Jaenk  3

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Il alluma une cigarette et me tendit son paquet. Il avait l’air réellement intéressé par mon histoire, alors je continuais :

— C’était étrange, pour en parler, elle me racontait l’histoire comme si elle était arrivée à quelqu’un d’autre et je l’écoutais de la même façon. Pourtant, bien que détaché, je savais que j’étais au cœur du problème, que dis-je, j’étais LE problème ! J’avais la haine. Mais rentrée. Je la tenais coincée dans mon ventre, là où ça fait mal. La respiration coupée. Je ne pouvais même pas avaler ma salive. D’ailleurs j’en avais pas ! Je pouvais seulement éviter le tremblement de mes lèvres en me taisant, celui de mes mains en les gardant serrée sur ma poitrine.C’était tellement fort la première fois, que j’ai du partir en bredouillant une excuse à la con parce qu’il me fallait vomir... ce jour là, je me suis cassé deux doigts en tapant à coup de poing contre un arbre. La rage était si forte que sur le coup, je n’ai ressenti qu’une petite douleur. Celle que j’avais dans le cœur et dans la tête était telle qu’elle submergeait tout le reste. Je crois que j’aurais pu facilement la tuer. Enfin…Pas elle… ! Je veux dire pas celle qui me racontait l’histoire, non ! L’autre ! Celle qui m’avait mis au monde, celle qu’elle était à l’époque !

Il se tût en tirant de grandes bouffées de sa cigarette, sa main tremblait légèrement, l'émotion paraissait le submerger. Il écrasa le mégot dans le cendrier et dit :

— Excuse-moi Martin, je ne voudrais pas profiter, mais est-ce que tu peux me remettre un verre, je te revaudrais ça quand j’aurais touché ma paye, la semaine prochaine.

— Bien sûr ! Tu travailles toujours comme routier ?

— Ouais ! Mais routier, c’est un grand mot. Je fais des livraisons localement, c’est tout. Et avec un petit camion, pas un semi.

— Tu livres quoi ?

— La plupart du temps, j’en sais rien et je m’en fous ! Rien n’ressemble plus à un colis qu’un autre colis, tu sais ! Et la route, c’est toujours pareil, elle t’emmène d’un point à un autre, de n’importe où à nulle part. Ou l’inverse ! Pas d’aventure, pas de romantisme, pas de grands espaces là-dedans, que des adresses mal rédigées, des stationnements à emmerdes, un patron qui en veut toujours plus, des flics qui te contrôlent sans arrêt, des clients jamais chez eux, toujours la même chose quoi ! Finalement, mon boulot, c’est pas routier mais routinier qu’on devrait l’appeler.

— Dis-moi Yank, tu es comme le temps aujourd’hui, pas très gai ! Tu me parais sacrément désabusé garçon !

— Désabusé ? Je sais pas ! Mais pas gai, c’est sûr, surtout quand je pense à ma mère. Remarques, d’une certaine façon, il y a pire qu’elle, celles qui accouchent sous X.

— Sous X ?

— Oui, ça signifie de manière anonyme, sans communiquer son identité. L’enfant sera né de mère inconnue. La loi peut obliger un père à verser une pension pour un enfant qu’il n’aura pas désiré, avec une femme qui lui aura peut-être caché qu’elle n’utilisait pas, ou plus, de contraception. Un enfant qu’il n’aura pas reconnu, et cela, même contre sa volonté, en faisant des recherches en paternité et en le condamnant pour abandon, mais une mère peut se libérer de toutes ces obligations en accouchant sous X. Elle n’est pas belle la vie !

— C’est possible ça ?

— Bien sûr, elles ne donnent pas leur identité, accouchent à l’hôpital et l’enfant est pris en charge par la DASS dès sa naissance. Et par la suite, tu vois, ces mômes là, ils ne pourront jamais savoir le nom de leurs parents, ni rien sur leur origine. C’est pour ça que je dis qu’il y a pire que ma mère, moi, au moins, je sais d’où je viens, même un fils de pute a le droit de savoir qu’il est un fils de pute ! Après, qu’il le crie sur les toits ou qu’il le garde pour lui, c’est son affaire, mais au moins il sait ! En fait, j’en ai connu à la DASS des copains nés sous X. Ils sont élevés dans des familles d’accueil mais ne peuvent pas être adoptés complètement, comme on adopte un orphelin par exemple. D’ailleurs, les orphelins même adoptés pourront toujours connaître leurs origines, ils peuvent avoir des grands-parents, des oncles, des tantes, des cousins, bref, une vraie famille dont ils sont issus en plus de leur famille adoptive. J’ai moi-même des grands-parents, des tantes et des cousins qui ne me parlent pas, mieux, qui m’ignorent complètement et à qui je le rends bien, mais au moins, quand je les vois, je sais d’où je sors, d’une poubelle, au propre et au figuré, et je leur dis. Mais rends-toi compte, les X, aucune info, rien, aucun moyen de savoir. Ils se heurtent à un mur dès qu’ils essaient d’obtenir le moindre renseignement. Ce sont les pestiférés de la société. »

— C’est incroyable qu’ils ne puissent rien savoir ! Tu es sûr de ce que tu dis ?

— Evidemment que j’en suis sûr ! J’en ai connu un qui travaillait à l’hôpital ! Je ne sais plus ce qu’il y faisait, la cuisine, je crois ou le linge, peu importe, en tout cas, il était marié et avait des enfants et même des petits enfants. Mais il n’avait pas de parents. Ni père, ni mère, ni frère, ni sœur. Pas plus d’oncle ou de tante ou de grands parents, pas de cousins, son histoire familiale commençait avec lui. Un jour il m’a dit que sa fille, quand elle était petite, souffrait de crises d’asthmes terribles et le médecin avait voulu connaître les antécédents familiaux pour déterminer si cet asthme était d’origine génétique ou non. De son côté, aucune possibilité de renseignements, rien ! Que dalle ! Nada ! Alors que faire ?

— Il aurait du s’adresser à la justice, un juge aurait sûrement obtenu les infos pour lui. Surtout dans ce cas !

— Tu te trompes. lui dis-je tranquillement en allumant la cigarette que je venais d’extraire de son paquet. Comme il était poli, il ne dît rien pour la cigarette et attendît la suite. il s’est d’abord adressé à la DASS qui lui a répondu que ces renseignements étaient confidentiels, protégés par le secret de l’accouchement sous X et ne pouvaient lui être communiqués. Il s’est alors adressé au tribunal et a été dirigé vers les services de la préfecture qui lui ont opposé une fin de non-recevoir et sur son insistance lui ont fourni un certificat précisant qu’il était né de père et de mère inconnus.

— … ?

— Je constate que ça te la coupe ! Moi, tu vois, aussi misérables soient-elles, mes origines me permettent de faire un bilan de santé normal, comme un fils de bourgeois, lui est peut-être un enfant de la haute mais … ! Bon, assez parlé de choses tristes, parlons un peu gonzesses !

À sa mine réjouie, je vois que j’aborde un sujet qui lui plaît, je vais encore boire un coup.



JI 01/04/19

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