Partie 1 - Effondrement - Assassinat d'Hitler - le lendemain

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jeudi 10 novembre 1938

Washington D.C.

Washington - Salle de rédaction des journaux Scripps–Howard

L'atmosphère était électrique. Les machines à écrire crépitaient frénétiquement, leur claquement habituel transformé en un vacarme affolé de touches martelées dans l'urgence. Des feuilles volaient de main en main, et des voix se croisaient dans une tension palpable, formant une cacophonie orchestrée par l'adrénaline. La fumée des cigarettes s'épaississait, créant un brouillard grisâtre sous les plafonniers de la salle de rédaction.

Ce matin, l'open space n'était plus un lieu de travail méthodique, mais une ruche en ébullition. L'assassinat d'Hitler à Munich la veille avait bouleversé les rédactions du monde entier, et celle de Scripps-Howard ne faisait pas exception. Des télégrammes s'entassaient sur les bureaux, les téléphones sonnaient sans interruption, et chaque journaliste tentait de décrypter les fragments d'informations qui arrivaient d'Europe par vagues chaotiques.

Ned étalait les dépêches sur son bureau comme un général dispose ses cartes. Contrairement au chaos créatif qui régnait autour de lui, son espace de travail gardait une organisation maniaque – stylos alignés parallèlement au bord, notes empilées avec précision, pas une tache d'encre sur son sous-main en cuir usé. Mais aujourd'hui, cette ordonnance habituelle était mise à rude épreuve par l'afflux de télégrammes urgents qu'il disposait méthodiquement devant lui.

Les nouvelles d'Allemagne arrivaient par fragments, mais un schéma commençait à se dessiner dans l'esprit analytique de Ned. Chaque dépêche était un morceau du puzzle, et il les organisait non par ordre chronologique, mais par importance géographique et politique.

"BERLIN - 15H30 - HEYDRICH CONVOQUE URGENCE CHEFS DISTRICT SS BERLIN COORDINATION SECURITE - REUTERS"

"MUNICH - 14H45 - HIMMLER INSPECTE PERSONNELLEMENT DISPOSITIFS SECURITE LIEU ATTENTAT - ASSOCIATED PRESS"

"HAMBOURG - 16H20 - GÖRING ATTENDU CE SOIR REICHSLUFTFAHRTMINISTERIUM REUNIONS URGENTES - DPA"

Jack Mercer s'approcha du bureau de Ned, une tasse de café fumant à la main, ses cheveux habituellement impeccables décoiffés par une matinée de course entre les téléphones et les machines à écrire.

— Regarde ça, dit Ned en pointant une ligne du doigt, son ton grave contrastant avec l'agitation générale. "Heydrich convoque les chefs de district SS à Berlin pour coordination d'urgence."

Il déplaça son index vers une autre dépêche.

— Et là : "Himmler inspecte personnellement les dispositifs de sécurité à Munich."

Jack fronça les sourcils, ne saisissant pas immédiatement l'implication.

— Où est le problème ? demanda-t-il en soufflant sur son café.

Ned leva les yeux de ses dépêches, son regard vif sous des sourcils froncés révélant l'intensité de sa réflexion.

— Ils ne sont pas au même endroit, Jack. En cas de crise majeure comme celle-ci, Himmler et Heydrich devraient être ensemble. Le Reichsführer-SS et son principal lieutenant ne se séparent jamais lors d'une urgence sécuritaire de cette ampleur.

Il s'interrompit, une hypothèse troublante prenant forme dans son esprit. Sa main droite se porta instinctivement vers ses yeux, ce geste qui deviendrait plus tard sa signature télévisuelle, mais qui n'était alors que la manifestation physique de sa concentration extrême.

— Cette séparation est soit tactique, soit...

Il laissa sa phrase en suspens, contemplant les dépêches comme si elles pouvaient lui révéler leurs secrets cachés.

— Soit le signe d'une rupture au sommet, acheva-t-il finalement, sa voix baissant d'un ton.

Jack posa sa tasse, soudain attentif à l'analyse de son collègue.

— Une rupture ? Tu veux dire que...

— Je veux dire que l'assassinat d'Hitler pourrait déclencher exactement ce que nous redoutions le plus, l'interrompit Ned. Non pas l'effondrement du régime nazi, mais sa fragmentation en factions rivales. Regarde ces coordonnées géographiques.

Il déplaça les dépêches sur son bureau, créant une carte mentale.

— Heydrich à Berlin, Himmler à Munich, Göring qui se dirige vers Hambourg... Ils se positionnent chacun dans leur fief. Ce n'est pas de la coordination, Jack. C'est de la préparation au conflit.

L'atmosphère autour du bureau de Ned changea subtilement. D'autres journalistes, attirés par la gravité de sa voix, commencèrent à se rapprocher discrètement, tendant l'oreille.

— Et en quoi est-ce pire que Hitler vivant ? demanda Jack, bien qu'il commençât à entrevoir la réponse.

Ned se pencha en arrière dans son fauteuil, son visage grave reflétant l'ampleur de ses préoccupations.

— Parce qu'Hitler, aussi monstrueux fût-il, constituait un centre de pouvoir unique. Avec lui mort, nous risquons d'avoir trois ou quatre régimes nazis indépendants, chacun tentant de prouver qu'il est le plus radical, le plus pur idéologiquement. Imagine Himmler libéré de toute contrainte, Heydrich avec les pleins pouvoirs sur les SS, Göring contrôlant la Luftwaffe et l'économie de guerre...

Il marqua une pause, ses doigts pianotant nerveusement sur le bord de son bureau.

— Une guerre civile allemande pourrait être encore plus dévastatrice pour l'Europe qu'un Reich unifié. Et si l'un d'eux émerge victorieux de cette lutte interne...

— Il sera plus dur et plus organisé qu'Hitler n'a jamais été, compléta Jack, saisissant enfin l'horreur du scénario.

— Exactement. Le vainqueur aura dû éliminer ses rivaux nazis. Il aura prouvé sa supériorité dans la violence pure. Il n'aura plus aucune limite, plus aucun contrepoids interne.

Autour d'eux, la rédaction continuait son ballet frénétique, mais le petit groupe qui s'était formé autour du bureau de Ned écoutait dans un silence tendu. La célébration qui avait accueilli les premières nouvelles de l'attentat commençait à laisser place à une inquiétude plus profonde.

— Qu'est-ce qu'on fait avec ça ? demanda finalement Jack.

Ned rassembla ses dépêches en une pile nette, son organisation maniaque reprenant le dessus même dans le chaos.

— On surveille. On documente. Et on prie pour que je me trompe.

Il leva les yeux vers la fenêtre, où la lumière automnale de Washington filtrait à travers les stores, projetant des lignes d'ombre sur son bureau. Quelque part en Europe, l'avenir du monde se décidait peut-être en cette minute même, dans des bureaux sombres où des hommes en uniforme noir calculaient leurs chances dans une partie d'échecs mortelle.

— Mais je ne crois pas me tromper, ajouta-t-il à voix basse, plus pour lui-même que pour les autres.

Dans le silence relatif qui suivit ses paroles, seul le crépitement lointain des machines à écrire rappelait que le monde continuait de tourner, que les nouvelles continuaient d'arriver, et que l'Histoire, avec sa logique impitoyable, poursuivait sa marche inexorable vers un avenir que personne ne pouvait encore imaginer.

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