Martin  6

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  Depuis deux jours, le taulier réclame son loyer et surtout, ne me fait plus crédit pour la boisson. C’était le dernier à me l’accorder. Les copains, je le vois bien, m’évitent et ceux qui me fréquentent encore sont aussi raides que moi. Chienne de vie !

  Depuis deux jours et deux nuits, je vis reclus dans ma piaule, sans lumière, sans manger, sans boire, même de l’eau ! Ils m’ont fermé le compteur la semaine dernière les salauds ! En fait, je n’ai payé ni la facture de janvier ni celle de juillet. Quand on est pauvre et trop fier pour quémander ( ou pas assez bourré ?), y a plus qu’à crever !

  Depuis deux jours, deux nuits et un temps interminable, je repense à ma vie…ma femme…mes enfants…mes amis. Tout ce temps passé à faire semblant de vivre, d’être heureux. Tout ce malheur qui s’abat d’un coup, cet enchaînement qui m’attire comme la spirale d’une tornade.

  Il faut que je sorte ! M’habiller, me raser, marcher le long des boutiques. Il est tard, le soir tombe. Un groupement devant le supermarché, une querelle de bonnes femmes ? Non, c’est une bagarre avec de jeunes clodos, ça crie, ça gueule, ça se tabasse. Je m’approche un peu, Tout le personnel est dans la rue avec le gérant, vite, j’entre discrètement j’attrape une boîte de conserve au hasard, une bouteille d’alcool et je ressors. Une sirène, les flics arrivent, je m’écarte sans hâte, personne ne m’a vu. Je rentre rapidement chez moi.

  Mon butin : une boîte de petits pois, un litre de rhum. J’avale d’abord deux grandes rasades de rhum et j’ouvre la boîte. Je les mange dedans à la petite cuiller, froids. En dix minutes tout est fini, petits pois et rhum. La chaleur de l’alcool commence à m’envahir, à détendre mon corps, mes muscles mais pas mon esprit. Mes idées noires et mes angoisses sont toujours là, tapies dans ce recoin de mon cerveau d’où je ne peux les extirper. Je n’ai pas encore assez bu, mais je sens que le rhum n’est pas fait pour moi, je crois que je le supporte mal. Ou j’en ai trop bu d’un seul coup ! Finalement, je vais faire comme ce polak, Alex.

  Quand il n’avait pas le rond, il entrait dans un hypermarché, il mettait une dizaine de produits dans le caddie, puis il allait chercher du jambon, du pain et vite fait, il se composait un sandwich qu’il avalait en marchant entre les rayons comme un client ordinaire qui ferait ses courses. Quand il était rassasié, il laissait son chariot devant un rayon et sortait du magasin les mains vides, en expliquant que sa femme était déjà sortie avec les courses. Pour manger, d’accord, mais pour boire me direz-vous, ça se remarque quelqu’un qui boit à la bouteille ? Il avait aussi une technique que je vais utiliser. Il prenait une petite bouteille qu’il glissait discrètement dans sa poche, il se dirigeait vers le rayon vêtement, attrapait un ou deux pantalons et filait dans une cabine d’essayage. Là, il vidait son flacon, le remettait dans sa poche et ressortait en expliquant que la taille n’allait pas, remettait les grimpants en place, posait mine de rien la bouteille vide dans un rayon et repartait comme il était arrivé. Enfin, presque !

  Après le troisième flacon de Calvados, soit près d’un litre j’estime avoir atteint le résultat souhaité, d’autant que le magasin ferme, je rentre en ville, de plus en plus ivre.

  Une voiture s’arrête à ma hauteur, c’est Noël, l’épicier je monte et je crois bien m'être endormi, en tous cas, je me réveille devant son épicerie. Je crois que mon état de faiblesse général conjugué avec tout ce que j’ai bu, m’a rendu malade. Et ça doit se voir parce que Noël me regarde avec un drôle d’air.

  « Viens ! » Qu’il me dit, « T’as vraiment pas l’air en forme, je sais pas ce qui t’arrive depuis quelque temps mais tu te laisses aller ! »

  Je ne réponds rien, il a raison ! Péniblement je m’extrais de sa bagnole et je le suis dans sa boutique. Je ne l’avais jamais vraiment remarqué, mais il a fait quelques efforts de présentation et si l’échoppe est minuscule, il y a quand même pas mal de marchandises. Enfin, surtout pas mal de boissons, bières, pinards, alcools de toutes sortes, il vend plus à boire qu’à manger, c’est sûr !

  Il est toujours difficile, quand on n'a rien, pas même le nécessaire, l’indispensable, le minimum de raconter sa situation à quelqu’un, de lui dire qu’il n’a que peu de choses mais que c’est beaucoup. Lui dire que les apparences sont trompeuses, lui dire que l’on était trop fier pour demander de quoi manger, un peu d’argent, un peu de chaleur humaine alors que le besoin se faisait déjà sentir mais que l’avenir était encore possible, croyait-on. Maintenant que le fond est atteint, il est encore plus difficile de dire que sa fierté ne valait pas un bout de pain. On ne peut plus dire que ce qu’on lui a fait croire si longtemps n’était qu’un tissu de conneries, qu’il y a longtemps qu’on est pas bien et que la seule issue est la fuite. La seule issue possible quand on n'a plus rien, qu’on ne se sent plus bon à rien et que le courage manque, bouffé par l’alcool et surtout par la fierté. Car elle est là, elle ! C’est elle qui vous pousse à vous laver, vous raser, vous habiller au mieux pour sortir en public et paraître! Avoir l’air comme tout le monde ! Cette putain de fierté, l’orgueil des pauvres, avoir l’air de ne pas souffrir quand on veut hurler, l’air d’être en pleine forme quand on n’en peut plus, l’air cossu quand on est dans la dèche. C’est ça qui est terrible, ne plus pouvoir s’exprimer normalement parce que les conventions sociales ne vous le permettent pas à moins de reconnaître sa propre déchéance, et ça, c’est dur, très dur ! Bien trop difficile !

  « Alors, tu rêves ? » Je sursaute, et je prends la bière qu’il me tend.

  « Tu sais ! » que je lui dis, « hier je suis allé sur la tombe d’Eugène. »

  « Pour quoi faire ? »

  « Lui rendre visite ! » Il ne dit rien mais me regarde un peu interloqué. « En fait, on était devenu un peu des amis, Eugène et moi, alors j’ai eu envie de lui parler. »

  C’est bizarre non ? Je veux dire, vouloir parler à un mort ?… Il n’y a que les morts, je suppose, qui peuvent se parler … ou ceux qui sont encore en vie, mais trop désespérés pour parler aux vivants… les morts, au moins, ils t’écoutent bien poliment, sans t’interrompre, sans rien dire, sans te juger et tu peux être sûr qu’ils gardent tout ce que tu leur racontes pour eux, alors que les vivants !…

  « Et que lui as-tu dit à Eugène ? »

  « Que j’arrivais ! Bientôt ! » Et je vide la canette de bière pendant qu’il secoue la tête en répétant « C’est pas possible, tu perds la tête, mais c’est pas vrai ça ! »

  « Tu vois Noël, dès la naissance le compte à rebours est lancé. Tout ce qui vit doit mourir car la grande fumisterie de la vie, c’est que la mort lui est indissociable, elle est l’aboutissement, la justification, elle est nécessaire, indispensable, sans la mort pas de vie, et vice-versa. Vivre en faisant semblant d’oublier qu’on va mourir est ridicule. On va mourir ! C’est même la seule certitude que l’on a ! Alors un peu plus tôt, un peu plus tard… ! Et comme chantait le poète :

Mais à tout prendre

Qu’on se pende ici, qu’on se pende ailleurs

S’il faut se pendre.

  Moi, tu vois ! Je n’suis pas vraiment pressé, mais parfois les évènements viennent te bousculer… Quand tu as l’estomac vide, que le manque de tabac et d’alcool te met en transe, tu penses à ton passé et t’as l’impression d’avoir tout raté. Quand tu penses à ta famille et que tu sens bien que t’es rejeté, en trop, que tu gênes tout le monde même à 800 km de distance, quand tes amis sont morts ou t’évitent ou pire, t’ignorent ou font semblant de croire que t’es en pleine forme. Lorsque tu es tellement mal que tu ne peux même plus aller chercher le colis alimentaire auprès du secours populaire, répondre aux demandes de la caisse d’alloc ou des services sociaux, même plus remplir les formulaires du RMI et donc, quand tu ne touches plus rien et que tu t’es suicidé socialement et administrativement, t’en tires les conséquences. »

  « Arrête un peu les conneries maintenant ! Si tu as faim, prends une boîte de conserve sur l’étagère ou mieux ! Va chez mon cousin, celui qui tient le petit restau à côté du théâtre et mange ce que tu veux, dis lui que tu viens de ma part et ensuite reviens me voir, on finira la soirée ensemble. Allez ! Remue-toi ! Va casser la graine ! Pour le moment, je vais ouvrir la boutique et je vais bosser jusque vers minuit, une heure, on se revoit après, on ira chez Uma Drab, la patronne du bistro arabe où t’as joué au billard une fois avec moi. Tu t’en souviens ? »

  « Ok ! Alors à plus tard et merci pour tout ! » Et je suis sorti.

  Je suis rentré mettre un peu d’ordre chez moi, écrire ces quelques notes avant de partir dîner chez son cousin. Je vais quand même passer un coup de fil à ma fille de chez Théo puisque je passe devant chez lui. Je pense qu’il ne dira pas non. Décidément, je vis de la charité des autres ! Comme je l’ai écrit au début, j’ai pourtant jamais voulu tout ça !

  Je ne crois pas pouvoir me remettre en selle comme on dit ! L’ornière est profonde et je m’y suis enlisé. J’ai peur d’avoir choisi le mauvais chemin et de devoir assumer maintenant. La misère, la malhonnêteté, le regard des autres, la solitude, la peur du lendemain, la vieillesse, tout quoi ! C’est comme dans mon rêve, le passé, les mauvaises actions, les regrets et les remords, les vols, les dettes, tous me poursuivent, ma seule issue c’est la corde mais comme je n’ai rien construit d’assez solide dans ma vie pour l’attacher, elle n’est accrochée à rien et quand je m’en aperçois, même mon esprit n’y croit plus. Alors je tombe, inéluctablement, au milieu des rats ! Ce rêve, j’ai mis du temps à en comprendre la signification, maintenant, je crois y être arrivé, mon passé m’a rattrapé !

  Il m’indique le chemin futur...

  La chute !

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