Le chant de Belice

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Après dîner, Gweb et Belice qui conversaient ont tenté de me faire participer mais sans succès. Leurs plaisanteries n’ont pas réussi à me tirer d’une sombre humeur qui s’est épaissie. Je suis restée distante, recluse dans la banquette, de plus en plus morose, recroquée et prostrée.

Mes hôtes caricaturent joyeusement des airs populaires, changeant les textes des chansons en paroles puériles, débiles ou obscènes. Moi, je ressasse à l’infini les évènements qui m’ont conduit jusqu’ici, tenaillée par une angoisse qui s’affirme et s’amplifie. Vaincue par l’impossible tâche de recoller des morceaux qui ne s’assemblent pas, j’ai touché le fond de ma coquille. Je patauge, étripée dans une vase gluante et noire. Je m’éternise dans une froidure sans issue, sans espoir, sans fin. Eux ne jouent plus maintenant ; ils me surveillent en coin pour voir si je vais bien. Ils attendent en silence.

  • Je vais l’aider à se relever, dit Belice à Gweb, ne supportant plus le silence. Je la vois souffrir. Elle s’éparpille.
  • Tu sembles avoir oublié ton propre combat, lui répond-il sèchement. Tu vois bien qu’elle s’est perdue. Elle a tourné son regard vers l’intérieur. Là, elle est en conflit avec elle-même. Quand elle aura triomphé, quand elle aura choisi, son sourire reviendra. Tu le sais, alors laisse-la.
  • Toi, tu fus mon témoin et je t’en remercie. Mais aujourd’hui je me demande comment tu as pu supporter cela.

Gweb à pris le tambourin. Il marque depuis longtemps une pulsation lente et lancinante qu’il a comblée de quelques temps choisis pour soutenir le rythme d’un cœur. Belice souffle dans sa flûte des notes graves, isolées par des soupirs profonds. Les yeux fermés, je bâille un peu. Des images de l’enfant que j’étais me reviennent, celle qui grandissait à la chaleur du soleil, courant dans l’innocence les rues de la ville.

La chaleur du soleil, l’innocence… Je ne veux plus rester entourbée dans les ténèbres. Il y a de la musique dehors et je veux m'y joindre. Belice et Gweb jouent pour eux sans porter attention au ver qui sort de terre. Le rythme est bien plus vif maintenant que je me réchauffe ; la mélodie plus riche de notes de joie. Je m’assois pour n’en rien perdre. Ils jouent encore un peu et ils s’arrêtent.

  • Nous pouvons revenir à ce que nous étions : des hommes d’avant ou bien des animaux, déclame Gweb. Nous pouvons aussi nous oublier dans un coin et nous laisser bouffer par la vermine. La chose la plus stupide qui soit en notre pouvoir c’est l’abandon.

Ce garçon est d’une indélicatesse sans bornes. À peine sortie de la turpitude, il me parle déjà de la mort. Belice sentant ma détresse, pose sa main sur le bras de Gweb et le retient en posant l’index sur sa bouche. Elle lui tend le luth, il y place quelques doigts, elle fredonne un air, ils s’accordent, et elle chante à claire voix :

« Des bruits de pas sur le gravier,

Le son du jour qui s’est levé.

Des nuages blancs, un ciel d’hiver,

Le gris étendu sur la terre,

L’univers…

« Le goût du pain frais le matin,

L’odeur amère du café noir.

Le goût mortel de l’ambroisie,

L’odeur du bois où dort le loir,

Je m’y perds…

« Que le feu brûle, passe le temps,

Derrière les flammes il y a un chant.

Depuis longtemps assis devant,

Brillent mes yeux en l’écoutant,

Et j’espère…

« Quand vos rêves seront éveillés,

Après le sombre, à contre-jour,

Assourdis d'un baiser sans détour,

Regardez-moi et je serai

Votre lumière… »

Je surprends Gweb soufflant sur son épaule. Je le devine touché, il est au bord des larmes. J’avoue ne pas être à la portée de ce chant mais la douceur de la musique et des paroles de Belice m’a frappée. Je décide de ne pas me laisser disperser par l’émotion et je reviens à mes moutons, bille en tête. J’ai suivi ces olibrius sans résistance, sans protection, poussée par la curiosité, et maintenant sur leur terrain, la situation est hors de contrôle. J’ai besoins d’explications de toute urgence.

  • J’ai pris au comptant ce qu’il m’est arrivé en votre compagnie, laissant de coté une multitude de questions. Maintenant, j’ai besoin de comprendre ce que je fais ici avec vous.
  • Nous sommes des voyants, répond Belice marquant une pause. Être voyant signifie que l’on éclaire la scène du monde sous un certain angle. C’est une manière différente de regarder les choses ou les évènements.
  • Ce point de vue s’affirme au gré des expériences vécues en présence d’autres voyants, enchaîne Gweb. Nous avons tous prit l’habitude de regarder la surface des choses. Nous avons appris à définir leurs limites en termes de couleur, de température, de texture, de goût et d’odeur, bons ou mauvais. Cet apprentissage nous a permis de nous accorder avec nos parents, puis notre entourage, puis les inconnus.
  • Les voyants ne tiennent plus compte de cet enseignement, poursuit Belice. Leur regard se pose quelque part au-devant de la surface des choses, hors des frontières imposées. Ils s’intéressent à ce qui nous sépare, à la force qui nous tient en place.
  • J’ai le sentiment de comprendre ce que vous dites, car lors de mes promenades, les choses sont entourées… d’aspects inattendus. Vous me comprenez ?
  • Il poursuit avec un sourire entendu : notre comportement lui-même est le fruit d’un apprentissage. Dès notre enfance nous sommes cernés : fais comme ceci, ne fais pas cela ; en vieillissant : tu es bien comme ta mère, tu ressembles à ton père. Nous sommes aliénés, nos habitudes en témoignent : notre manière de nous laver, de nous habiller, de nous alimenter, d’imaginer, de rêver…
  • Ce que cherche à te dire Gweb, enchérie Belice, c’est que les voyants posent aussi leur regard sur eux-mêmes. Leur édification passe par un jugement sans complaisance sur leur propre comportement. Une fois détachés de la routine, des habitudes et des conventions, ils s’exposent volontairement aux forces du monde… et à ses aspects inattendus.
  • J’ai de la répugnance à vous suivre. Je ne peux pas m’imaginer observant les gens, posant un regard inquisiteur sur leur manière d’être ou de faire.
  • C’est notre nature qui fait pencher la balance, répond-elle. Nous sommes enclins à porter notre regard, soit sur les choses, soit sur ce qui les maintient. Mais l’accomplissement d’un voyant, au-delà des réticences et des répulsions, c’est la maîtrise des deux.

Je me gratte la tête en essayant de rationaliser un peu ce qu’ils disent, de ne pas perdre le fil, mais je plane très haut. Je comprends parfaitement leur discours mais je n’arrive pas me figurer logiquement leurs propos. J’essaye de faire raisonner leurs idées vertigineuses, de les raccrocher à ce que je sais, niaisement, bouche bée… et je ne sais toujours pas ce que je fais avec eux.

  • Elle se turlupine, dit Gweb à Belice.
  • Que s’est-il passé pendant votre promenade ? Lui demande-t-elle, haussant un sourcil.
  • Elle a enflé comme un crapaud, puis elle a changé le décor. Elle a mis un pont sur la rivière d’en bas sans même me prévenir. Sur l’enjambée, nous avons fait dos au courant et elle a écouté, tu vois ? Je ne sais pas ce qu’elle a entendu, mais moi, je suis allé m’agripper aux rochers sur le chemin. J’ai eu beaucoup de peine à soutenir sa vision. Heureusement qu’elle n’a pas décidé de franchir le pont, sinon je l’aurais perdue.
  • De mon point de vue, je n’ai pas les mêmes souvenirs que vous, Gweb.
  • Voir permet d’appréhender la vérité, me répond-il. Le monde qui s’offre aux voyageurs est d’une beauté indescriptible. Belice et moi vouons un amour sans limites aux merveilles qui nous entourent. Cependant, quand nous pénétrons trop loin dans l’inconnu, l’espace devient plus dense, impérial et brutal. Nous sommes alors forcés de rebrousser chemin.
  • Gweb décrit à peine ce que nous éprouvons, ajoute Belice. Nous sommes confrontés au coté le plus amer de la vérité. Notre impuissance est une impasse à laquelle nous ne pouvons pas échapper. Quel dommage de retourner chez nous sous la contrainte.
  • Et c’est là que tu interviens, Samara, poursuit Gweb. Il existe un type d’homme qui se distingue par sa capacité à porter la lumière. Non pas celle d’une torche ou d’une bougie, tu t’en doute bien, mais plutôt celle qui vient de l’intérieur.
  • Je n’entends strictement rien à ce que vous dites mes amis. Quel est le lien entre ce pont, vos difficultés à vous mouvoir et moi-même ?
  • C’est pourtant simple, dit Belice tristement. Si tu voulais marcher devant, nous pourrions non seulement contempler la vérité mais aussi pénétrer dans toutes ses merveilles et voyager ensemble. Nous n’avons besoin que de ton accord pour te suivre.
  • Mon accord ? Je peux vous assurer que vous l’avez !
  • C’est moins simple que tu le crois, poursuit Belice. Jusqu’ici, ton accord, nous avons dû te l’arracher. Avant que tu renonce à ta maison pour venir au pied de ces montagnes, nous avons rôdé longtemps dans ta ville jusqu’à ce que tu lâches prise et que tu abandonnes toute résistance. Pour nous, le prix fut exorbitant.
  • Tu n’es pas discipliné, m’assène Gweb. En l’état, ton accord nous conduirait à la mort si tu décidais seulement d’aller cueillir quelques fleurs. Pense à ça : est-ce que nous pourrions te suivre ? Tes mots ne suffiront pas, Samara. Nous aurons besoin d’un accord non verbal.
  • Cette histoire devient compliquée. Je ne vois pas ce que je peux vous offrir de plus.
  • Ce soir, nous n’avons plus assez d’énergie pour nous entendre, dit Belice. Demain, nous nous efforcerons de moins parler.

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