Partie 1 - Effondrement - Arrestations massives en Europe

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mardi 2 janvier 1940

Washington D.C.

Washington - Complexe du Capitole des États-Unis

L'air de janvier mordait Washington d'un froid sec et cassant. Ned Brooks remonta le col de son pardessus gris anthracite en gravissant les marches de marbre du Capitole, ses chaussures en cuir résonnant sur la pierre gelée avec cette précision mécanique qui caractérisait ses gestes depuis des années. Sa serviette en cuir, usée mais impeccablement entretenue, battait légèrement contre sa jambe tandis qu'il se frayait un chemin parmi la foule inhabituelle qui convergeait vers l'entrée principale.

L'atmosphère était électrique. Des correspondants de presse se hâtaient, carnets et appareils photographiques en main, leurs haleines formant de petits nuages blancs dans l'air glacial. Des sénateurs et représentants discutaient par petits groupes sur les marches, leurs voix graves portées par le vent hivernal, mêlant préoccupations nationales et calculs politiques. L'ombre du dôme s'étendait sur cette assemblée fiévreuse comme un présage lourd de conséquences.

Ned ajusta machinalement ses lunettes cerclées d'acier et vérifia sa montre : 9h47. La session extraordinaire commencerait dans treize minutes précisément. En tant que correspondant parlementaire pour les journaux Scripps Howard, il avait couvert des milliers de séances du Congrès, mais celle-ci revêtait une importance particulière. L'Europe s'embrasait, et aujourd'hui, l'Amérique allait peut-être définir sa position face au chaos qui se déchaînait de l'autre côté de l'Atlantique.

Dans le hall principal, l'odeur de cire d'entretien et de marbre froid se mêlait aux effluves de tabac et de laine humide des manteaux d'hiver. Les voûtes néoclassiques résonnaient d'un bourdonnement continu de conversations tendues. Ned montra sa carte de presse aux agents de sécurité, leurs uniformes bleu marine contrastant avec l'élégance architecturale du lieu, puis se dirigea vers la galerie de presse de la Chambre des représentants.

L'hémicycle était déjà presque au complet, ce qui était remarquable pour une session extraordinaire convoquée si tôt après les fêtes de fin d'année. Les représentants occupaient leurs sièges en demi-lune, leurs conversations formant un murmure constant que ponctuaient les claquements de dossiers et le grincement du bois ancien. Sur l'estrade présidentielle, le Speaker de la Chambre William Bankhead s'entretenait discrètement avec le greffier, leurs têtes rapprochées dans une conciliabule qui témoignait de la gravité du moment.

Ned s'installa à sa place habituelle dans la galerie de presse, sortit son carnet de notes impeccablement relié et son stylo plume Mont Blanc - un cadeau de Mary pour leur cinquième anniversaire de mariage. Les néons du plafond dispensaient une lumière crue qui donnait aux visages une pâleur inquiétante. Autour de lui, ses collègues journalistes affûtaient leurs appareils photographiques et préparaient leurs télégrammes, tous conscients qu'ils assistaient peut-être à un tournant de l'histoire américaine.

Le coup de marteau résonna comme un coup de tonnerre dans l'hémicycle. Le Speaker Bankhead, imposant avec sa calvitie luisante et ses favoris grisonnants, dominait l'assemblée de sa stature et de sa voix grave.

— La Chambre des représentants est maintenant en session. Nous nous réunissons aujourd'hui en séance extraordinaire pour débattre d'une question d'une gravité exceptionnelle concernant la situation en Europe et ses implications pour notre nation.

Un silence quasi religieux s'abattit sur l'assemblée. Ned leva son stylo, prêt à capturer chaque nuance de ce qui allait se dire.

— Comme vous le savez tous, poursuivit Bankhead, des vagues d'arrestations sans précédent frappent actuellement la France et le Royaume-Uni. Les gouvernements de ces nations alliées procèdent à l'internement massif de ressortissants qu'ils qualifient de 'sympathisants communistes' ou d''agents subversifs'. Les rapports que nous recevons par nos canaux diplomatiques font état de plusieurs milliers d'arrestations en France et de près de huit mille au Royaume-Uni.

Ned nota rapidement ces chiffres, soulignant les termes « plusieurs milliers » et « huit mille ». Il connaissait l'importance de la précision dans de tels moments.

— Ces nations, continua le Speaker, nous font savoir par voies diplomatiques qu'elles souhaitent expulser vers les États-Unis d'Amérique un nombre considérable de ces personnes arrêtées. Selon les estimations du Département d'État, il pourrait s'agir de quinze à vingt mille individus.

Cette fois, l'agitation fut plus marquée. Des représentants se penchèrent vers leurs voisins, des chuchotements s'élevèrent. Ned sentit son pouls s'accélérer. Vingt mille réfugiés politiques... L'ampleur du défi était vertigineuse.

Le représentant démocrate de New York, Emanuel Celler, se leva le premier. Sa voix porta clairement dans l'hémicycle :

— Monsieur le Speaker, mes collègues de la Chambre, nous voici confrontés à un dilemme moral et pratique d'une ampleur exceptionnelle. Ces hommes et ces femmes que la France et l'Angleterre veulent nous envoyer ne sont pas des criminels de droit commun. Ce sont, pour la plupart, des intellectuels, des ouvriers, des enseignants dont le seul crime semble être leurs convictions politiques.

Ned transcrivait rapidement, appréciant la clarté de position de Celler. L'homme avait la réputation d'être un défenseur infatigable des droits civiques et de l'immigration.

— Refuser de les accueillir, poursuivit Celler, reviendrait à condamner ces familles à un sort incertain, peut-être tragique. L'Amérique a toujours été terre d'asile pour les opprimés du monde entier. La statue de la Liberté ne dit-elle pas « Donnez-moi vos masses fatiguées, vos pauvres » ?

Un représentant républicain du Texas, Martin Dies Jr., président de la Commission des activités anti-américaines, se dressa immédiatement :

— Monsieur le Speaker ! Avec tout le respect que je dois à mon collègue de New York, nous ne pouvons pas nous permettre de confondre compassion et naïveté suicidaire !

Sa voix claqua comme un fouet dans l'hémicycle. Dies était un homme trapu aux traits durs, connu pour ses positions intransigeantes sur l'immigration et le communisme.

— Ces prétendus 'réfugiés politiques' sont des communistes ! Des agents potentiels de Moscou ! Nous serions en train d'ouvrir grand nos portes à l'ennemi intérieur !

Des applaudissements éclatèrent dans certaines sections républicaines. Ned nota la polarisation qui se dessinait déjà.

Le débat prit rapidement une tournure passionnelle. Le représentant démocrate de Californie, Jerry Voorhis, prit la parole d'une voix mesurée mais ferme :

— Messieurs, nous ne devons pas oublier que certains de ces 'communistes' que nos alliés veulent expulser sont peut-être simplement des socialistes démocrates, des syndicalistes, des intellectuels de gauche. En temps de crise, les gouvernements ont tendance à élargir dangereusement leurs définitions de la subversion.

Le représentant républicain du Michigan, Clare Hoffman, bondit littéralement de son siège :

— Monsieur Voorhis ! Qu'ils soient communistes, socialistes ou anarchistes, le résultat est le même ! Ces idéologies étrangères n'ont pas leur place sur le sol américain ! Nous avons nos propres chômeurs, nos propres problèmes ! Pourquoi devrions-nous importer les troubles politiques de l'Europe ?

Ned observait le spectacle avec fascination. L'Amérique de 1940 se révélait dans toute sa complexité : généreuse et méfiante, idéaliste et pragmatique, déchirée entre ses valeurs fondatrices et ses peurs contemporaines.

Le représentant démocrate du Massachusetts, John McCormack, apporta une perspective différente :

— Mes chers collègues, n'oublions pas l'aspect géopolitique de cette question. La France et l'Angleterre sont nos alliés naturels face à la menace nazie. Refuser leur demande pourrait être interprété comme un manque de solidarité dans un moment critique.

Cette intervention fit pencher la balance. Le murmure qui parcourut l'assemblée était différent, plus réfléchi. Ned sentit que l'argument de la realpolitik touchait juste.

Mais le représentant républicain de l'Ohio, Robert Taft, fils du ancien président, n'était pas du même avis :

— Monsieur McCormack soulève un point important, mais il l'aborde sous le mauvais angle. Si la France et l'Angleterre considèrent ces individus comme suffisamment dangereux pour les expulser, pourquoi l'Amérique devrait-elle prendre le risque qu'elles refusent de prendre ?

Le raisonnement était implacable dans sa logique, cruel dans ses implications.

Le débat se poursuivit pendant près de trois heures. Ned noircit page après page, captivant chaque argument, chaque nuance. Il observait les visages, les gestes, les alliances qui se formaient et se défaisaient au fil des interventions.

Le représentant démocrate de l'Illinois, Adolph Sabath, d'origine tchèque, apporta un témoignage personnel bouleversant :

— Mes parents ont fui l'Europe à la fin du siècle dernier. Ils cherchaient en Amérique ce que ces réfugiés cherchent aujourd'hui : la liberté de penser, de croire, de vivre selon leurs convictions. Qui parmi nous peut affirmer que leurs ancêtres n'ont pas fait le même voyage, poussés par les mêmes espoirs ?

Mais le représentant républicain de Pennsylvanie, Louis Graham, rétorqua avec une froideur calculée :

— Monsieur Sabath, vos parents sont venus ici pour devenir américains. Ces communistes viennent pour transformer l'Amérique selon leurs idées. La différence est fondamentale.

Quand vint le moment du vote, l'atmosphère était tendue à se rompre. Le Speaker Bankhead rappela l'enjeu :

— La question soumise au vote est la suivante : les États-Unis d'Amérique accepteront-ils officiellement d'accueillir sur leur territoire les ressortissants que la France et le Royaume-Uni souhaitent expulser dans le cadre de leurs récentes opérations de sécurité intérieure ?

Le décompte fut serré. Ned retenait son souffle, son stylo suspendu au-dessus de la page.

— Par 198 voix contre 184, avec 53 abstentions, la proposition est rejetée.

Un murmure de déception parcourut les sections démocrates, tandis que des soupirs de soulagement s'élevaient côté républicain. Ned inscrivit soigneusement les chiffres : 198-184-53. Une majorité mince mais décisive.

Le Speaker Bankhead conclut d'une voix grave :

— Les États-Unis d'Amérique informeront par voies diplomatiques la France et le Royaume-Uni que, dans les circonstances actuelles, notre nation ne peut accueillir les personnes concernées par leurs demandes d'expulsion. Cette décision sera communiquée dans un esprit de respect mutuel et de coopération continue entre nations alliées.

En sortant du Capitole, Ned fut frappé par le contraste entre l'agitation qui avait régné à l'intérieur et le calme hivernal de Washington. Les marches de marbre étaient maintenant désertes, balayées par un vent glacial qui charriait les dernières feuilles mortes de l'année passée.

Il s'arrêta un instant, contemplant le dôme qui se dressait contre le ciel plombé de janvier. Dans sa serviette, ses notes témoignaient d'un moment charnière de l'histoire américaine. L'Amérique venait de fermer ses portes à vingt mille âmes en détresse, par peur, par méfiance, par calcul politique.

En tant que journaliste, Ned savait qu'il devait rapporter les faits avec objectivité. Mais en tant qu'homme, il ne pouvait s'empêcher de penser à ces familles quelque part en Europe, qui apprendraient bientôt que l'Amérique, terre promise de la liberté, leur avait dit non.

Le froid mordant le ramena à la réalité. Il avait un article à écrire, un public à informer. Il resserra son pardessus et se dirigea vers sa voiture, emportant avec lui le poids de l'Histoire qui venait de se faire sous ses yeux.

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