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Vous me voyez devant un verre d’hydromel dans cette taverne que j’ai finie par aimer tant j’y suis allée. Lorsqu’au-dehors le gel s’attaque aux pierres, la grande cheminée dispense ici douceur et générosité. Les banquettes garnies de cuirs teintés de rouge ou de vert ne me lassent pas, tant elles sont bien rembourrées. Les murs d’autour proposent au regard de belles toiles ensoleillées, et là dans un fond, une fresque raconte une bataille oubliée. De ce coté, un écusson croisé de nobles épées en sont les vestiges. Des étagères portent des vases débordants de plantes et de fleurs séchées, témoins de belles saisons. De l’autre coté sur une estrade, des joueurs de vielle, de flûte et de tambourin nous tendent une musique de plaintes nostalgiques.

Face à moi, des habitués discutent de leur journée de labeur : le forgeron, son tablier de cuir, sa barbe et sa grosse voix ; le boulanger et sa femme, leurs mains blanches et leur rire franc ; le laboureur et son regard perdus dans les champs qui attendent ; le fabre des étoffes, richement vêtu et face à eux, le tavernier sourire qui propose des mélanges fermentés ou distillés par lui, de grand art.

De petits groupes d’inconnus chuchotent. Moins discrets, d’autres s’étendent à haute voix sur de mornes sujets. Ailleurs, de grandes attablés rient et parlent si fort qu’elles couvrent la musique. Mon regard balaie cette assemblée trop urbaine, à part un couple discret qui me croise par-dessus ses bougies. Je baisse les yeux et je vide mon verre.

Je suis partie deux jours il me semble. Oui, c’est ça. J’ai allumé un feu la nuit dernière et lorsqu’il se fatiguait, je remarquais qu’une lueur verte inondait le sol aux pieds des chênes que j’avais choisis pour dormir. J’étais glacée et je croyais rêver mais comme elle persistait, je m’en suis approchée. J’ai contemplé tout en silence la pauvre lumière, puis j’ai chanté une berceuse et me suis endormie.

Le couple à part, jusqu’ici discret, a maintenant envers moi des regards insistants et ça me gêne. Ce genre de chose arrive souvent et chaque fois, je me demande ce qui attire les gens. Et si je leurs demandais ? Et puis non, la discrétion veut qu’on ne dérange pas les inconnus, surtout lorsqu’ils sont en couple. Eux, rompant toute civilité, échangent des mots à l’oreille tout en me dévisageant. Je ne contiens plus ma curiosité. Je me lève et l’alcool se délivre. Mes pas de travers ne leur ont pas échappés et maintenant ils sourient, tandis que je m’approche, déterminée.

  • Bonsoir, damoiseaux. Je ne voudrais en aucun cas vous importuner ou dites-le moi… Nous croisons nos regards depuis un moment et je me demandais si nous pouvions faire politesse.

Après coup, je juge mon abordage trop direct, mais ils ne paraissent pas surpris de mon attitude. N’importe qui m’aurait scruté de haut en bas, mais l’homme regarde mon front ; ou plutôt derrière mon front. Il me révèle des yeux vert clair et, tournant insensiblement la tête, son œil m’apparaît froid comme celui d’un reptile. Il souffle par les narines au-dessus de son épaule puis me transperce avec l’autre œil, au fond duquel brille une flamme me semble-t-il. Je reste muette un instant, puis une éternité ; il faut que je décroche. Je me tourne vers la femme et ses yeux bleu d’acier. Elle, fixe ma poitrine et semble désintéressée des œillades de son compagnon.

Ils sont vêtus simplement, hors de la mode qui court ces temps-ci. L’homme porte un bonnet de laine noire qui couvre une chevelure rase, poivre et sel. Il protège son cou avec une écharpe fine d’un bleu ciel uni. Un manteau ocre, fermé par une ceinture nouée recouvre sa chemise écrue, épaisse et sans col. La femme porte sur sa longue chevelure blanche un carré noir brodé de fines arabesques, assez grand pour entourer également son cou. Pour le reste, elle est vêtue comme lui, mais elle se distingue par des broderies à chaque liseré. Je me demande s’ils tissent eux-mêmes leurs étoffes car elles ne semblent pas produites par notre industrie. Au travers de leurs vêtements, je devine des corps sains et forts ; mais je trouve cette femme trop maigre à mon goût. D’un geste éthéré, elle envoie le côté de ses cheveux en arrière.

  • Nous portons une grande attention à ce que nous mangeons. C’est ce qui nous permet de garder la forme qui nous convient. Regarde comme je suis mince.

Pas de civilités, je me cogne à sa voix et ses yeux métalliques. L’alcool aidant, je vacille et je tombe, quelle honte, assise à leur banquette.

  • Elle ne devrait pas s’enivrer, adresse-t-elle aux yeux verts.
  • Elle sent la morue, lui répond-il.

Il m’a insulté d’une force voix grave. Quand après une bribe restée pantoise, je ne puis plus me contenir… Et mes joues écarlatent :

  • Morue ? Morue toi-même espèce de…
  • Fais-la taire, lui dit-il flegmatique.
  • Nous te cherchions et nous t’avons trouvée.

Elle a bien senti, c’est sûr, la toute petite tension qui planait dans l’air calme. Elle s’est montrée posée et directe avec sa voix autoritaire. Qu’a-t-elle dit, cherchée, trouvée, moi ?

  • Nous sommes des voyants et nous avons besoin d’un éclaireur, dit-il sans ambages.
  • Ménage-la un peu vil affreux ! Si tu la fais fuir, nous devrons tout recommencer.
  • Nous traînons dans ces lieux infâmes depuis longtemps et j’en ai assez. Assez de voir ces gens bourbes de leur vie ordinaire.
  • Ta patience paiera, lui assure-t-elle. Regarde encore une fois. N’est-elle pas charmante avec son regard clair, son port altier et sa démarche légère ?
  • Légère ? Si tu crois que cette fille emmiellée va nous faire avancer, tu te fourres le doigt dans l’œil, c’est garanti.
  • Allons ! C’est toi qui me fis remarquer sa force aux pieds des chênes lorsqu’elle était dans l’inconnu en quête de lumière. Et lors qu’elle chantait, se croyant seule, tu dis que sa voix était brillante.

Elle sait de moi des choses intimes et ce sont mes secrets. Et lui, comment s’autorise-t-il à parler de moi avec cette manière ?

  • Moi, moi, moi, toujours moi, répond-il à mes pensées. J’ai passé des lunes à te chercher. Maintenant écoute-moi ou casse-toi.
  • Messire, dis-je, votre langage est déplacé. Adressez-vous à moi en des termes convenables à une dame ou notre rencontre s’arrêtera céans.
  • Tu es indécrottable, dit-il, tu ne veux ni écouter ni partir. Alors tu dis des conneries.

Il n’a pas prononcé une phrase sans grossièreté. Il a peut-être été mal élevé. Je fais semblant de garder le contrôle et ma curiosité l’emporte.

  • Je vois que, malgré ton amour propre, tu résistes aux assauts de ce barbare, m’adresse-t-elle. Tu nous as remarqués et tu es venue de gré à notre table ; ça, c’est le plus important. Maintenant que tu peux nous reconnaitre, je vais te demander de nous suivre.
  • Pardon ?
  • Laisse-la, elle ne voit rien, lui dit le mâle.
  • Assez ! lui injure-t-elle. Se tournant vers moi : je veux que tu nous suives ou que tu te détournes pour toujours. Nous avons besoin de toi, tu es libre de faire ce choix alors fais-le de suite ou jamais.
  • Comment pouvez-vous m’inviter à vous suivre sans me dire à quel dessein ? Que voulez-vous et qui êtes-vous ?
  • Elle est bloquée, reprend-il.

Elle le foudroie du regard en pinçant les lèvres. Lui, écarquille les yeux, fait un rond avec sa bouche, et la ferme avec sa main. Cette fois, je trouve son effet comique. Tous les trois, nous sourions.

  • Tu es désorientée, poursuit-elle, et tu ne poses pas les bonnes questions. Pour toi, nous allons respecter les règles de civilité.
  • Je suis Gweb Caradior pour te servir, dit-il cérémonieusement, mais pour toi je serais simplement Gweb le chasseur de mystères. Je chasse à l’insu de mes proies car je me cache dans leurs habitudes.
  • Je suis Belice Moravie, enchaîne-t-elle, mais appelle-moi Belice. Je suis une infatigable rêveuse, et quand mes yeux se ferment, je pars dans l’inconnu.

Ils se regardent, se contiennent un instant puis explosent en éclats de rire. Leurs noms sonnent faux, ils se jouent de moi j’en suis sûre et je ne sais pas comment me comporter.

  • Ce que vous dites n’est pas très ordinaire, vous l’avouerez. Vous m’avez observée ou espionnée, vous insinuant dans ma vie privée et cela me met hors de moi. Vous êtes mystérieux, vos noms sont ridicules et vous me faites peur.
  • Ne sois pas stupide et regarde-nous, dit-elle. Si nous te voulions du mal, nous serions tapis dans une ruelle en t’attendant. Or, nous avons choisi un endroit que tu aimes pour que tu nous abordes librement.
  • Ce que tu aurais dû demander, continue-t-il, c’est ce que nous sommes, non pas qui nous sommes. Elle est une femme et moi un homme. Au-delà, nous sommes des voyants et nous avons besoin d’un éclaireur. Je l’ai déjà dis, nous te cherchons depuis longtemps. Tes actes, ton attitude et ta manière d’être nous donnent la certitude que tu es celle qu’il nous faut.
  • Ta vie n’est pas remplie, poursuit-elle, sans me laisser de répit. Tu tournes en rond depuis toujours à la recherche d’une chose que tu ne peux nommer. C’est ce qui t’a conduit vers les chênes de lumière or le manque de discipline est ce qui t’égare. Viens avec nous, au moins quelques temps, et nous te montrerons ce qui se cache en toi. Tu seras libre de nous quitter quand bon te semblera. As-tu mieux à faire les jours prochains ?

Je vois un sourire dans son regard, bien qu’elle ait l’air grave. Son assurance est contagieuse et je retrouve confiance. Son compagnon m’envoie un clin d’œil. Ses provocations sont déjà un souvenir et je sens qu’elles n’étaient pas dénuées de stratégie. Je m'entends dire :

  • Je n’ai rien d’autre à faire.
  • Alors, commençons par ta valise, répond Belice.
  • Tout de suite ?
  • Tu préfères ne rien faire jusqu’à quand ?
  • Tout cela est si soudain. Je suis effrayée.
  • Ne t’encombre pas, dit Gweb, tu n’as pas besoin de tes émotions.
  • Vous essayez de me rassurer là ?
  • Non. Mais tu peux emporter une peluche si tu veux.

Impavide, il souffle au-dessus de son épaule et me montre son œil de feu. Le regardant, je me fige en pensant qu’à côté de ces deux êtres, je suis dénuée de détermination. Ma peur est irrationnelle, je manque d’aisance. Après tout, ils n’ont pas vraiment l’air dangereux. Ils sont juste disons… pas très normaux.

  • Au fait, je m’appelle Samara de Tourville. Samara, si vous préférez. Je vis du peu de biens que mes parents ont laissé.

Une nouvelle fois, ils se regardent et partent en fou rire. Moi, j’ai pris leur moquerie en plein cœur. Je me sens désarmée, vexée et trahie. J’ai les larmes au bord des yeux.

  • Ne vous moquez pas de moi je vous en prie, pourquoi riez-vous ?
  • Calme-toi, Samara, répond Belice. Ce que tu viens de dire, nous le savions déjà et…
  • Elle a une personnalité énorme, lui rétorque Gweb, en écartant les bras.
  • Voyez donc, vous recommencez !
  • Nous rions parce qu’un jour, nous avons été à ta place, déclare Belice.

Décidément, ces deux-là sont de drôles d’oiseaux. Je n’arrive pas à les cerner. J’ai mille questions qui se bousculent.

  • Ne t’impatiente pas, dit Belice, me devinant. Nous aurons bientôt tout notre temps. Mais d’abord, quittons cet endroit. Tu dois encore te préparer et la nuit est très avancée.

Nous nous levons, payons nos verres et quittons l’assemblée. En refermant la porte, j’adresse un salut au regard du tavernier et, comme d’habitude, il me fait signe. Je crois que je ne le reverrai jamais.

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