ça ? Tu as pensé à ce qu’on devrait ramasser, éparpillé par terre, comme ça… Les déchets par terre sur le sol du parking où tout le monde marche et où les vieilles peaux laissent leurs toutous à la con chier et pisser ? Ça, je peux te le parier, ils ne le nettoient pas pendant une bonne semaine, ça a le temps de bien fermenter ! Tu imagines l’odeur que ça a Deon ? Tu imagines ? Le nez collé au sol, jusqu’à ce que ça te fasse pleurer les yeux et qu’ils sortent de leurs orbites comme des oignons pourris !
Tout en parlant, elle s’était saisi des sacs et les agitait les uns contre les autres, puis les lâchait encore contre le bitume avec des Splof Splof visqueux. Les lèvres de Deon tremblaient, sa bouche s’ouvrant et se fermant comme celle d’une carpe. Ses yeux allaient de haut en bas, droite à gauche, suivant les sacs qui dansaient la gigue.
— A… Arrête… trouva-t-il seulement la force de marmonner.
— DÉGUEULASSE ! Comme tu dis !
C’est ça que tu voulais Deon ?
Que je me mette en colère ?
C’est ça que tu voulais ?
Une larme coula sur la joue de Samia.
— Parce que moi je ne voulais pas…
La neige tombe, tombe…
Il y eut un grand silence stupide. Aussi stupide que cette neige qui fondait avant de toucher le sol. Des flocons éphémères et stupides. Deon fut le premier à le briser.
— Tu pouvais les poser par terre, fit-il remarquer.
— QUOI !
Il frissonnait, et ce n’était pas de froid.
— Les sacs.
Tu pouvais les poser par terre.
— Ouais ben ! Je suis pas parfaite, excuse-moi !
Vraiment trop stupide.
— Dis Samia… J’ai encore été désagréable, c’est ça ?
Sa voix avait faibli, réduit en un fil de murmure.
— Non, tu… (elle renifla)
Écoute, c’est pas grave.
Essuyant son visage avec la manche de sa veste, elle tendit l’autre bras, un doigt pointé vers l’enseigne clinquante.
— Tu veux que je te prenne quelque chose ?
La bande-son de la playlist s’était arrêtée toute seule et la seule musique qu’on pouvait entendre était la mélodie grinçante de la vieille portière de voiture se balançant dans le vent d’hiver.
— Après on rentre à la maison ?
Samia soupira.
— Oui, après on rentre à la maison.
Alors… Tu veux quoi ?
Il réfléchit un moment, la main posée sur sa bouche comme s’il voulait s’empêcher de parler trop vite.
— Un Daily Science.
Elle le regarda, mais sans méchanceté.
— Et le mot magique ?
— S’il te plaît grande soeur, souffla-t-il, les yeux au ciel.
Alors, elle s’éloigna et Deon referma la portière. Mais il ne remit pas la playlist en lecture. Il n’était plus d’humeur à écouter ou entendre quoi que ce soit. Pas même le bruit des flocons ratés venant gratter doucement sur l’habitacle. Ses oreilles bourdonnaient de milliers de petites fourmis voraces. L’irritaient, l’irritaient, irritation, grattement, répugnant, répugnant…
Il enfila son casque anti-bruit et ferma les yeux.
Maintenant, la neige est pareille en deux endroits
Dis-moi, dis-moi…
Est-ce qu’il pleut aussi chez toi ?
Annotations