Chapitre 3 Une froide matinée d'hiver - Partie 1

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 Bravant l’humide fraîcheur hivernale, Tabatha se rendait chez Sin fo et Hank. Cela faisait plusieurs jours qu'elle ne les avait pas vus, et elle voulait prendre de leurs nouvelles. Comme ils habitaient au centre du village, dans ce qui avait été le lieu de réunion de la communauté et qui était maintenant la maison du chef, Tabatha devait traverser la moitié du village. En effet, elle s'était installée seule six mois plus tôt dans une petite maison du quartier nord de Ts'ing Tao. Elle avait vécu quelques temps avec Maxou chez Archibald, mais lorsque Ellis avait donné naissance à son enfant, la cohabitation était devenue difficile. Jacob lui avait bien proposé de venir vivre chez lui, mais elle avait décliné son invitation. Bien qu'elle ait fini par comprendre les raisons qui l'avaient poussé à la laisser seule, elle ne lui avait jamais vraiment pardonné, et ils n'avaient pas retrouvé la complicité qui les liait lorsqu'elle était enfant. De plus, Tabatha estimait qu'elle était assez grande pour s'assumer seule désormais. Elle avait fêté ses quinze ans quelques semaines auparavant, et elle n'était plus une enfant.

 Cela se traduisait avant tout par un changement de caractère. Bien sûr, les épreuves qu'elle avait traversées l'avaient rendue mature très tôt, et elle s'était assagie. Elle n'avait plus les nerfs à fleur de peau, ne s'énervait plus aussi rapidement, et ne pleurait plus à la moindre émotion trop forte. Elle avait aussi arrêté de faire des caprices, bien qu'elle ait conservé son caractère bien trempé.

 Tous ces changements venaient probablement de son train de vie différent. Sur Incuna, tout le monde était logé à la même enseigne, et le fait que personne ne sache qu'elle était la princesse de Vadkraam lui permettait de vivre plus simplement. Ici, tout le monde l'appréciait pour ce qu'elle était, et non pour son titre. De plus, son corps s'était transformé, prenant peu à peu l'aspect de celui d'une femme, ce qui lui valait encore plus de sympathie auprès des jeunes hommes de Ts'ing Tao. Elle avait toujours ses longs cheveux blonds et ses yeux myosotis hérités de sa mère. Sa bouille ronde d'enfant s'était affinée, tout en conservant les pommettes de son père, qui donnaient à son visage un air mutin. Elle avait gagné quelques centimètres, ainsi que quelques rondeurs au niveau des hanches et de la poitrine.

 Depuis quelques temps, de nombreux garçons lui tournaient autour. Cela ne lui déplaisait pas, car elle avait conservé une part de vanité, mais ces garçons ne l'intéressaient pas. Le seul pour qui elle avait des sentiments, c'était Maxou. Lui l'avait connue lorsqu'elle était enfant, et avait tout de suite été adorable avec elle. Elle l'avait embrassé quelques mois après leur installation sur Incuna, mais ils étaient trop jeunes, et cela leur avait semblé trop étrange, si bien qu'ils étaient restés de simples amis, et ils n'avaient jamais recommencé. Mais à présent, elle pensait de plus en plus souvent à lui, et elle savait que ses sentiments avaient changé. Peut-être en était-il de même pour lui ? Tabatha se promit de prendre son courage à deux mains et d'aller lui en parler le soir même.

 Après un bon quart d'heure de marche, Tabatha arriva enfin à la maison du chef. Elle n'était pas fâchée à l'idée de se retrouver à l'intérieur, car même s'il n'avait pas neigé depuis plusieurs jours, la température était toujours négative, et le froid lui mordait la peau malgré son lourd manteau et son étole. Elle allait pénétrer dans la cour intérieure lorsqu'un homme lui en barra l'accès. Tabatha essaya de le contourner, mais l'homme se plaça une nouvelle fois devant elle.

– C'est quoi votre problème, s'impatienta la jeune fille.

– Je ne dois laisser entrer personne.

 Tabatha jura silencieusement. Elle avait oublié cette procédure stupide.

– Laissez-moi passer s'il vous plaît, je connais bien Sin fo et Hank, ce sont de vieux amis.

– Je doute que madame Ni et son mari aient des amis qui sortent à peine de l'école, lui répondit le garde goguenard.

 La jeune fille leva les yeux au ciel en soupirant. Cet imbécile ne la reconnaissait pas. Évidemment. Il y avait trop de monde qui travaillait pour Sin fo et Hank, et les postes tournaient souvent. En fait, il y avait trop de monde à Ts'ing Tao. Un an et demi auparavant, lorsque Jacob était revenu avec les derniers habitants de Cosrock, la population de l'île avait doublé. Ts'ing Tao, qui n'était alors qu'un camp de réfugiés amélioré, se transforma en un véritable petit village. Cela n'avait pas posé de problèmes, car tout le monde se connaissait, même Tabatha, Sin fo et Hank, qui avaient côtoyé tous les habitants de Cosrock au moins quelques jours. Mais une fois que tout le monde fut installé, Jacob eut l'idée de faire venir encore plus de personnes. Il en parla à Sin fo et Hank, leur expliquant que beaucoup de gens se cachaient dans le royaume, et qu'eux aussi avaient le droit de vivre dans un endroit sûr, à l'abri des djaevels. Les deux jeunes gens avaient soumis cette idée au vote des habitants de Ts'ing Tao, qui avaient en grande majorité accepté.

 Jacob était donc une nouvelle fois parti, avec trois volontaires, et ils étaient revenus deux mois plus tard accompagnés d'une trentaine de personnes, hommes, femmes et enfants. On s'occupa de fournir un logement à tout le monde, et Jacob reprit la route avec de nouveaux volontaires. Il s'était ainsi trouvé un équilibre. Il passait quelques temps avec ses amis et Falmina, puis il quittait le village, et ses longs voyages lui permettaient de ne pas se sentir à l'étroit sur Incuna. À chaque voyage, il visitait une nouvelle ville, s'aventurant toujours plus au sud, et ramenant toutes les personnes qui acceptaient de le suivre. Il en profitait pour ramener des vivres, du matériel, des meubles, des vêtements, de la vaisselle, des sacs de semis, et même quelques animaux. Son plus grand succès fût de rapporter une quinzaine de moutons, ce qui promettait de la laine et du lait, notamment pour les nouveaux nés.

 Petit à petit, la vie s'organisa sur Incuna, et chacun se trouva une occupation. La carrière au nord et les champs au sud débordaient d'activité, ainsi que les pâtures, le poulailler et les bateaux de pêche. Comme la communauté était devenue trop importante pour se gérer par elle-même convenablement, les habitants élurent un chef pour régler les conflits. Ce fût Sin fo qui fût désignée par une large majorité, et elle s'installa avec Hank dans la demeure où elle avait passé son enfance.

 La jeune femme fût dans un premier temps ravie, mais elle se rendit vite compte de la pénibilité de sa charge. De nombreuses personnes venaient quémander son avis ou son aide pour régler des problèmes qui étaient la plupart du temps futiles. C'est pourquoi Hank prit vite la décision d'engager du personnel pour garder leur maison. Cela donna du travail à quelques personnes, permit d’asseoir l'autorité de Sin fo, et surtout lui permit de ne plus être dérangée à tout bout de champ.

 Malheureusement pour Tabatha, l'homme qui surveillait l'entrée ce jour-là la prenait pour une de ces enquiquineuses. Il n'était pas à Ts'ing Tao depuis très longtemps, comment aurait-il pu savoir que Tabatha était loin d'avoir eu une enfance comme les autres ? Cette dernière tenta de lui expliquer aimablement la situation :

– Je vous assure, ce sont des amis. Je ne viens pas les déranger, je veux seulement prendre de leurs nouvelles.

– Ils vont très bien.

– J'aimerais l'entendre de leur bouche, précisa la princesse en tentant une nouvelle fois de le contourner.

– Bon, assez ri. Je n'ai pas plus de temps à perdre avec toi gamine !

 En disant cela, il avait empoigné le bras de Tabatha et l'avait repoussée brutalement. La jeune fille glissa sur le sol gelé et bascula en arrière. Le garde sembla un peu gêné d'avoir réagi si violemment, mais il ne fit pas un geste pour l'aider. Sans un mot, Tabatha ramassa un peu de neige, se releva, et en fit une boule compacte.

– Va jouer ailleurs petite, avant que je ne m'énerve pour de bon.

 Tabatha leva les yeux vers lui et sourit. Puis elle lança sa boule qui vint s'écraser contre le visage du garde. Celui-ci n'eut que le temps d'essuyer la neige qu'il avait dans les yeux avant de voir le poing de la jeune fille s'abattre sur son nez. L'homme poussa un juron et se pencha en avant en plaquant ses mains sur son visage pour empêcher le sang de couler. Tabatha en profita pour le bousculer et s'élancer dans la cour. Malheureusement, le garde retrouva très vite ses esprits et se lança à sa poursuite. La jeune fille courut aussi vite qu'elle le put sur le sol verglacé. Elle termina sa course par une longue glissade et s'abattit de tout son poids contre la porte, qui s'ouvrit à la volée. Le garde toujours sur ses talons, Tabatha courut à travers les couloirs en riant. Elle était contente d'avoir fait ravaler sa fierté à cet imbécile.

 Soudain, elle vit surgir Hank au détour d'un couloir, et elle ne put s'arrêter à temps pour l'éviter. Elle le percuta de plein fouet, et Hank eut bien du mal à conserver son équilibre et empêcher Tabatha de tomber. La jeune fille rit de plus belle, et le garde les rejoignit avant qu'elle ait pu dire le moindre mot à son ami. L'homme salua Hank, une main toujours pressée sur son nez.

– Excusez-moi monsieur, je n'ai pas pu l'empêcher d'entrer.

– Ce n'est pas grave, je la connais.

Tabatha lança un regard moqueur au garde en lui tirant la langue.

– Mais qu'est-ce que vous avez au visage, demanda Hank.

– C'est elle monsieur, répondit l'homme en dévoilant son visage.

Hank se tourna vers Tabatha et lui demanda d'une voix mi-amusée, mi-surprise :

– Tu lui as mis un bourre-pif ?

– Il l'avait cherché !

– Les ordres étaient...

– Ça ira, trancha Hank. Je me charge d'elle. La prochaine fois, laissez-la entrer. Et toi ne cogne plus les gens, dit-il à Tabatha.

L'homme prit congé d'un signe de tête et s'éloigna en maugréant. Dès qu'il eut disparu au coin du couloir, Hank éclata de rire.

– Ton garde est un idiot, se justifia Tabatha.

– Je sais, et c'est justement parce qu'il n'est bon à rien d'autre que je l'ai mis là. Tu as bien fait de le frapper, je n'aime pas ce type.

– Il ne l'a pas vu venir ! Du grand art, comme tu me l'as appris, dit Tabatha en mimant un coup de poing au ralenti.

– Je suis fier de toi, dit-il en lui ébouriffant les cheveux.

– Arrête ça, je ne suis plus une enfant, s'énerva-t-elle en le repoussant, avant de se recoiffer.

– Pour moi, tu seras toujours une sale gosse capricieuse. Allez viens, je t'offre un verre.

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