07 – 02 - La descente, le vieux sage

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Sans plus insister, le Capitaine enleva ses mains, prit appui sur le sol et, d’une souplesse rigide n’appartenant qu’à lui-même, se redressa.


– Ouch, aille, oohh, gémit-il tout en étirant ses épaules, sa nuque, ses bras, en somme presque tous ses membres quelque peu endoloris par cette chute.


Puis, se voulant rassurant, il entreprit de donner de ses nouvelles :

– Rassurez-vous, je crois que tout va bien, je n’ai rien de cassé, peut-être un ou deux petits bleus mais rien de bien méchant. D’ailleurs, pour me remettre totalement sur pieds, ne pourriez-vous pas m’attribuer une, deux… six ou sept de vos femmes pour me passer un peu de baume, de pommade ou de crème sur tout le corps ?


N’obtenant aucune réaction, il insista :

– Non ? Pensez-vous que ce soit envisageable ?


N’obtenant aucune réaction, il persista :

– Mais j’y pense, à moins que vous, vous désiriez vous-même me masser ? Bien sûr ce sera du donnant-donnant, je m’occuperai ensuite de vos blessures, de vos courbatures, de vos muscles... endoloris, prêts à détendus.


La Commandante, toujours au sol mais maintenant assise, répondit brièvement :

– Oui, pourquoi pas.

– Vraiment ? Oui, vraiment ? Vous me faites marcher ? C’est d’accord pour vous ? essaya-t-il d’obtenir l’assurance qu’il n’entretenait pas de faux espoirs.


Mis dans de bonnes dispositions, il tendit sa main vers la Commandante pour l’aider à se relever.

Elle l’ignora superbement et se mit seule en action.

Elle inclina ses épaules vers l’arrière et, d’un geste rapide, félin, aidée par de bons abdominaux, propulsa son bassin vers le haut ; dans le même mouvement, tout en souplesse, elle balança ses pieds pour les faire revenir sous ses cuisses. Avec cette chorégraphie parfaitement maîtrisée, elle se retrouva en une fraction de seconde accroupie devant le Capitaine ; puis elle se redressa tranquillement et s’étira, devant lui, avec grâce, bras au-dessus de la tête, la poitrine bien tendue.


– Mince, quel dommage. Hum, à moins que, non, attendez, dit-elle en se concentrant sur son omoplate – pfff, c’est un os vers l’épaule. Ah non, non, vraiment, tout va pour le mieux. Même pas une seule égratignure. C’est regrettable mais je vais devoir annuler votre massage qui pourtant, pourtant, me paraissait si prometteur. Oh, quelle déception, finit-elle par dire d’un ton plat et monocorde.

– Très bien. Je vois. Je comprends. Et je me débrouillerai tout seul avec mes blessures.

– Voilà, c’est ça, comme un grand.


Heureuse de son petit effet, la Commandante se recoiffa en passant une main, puis deux, dans ses cheveux. La petite mèche en forme de cœur reprit place sur son front. Ceci fait, elle glissa son pied sous le chapeau du Capitaine qui traînait encore au sol.


– Attrapez, la Générale nous attend.


D’un petit coup sec, elle le fit sauter en l’air. Le Capitaine le saisit au vol, le tapa deux trois fois pour l’épousseter et le remit sur sa chevelure hirsute.


Hirsute, c’est êt’e mal coiffé. Oui, comme les punks. Alors pourquoi on n’dit pas tout simplement mal coiffé ou punk ? Et bah, je… en v’là une bonne question, tiens ! Malgré l’fait que j’sache à peu près tout, et bah là je… C’est vrai ça, pourquoi y’a toujours pleins d’mots pour dire les mêmes choses ?! En plus vous avez raison, c’est toujours des mots compliqués.

Dommage que l’vieux sage ne soit plus là… J’lui aurais d’mandé et il nous aurait éclairés. Comment ça qui est-ce ? Je n’vous ai jamais parlé du vieux sage ? Ahh... le problème c’est qu’c’est une tout’ autre histoire. Bon, puisque vous insistez, on va faire une petite pause dans notr’ aventure. Après tout, le Capitaine peut bien nous attendre.

Pour faire simp’e et sans être trop longue :

Il y a longtemps, très très longtemps, mais toujours au temps des pirates, lorsque j’étais plus jeune, mais plus vieille que vous, pas encore adulte, tout juste adolescente…

Comment ça je mens ? Mais où est-ce que j’peux mentir ?! Oui, j’ai aussi été adolescente ! Quoi ? Vous r’commencez avec cette histoire d’âge ?! J’vous répète que j’ai connu les pirates ! Je suis vieille mais jeune. C’est comme ça, j’suis faite comme ça. Je prends d’l’âge comme tout l’monde, mais mon corps vieillit beaucoup plus lent’ment qu’la normale. Enfin pas quand j’étais jeune, là je grandissais normalement, en fait ça a commencé tout doucement quand j’ai été en âge d’avoir des enfants. Vous n’comprenez rien, hein ? J’le vois encore à vos têtes. C’est fou comme l’air niais peut être expressif.

JE... SUIS… ÂGÉE… mais ça n’se voit pas physiquement. En me r’gardant vous n’me donneriez pas plus de quarant’ ans, hein ? Peut-êt’e même pas plus d’trente ? N’soyez pas malpolis ! Et bah pourtant j’ai 338 ans, oui oui. J’vous laisse calculer, j’suis donc née en ? Voilà, sans calculatrice on n’sait plus compter, d’nos jours… c’est just’ une soustraction, c’est basique, on s’applique et on s’concentre ! On est en 2020 donc : 0 moins 8 je… c’est impossib’e donc j’fais v’nir ma dizaine en haut et en contrepartie j’la ramène en bas pour ajouter à côté, ou selon la méthode j’en laisse une autr’ en haut pour retrancher à côté, c’qui amène à… euh.. euh… Bon, j’suis née en 1682 ! Ahah, ça vous en bouche un coin ! Continue à dire que c’n’est pas possib’e et j’t’assure j’te…

Calme, calme, tranquille, relaxe, souffle, détente, respiration… Ce n’sont que des enfants à l‘esprit obtus. J’vais juste vous dire que d’toute façon, qu’vous m’croyez ou pas, j’men moque. On reparlera de tout ça à la fin de l’histoire.

Non pas des soustractions ! De mon âge.

Ça veut dire quoi êtr’ en âge d’avoir des enfants ? Pour une femme c’est le début des menstruations. Pour les garçons, c’est quand ils commencent à jouer trop souvent avec leur machin. J’peux aussi faire prof de biologie, c’n’est pas un problème, mais entre nous j’suis déjà sympa d’vous avoir enseigné les maths. On n’va pas non plus faire toutes les matières, on n’est pas à l’école, on s’détend, ici.

Donc, je voyageais avec le Capitaine Borgne, oui à ce moment-là il avait perdu un œil. Ok, ça va, rien à redire ? Si ? Quel âge il avait ? Voilà qu’l’âge vous passionne maint’nant. Bah, je n’sais plus, douze ou treize ans de plus que l’aventure que j’suis en train d’vous raconter. Quelque chose comme ça.

Lors d’une escale, je n’me souviens plus trop où mais peu importe, puisque de toute façon à un moment ou à un autre on finissait toujours dans une taverne.

Non, pas du tout, on n’dessinait pas sur les murs ! C’est quoi cett’ affirmation ridicule ? Pourquoi on aurait fait ça ?! Parce que tu as vu à la télé qu’sur les murs des tavernes y’avait des mammouths et des dessins d’mains… Y’a des fois plutôt que d’tourner sa langue, vaudrait mieux la perdre.

Tiens, ça m’fait penser qu’une fois, le Capitaine discutait aimablement et tout à fait amical’ment avec un autre camarade pirate. Dans une taverne, ils parlaient animaux. Mais arrêtez d’vous étonner d’tout ! Oui, les pirates aiment les animaux, ça n’est pas juste fait pour les enfants. Mince, vous n’avez pas l’monopole de tout, hein ! Je reprends, vous m’agacez, là. Le Capitaine expliquait à son confrère que les chameaux avaient une bosse. Tout l’monde le sait, mais non, il a fallu que ce crétin maintienne effrontément qu’c’était les dromadaires qui avaient une bosse. J’vous l’donne en mille, qu’est-ce-qu’il s’est passé ? C’est ça, après une explication envenimée et quelques paroles gratinées, il s’en est bien entendu suivi une bagarre. C’coup-ci, ça a été un peu plus loin. Vous allez voir c’est marrant. Prise rapide et gagnante du Capitaine : La fourchette, direct deux doigts dans les yeux d’l’imbécile. Alors aveuglé, le Capitaine le contourne, l’étrangle, lui pince le nez, lui tire la langue hors de la bouche, sort son couteau de d’ssous son manteau, et ? Et bah oui, il lui coupe la langue ! D’un coup sec. Ça a saigné, on a rigolé, l’blessé a gesticulé, a pleurniché, un p’tit peu, un p’tit peu beaucoup, on s’est balancé l’morceau d’langue, oh… final’ment un bon moment d’détente. Rigolo, non ? Bah en fait pas trop, parce qu’un chien a choppé l’morceau d’langue… et l’a mangé. On a donc pas pu lui r’coudre. Pour compenser, comme on est arrangeants, on a voulu la lui remplacer par celle du chien, il a r’fusé. Tant pis, j’regrette quand même, j’suis sûre qu’ça aurait fait classe. Et vous, vous n’aimeriez pas avoir une langue de chien ? Non ? Pourtant, imaginez c’que les chiens arrivent à s’lécher… C’est ça, les pieds…

En tout cas, ça s’est bien fini pour not’e copain pirate, il est dev’nu memb’e de l’équipage et tout l’monde l’a appelé "l’Muet". Puis il peut r’mercier not’e bon Capitaine, ça lui a bien servi, jamais il n’est monté à la vigie. Pourquoi ? Oh… misère… Comment voulez-vous qu’il prévienne s’il aperçoit quoi que ce soit ?! Pfff… tell’ment navrants. Oui, c’est d’vous que j’parle.

La morale, mes p’tits pirates, soyez sûrs de c’que vous dites et surtout à qui vous l’dites. Parce qu’entre nous, si l’Muet était tombé sur quelqu’un d’moins gentil, il serait peut-être mort. Le Capitaine a toujours su être juste, mais tranchant quand il le fallait.

Ah oui, au fait, t’as confondu taverne avec caverne. On est des pirates, pas des hommes préhistoriques ! Une taverne, c’est comme un restaurant, c’est là où on mange… et où il nous arrivait d’boire un verre… de rhum ! Ou deux, ou par deux, plutôt deux par deux. On s’y reposait avant d’retourner en mer.

Et j’en r’viens donc au vieux sage. Dans une taverne, alors que toutes les places étaient occupées, je n’ai eu d’autres choix que d’aller m’asseoir à côté d’un étrange bonhomme. Il était un peu volumineux, imposant, le nez rouge, le visage bouffi. Il avait quand même un côté raffiné, avec sa moustache frisée, fine et sculptée avec soin. En contrepartie, il gardait toujours une barbe naissante et éparse qui lui donnait un air négligé. Il portait des p’tites lunettes rondes qui semblaient s’enfoncer dans l’orbite de ses yeux. Sur sa tête trônait en permanence un vieux chapeau noir, de type haut-de-forme, tout en hauteur, avec deux plumes fixées dessus. Une violette et une verte. Il fumait la pipe, emplie d’un mauvais tabac, souvent froid, qui empestait.

Donc j’m’assois à côté d’lui, et j’vois que c’vieux bonhomme lit un livre ! Oui, un livre, et un gros, dans une taverne de pirates ! Moi à l’époque, j’aimais bien qu’on m’raconte des histoires, alors j’me mets à lui d’mander c’qu’il lit. Si c’est bien, si c’est intéressant, si c’est une histoire de princesse, ou une histoire d’amour avec une reine folle amoureuse de son roi, ou celle d’une amazone sur son cheval… Oui, bah quoi, j’suis une fille, j’aime beaucoup les histoires tendres, romantiques et mignonnes. Et là, il me dit qu’c’est un livre fade, ennuyeux, pas terrib’e. Il m’explique qu’il gagne sa vie en corrigeant les fautes, en remaniant les phrases pour que ce soit lisible, en réécrivant les textes de pirates, souvent pas doués, qui veulent qu’on raconte leurs aventures. Il se met à m’parler grammaire, orthographe, conjugaison… Et vous n’allez pas m’croire, mais il en dev’nait passionnant, le bougre ! Non, j’rigole, j’me suis de suite dit qu’il était saoulant, barbant, désespérant ! Poulala, j’me souviendrai toujours qu’en trois minutes, il m’avait assommée d’ennui. Il était du genre à toujours avoir quelque chose à dire, et à redire ! Et gna gna gni, et gna gna gna, et ça ce n’est pas bien, et ça ça ne va pas, là pas mal mais peut mieux faire ! Vous savez quoi, c’est qu’ça n’s’est pas arrangé ; parce que l’pire de tout, le pire de tout, c’est que l’Capitaine l’a entendu parler ; et qu’il est v’nu s’asseoir à côté d’nous. Alors moi, naïve que j’étais, j’rigolais intérieur’ment, j’m’attendais à c’que très vite il lui coupe les oreilles, lui torde le cou, lui fasse manger son livre, lui fourre ses plumes dans l’… nez. J’voyais déjà un truc chouette arriver, quoi ! Et bah non, ils se sont mis à parler, gentiment, à jacasser, à bavasser, puis à rigoler. À rigoler ! Puis une proposition est sortie d’ nul part…

L’vieux sage est, inévitablement, dev’nu memb’e de l’équipage. Vous savez comment on l’a appelé ? Bah non, pas "l’Vieux Sage" ! On a quand même un minimum d’inspiration, nous les pirates. On l’a appelé "l’Der". Parce que bien sûr, c’était toujours l’dernier à sortir en cas d’bagarre. Il n’aimait pas se battre, et en fait il n’était pas là pour ça. Le Capitaine lui avait demandé de venir sur son bateau pour m’apprendre à lire et à écrire. Il lui avait expliqué que, malgré tous ses efforts pour m’instruire, malgré toute la patience dont il avait fait preuve, et dont il savait faire preuve, je restais bornée, médiocre et illettrée. Oui, le Capitaine m’a critiquée, moi, et devant un inconnu ! Le vieux sage a accepté ce challenge, comme il a su l’dire, et il ne m’a pas lâchée…

Bon, maint’nant c’est cool, j’sais lire et écrire, mais qu’est-ce qu’il a pu m’agacer avec sa tythorpographie… non, l’orthodylactographie, l’arthographobie, putain v’là que je n’sais plus !

Quoi ? Non, « putain » n’est pas un gros mot ! C’est un mot commun qu’on peut dire tous les jours à profusion, j’vous y autorise ! Oui oui, même devant vos parents et vos professeurs.

Voilà l’histoire de l’Der, le vieux sage, du moins voilà comment j’l’ai rencontré. Tout ça pour dire, que lui aurait pu nous expliquer pourquoi y’a toujours pleins d’mots pour dire les mêmes choses. Enfin, il n’est plus d’ce monde…

Qu’est-ce qu’il est dev’nu ? Oh, pas d’inquiétude, l’Der a vécu très vieux. Mais c’est vrai qu’il a mal fini. Il est mort tragiqu’ment, un peu stupid’ment même. Par contre il a beaucoup souffert, c’n’était pas beau à voir. Mais ceci est une toute autre histoire.

Reprenons, faut qu’on avance ! Le Capitaine vient de rattraper son chapeau :


– Merci.

– Cela vous évitera de vous pencher, considérez que c’est ma façon de prendre soin de vous.

– Trop aimable.

– Allons-y.

– Je vous suis.


Ah oui, ça y est, ça m’revient, orthotypographie ! Voilà avec quoi l’Der me bassinait toujours, sa relecture orthotypographique, comme il aimait si bien l’dire. Ce qui est, pour faire simple, un ensemble de règles d’orthographe et de typographie applicables à un texte.

D’ailleurs, un p’tit conseil, si vous voulez avoir l’air très intelligent, prenez un livre, un gros, faites semblant de le lire – j’insiste, vous n’êtes pas obligé de vous l’farcir, hein –, jusqu’à ce que vos parents arrivent vers vous. À ce moment-là, sortez-leur lentement, d’une voix grave, cette phrase magique :

« – Putain, l’orthotypographie de cet ouvrage est vraiment nulle à chier ! » Vous allez voir, vos parents vont être subjugués.

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