Épilogue

6 minutes de lecture

De tes crimes, rappelle-toi toujours,

car ils réapparaîtront un jour.

Requiem pour l’aube, 15ème strophe.


Arkaline se laissait bercer par les tressauts de la route. La tête reposée contre la vitre vrombissante, elle observait les sapins défiler. Leurs branches épineuses frottaient parfois contre la vitre en la faisant sursauter. Elle s’imaginait la vue qu’un oiseau aurait de sa fuite : tout un cortège de voitures suivant les routes les moins fréquentées du pays en direction du nord. Discrètes, honteuses.

Des frissons parcoururent son épine dorsale. Le grincement des roues mêlé à leur bruit de succion dans la boue s’intensifia, tout comme la tapotement de la pluie sur les vitres et les secousses de la voiture et, avant même de tourner la tête, elle sut que Murphy était là.

— Tu viens savourer ma défaite ? Soupira-t-elle.

— Défaite ? Ce n’est pas le mot que j’emploierais.

Il était confortablement installé sur la banquette d’en face, comme si il l’accompagnait sur cette route depuis son départ. Il portait encore son complet élégant et son chapeau, qu’il inclina d’une main pour la saluer comme un gentilhomme le ferait.

Arkaline claqua sa langue. Elle ne pouvait pas s’en empêcher lorsqu’elle était nerveuse. Et Murphy la rendait toujours nerveuse.

— J’ai laissé ma ville et ses habitants aux mains de fanatiques religieux pour sauver ma vie. Défaite, c’est exactement le mot à employer, répliqua-t-elle sèchement.

— Je te sens tendue…

— Je le suis ! Aboya-t-elle. Je… ( elle inspira vivement pour se calmer ) Je voulais changer les choses… mais ma fuite fait de moi une hypocrite.

Et cela rendait vains les morts et les mensonges qui lui avaient permis d’en arriver là. Finalement, elle ne valait pas mieux que Rem ou que Normon. Une hypocrite, se répéta-t-elle en faisant claquer sa langue.

— Je pourrais te dire que tu aurais mieux fait de m’écouter, mais tu le sais déjà.

— Comment pouvais-tu savoir que mes soldats allaient perdre ? Malgré toutes tes informations et tout nos préparatifs… je croyais que tu ne pouvais pas prédire l’avenir.

— C’est exact. Ce n’est pas moi qui tisse le fil du temps, mais les Visages sont tous prévisibles. Ils obéissent aveuglément à leur nature… lorsqu’on mène une bataille contre le Visage de la Guerre, l’issue est déterminée d’avance.

— Je pensais que nous aurions une chance, dit Arkaline d’une voix faible. Je pensais que nous aurions pu faire demi-tour…

— Je viens de te le dire, l’issue était déjà déterminée.

— Soit. Mais j’aurais pu faire évacuer plus de monde… si je m’y étais pris plus tôt, j’aurais pu…

Elle poussa un profond soupir en s’accoudant sur ses genoux, massa ses tempes du bout des doigts.

— Ils vont le décrocher, n’est-ce-pas ?

— D’une minute à l’autre.

— Ce serait enfin l’occasion de m’en dire plus sur lui. Pendant toutes ces années… je me répétais qu’il finirait par rester mort… mais à chaque fois, il revenait à la vie. À chaque fois. Comment une telle chose peut-être possible ?

Murphy plissa ses yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient que deux fentes brillantes. Il sourit.

— Ta question ne porte pas tellement sur Faust, mais plutôt sur les conditions de son existence.

— Kamu, il s’appelle Kamu…

— Ça n’a pas d’importance. Veux-tu que je t’en parle, oui ou non ?

Arkaline acquiesça vivement.

Murphy perdit son sourire.

— Alors ne m’interromps pas, dit-il en reposant sa tête en arrière et en rabaissant son chapeau sur ses yeux. Ce que tu dois savoir en premier lieu, c’est que les Dieux ont jadis tenté de sauver les Hommes de leur nature. Mais ils ont échoué, évidement. On ne peut pas changer la nature des choses, sinon, la chose en question ne serait plus cette chose, tu me suis ?

— Oui…

— Ne m’interromps pas ! Donc, après cet échec, les Dieux ont délaissé ces petites créatures qu’ils croyaient alors condamnées et, fatalement, les ont oublié – sauf un. Ouroboros a pris son propre échec pour un affront de la part de ses protégés. Il a donc tenté une dernière chose pour contrer les actions passées – plus précisément, un dernier Visage. Sais-tu ce qu’est un paradoxe, Arkaline ?

Après hésitation, elle hocha la tête. Même si Murphy ne la regardait pas, elle savait qu’il pouvait la voir.

— Bien, souviens-toi en, car ce sera très important pour la suite de l’histoire. Ainsi donc, reprit Murphy, la mort, la fin de toute chose, l'état ultime de tout être vivant garantie dès la naissance, ferait ravage dans la personne de ce dernier Visage : le Visage de la Mort. Ce serait celui par qui passerait chaque esprit à leur mort, celui qui garderait le souvenir de tout ces coeurs éteints comme des coeurs assourdissants, celui qui pourrait donner aux Hommes la fin qu'ils craignaient tant, et qui s’en assurerait jusqu'au dernier souffle de ceux ci. Mais cela n’arrangea rien, et Ouroboros à son tour finit par abandonner ses protégés. Seulement, vois-tu, Faust n’était pas très satisfait de sa condition… lui qui était voué à la solitude et aux cendres choisit de se tourner vers la lumière et ses semblables. C’est ainsi qu’est né son successeur, à son tour voué à la solitude et aux cendres… mais je te l’ai dit, les Visages obéissent aveuglément à leur nature. Des milliers et des milliers d’années se sont écoulées, et aujourd'hui, à cet instant, c’est ce Kamu qui endosse le Visage de la Mort, pendu au bout de sa petite corde, toujours vivant après toutes ces années.

Arkaline s’assura que Murphy ait bien fini, avant de déclarer :

— Je n’ai absolument rien compris.

Murphy souleva le bord de son chapeau d’un doigt tendu pour la toiser de ses yeux plus froids que le souffle de Vultur.

— Ce que tu dois comprendre, c’est que les Dieux ont secoué très fort l’univers, et que Faust n’a pas su rester à sa place.

— Tu disais que les Dieux étaient partis… mais… ils sont revenus, non ?

— Oh… oui, dit Murphy en replaçant son chapeau sur ses yeux. Ils sont revenus, s’attendant à ne retrouver des Hommes que des cendres et de la poussière. Quelle ne fut pas leur surprise en découvrant qu’ils perduraient inlassablement… C’est ainsi qu’ils ont découvert leur erreur, mais il était trop tard. Depuis, la plupart se sont endormis ou exilés profondément dans les entrailles du Mérope… mais pas tous, bien sûr. Sans compter que le sommeil ne dure pas pour toujours…

— J’ai encore du mal à comprendre.

— Le paradoxe, Arkaline, le paradoxe.

Elle se laissa aller sur sa propre banquette. Dehors, l’obscurité gagnait du terrain. La dixième heure approchait, les mericiens chanteraient bientôt. À cette pensée, elle se mit à fredonner inconsciemment l’air de la Comptine du Danseur. Elle se tût subitement en s’en apercevant.

— Et maintenant ? Demanda-t-elle. Que va-t-il se passer ?

Murphy soupira avec une satisfaction évidente.

— Il serait temps que vous découvriez la poudre.

— La poudre ? Je connais déjà la…

— Non, tu ne connais pas celle-ci. Cela fera grand plaisir au visage de la Guerre…

— Je pensais plutôt… commença Arkaline.

— Ah, tu oses donc me poser des questions dont tu connais déjà la réponse ?

— Je voulais ton avis ! Cingla-t-elle. Juste avant de partir, j’ai reçu une lettre du Conseil d’Amalys. C’est un peu tard, mais au moins reste-t-il un peu d’espoir.

— Fais donc ce qui te plais, je ne suis pas là pour te dicter quoi faire.

— Et pourquoi es-tu là ?

— J’obéis à ma nature, chantonna Murphy.

Un brusque tressaut suivi d’un craquement sonore stoppèrent la voiture. Arkaline retint un cri. Elle sonda l’extérieur à travers la vitre, le cœur agité, mais le voile de la nuit lui masqua la route.

— C’est rien, retentit la voix du voiturier à travers l’écoutille.

— Que se passe-t-il ?

— Une roue qui s’est démantelée… jamais vu ça de ma vie. Ça risque de prendre un peu de temps.

Quand Arkaline se retourna, Murphy avait disparu. Elle fit claquer sa langue et sortit ses cigarettes.

Plus que Murphy, plus que ces histoires de Dieux et de Visages, ce qui la rendait vraiment nerveuse, c’était simplement l’avenir. Mais elle ne pouvait rien contre le cours du temps, et aussi sûrement qu’aujourd’hui, demain finirait par se lever.

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