Je serai... un château !

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L’insomnie est une rongeuse. Que je lui prête attention, et je l’entends grignoter ma patience. Pour taire ses grincements de dents, je m’évade en surfant sur les vagues de l’imagination. Là où les rêves défient la raison et ses questions dérangeantes. En Fantaisie, je construis mes châteaux.

Avez-vous déjà imaginé une vie ? La vôtre, par exemple, après votre mort, par exemple, dans un espace et un temps où toute idée est permise ? Où l’absurde est crédible, où les fantasmes s’expriment, où liberté est totale, surtout lorsqu’il s’agit de créer. Il est possible d’échafauder de terribles scénarios hantés d’improbables créatures. On dit que l’imagination n’est rien d’autre qu’un mélange de connaissances bordant une direction ; certains ne sélectionnent que les incompris, d’autres ne tirent que des traits rectilignes entre les sécurités, mais tous bâtissent au bout de la route des demeures insensées. À chacun son trip et ses cauchemars. Mon père, qui a laissé un galet sur ma grève, n’imaginait sa vie future que reposant dans son « château », au cimetière communal, sous des kilos de marbre.

J’aimerais être une tombe.

Oh, pas une tombe telle que celle qui vous vient à l’esprit ! Non, une dalle de pierre primitive, de ces dalles qui germent en terre fertile, que le vent et la pluie découvrent peu à peu, sur un sommet qui prend le temps de s’araser au fil des siècles. Je serais de pierre grise, de celle des menhirs, de ces pierres qui se réchauffent lentement sous le soleil, mais jamais froides au toucher. De ces roches où viennent se réfugier les âmes.

Bien sûr, j’aurais aimé être la tombe d’un aviateur, aventurier idéaliste, sur un tertre africain où les lions seraient venus s’étendre quand le soir s’emplit d’ombres et de nuages flamboyants. J’aurais aimé la vibration du rugissement de ces seigneurs et que me parvienne le barrissement sonore des empereurs de la savane. J’aurais aimé veiller sur les générations de zèbres et me sentir encore sauvage, mais ne le suis plus, sauvage, et me juge incapable de tenir ce rôle dans le temps.

Alors, je ne serai qu’une dalle grise dans un endroit familier, sans adresse cependant.

Quelque part, une colline, herbue et boisée, domine un paysage de bocages où les vallées s’embrument dès la fin de l’été. Près du sommet, sur l’adret, une clairière s’établit hors du temps. L’endroit est abandonné des hommes, trop bruyants, trop irrespectueux, trop saccageurs. À quelques mètres une famille de renards a creusé sa tanière sous les racines d’un vieux sapin sans valeur marchande. Les renardeaux attendent leurs parents en se pelotonnant sur moi, absorbant la chaleur des premiers jours du printemps. Parfois, une tourterelle prend leur place, juste après la pluie, et recueille l’eau qui s’est lovée dans les creux naturels. Quand, en plaine, la bise est piquante, un chevreuil vient brouter les jeunes pousses alentour, dégageant la vue sur la vallée. Entre deux coups de dents, il relève la tête sans inquiétude, assuré que nulle part ailleurs l’herbe n’est meilleure. Je n’y vois pas de chasseur, mais de temps à autre un cabot égaré, en quête d’amitié, dort son quart d’heure de chien, deux heures sur une oreille deux heures sur l’autre, sur mon dos, agitant avec frénésie les pattes en de vaines courses auprès de lapins oniriques. Il m’offre sa chasse, je lui murmure le chemin du retour vers son âtre. Les nuits de pleine lune, un couple de loups amoureux s’arrête observer la vallée. Ou bien, repus, prolongent la halte sur mon flanc en échangeant des regards de béatitude. Parfois, un grand cerf, à la présence ostentatoire, repousse avec force et fracas les bois pour se frayer un passage jusqu’à mes pieds. Les renards se tapissent. Il dérange un peu. Mais l’endroit est trop tranquille, les voyageurs ne s’y attardent pas.

Le temps se déroule naturellement, ni pressé ni poussé par d’obscures irraisons. Des pousses tendres apparaissent dès que les jours allongent, des tiges sèches portent des graines tant que le ciel assèche les rivières, des arbres cuivrés dessinent tous les ans la frontière de la dernière saison. Les renardeaux grandissent, partent, ou restent, certains disparaissent, d’autres reviennent, mais toujours une famille occupe l’abri sous le vieux sapin.

J’ai oublié les os ensevelis dans les profondeurs. Qu’importe si un jour il y eut crime ou malheur : la terre, la pierre, lui ou elle, moi et l’univers ne faisons qu’un. Seule une couleuvre, sous mon ventre, visite les trésors enfouis et remue les souvenirs perdus.

Puis, un jour, inévitablement, apparaîtrait une jeune fille, pleine de soleil et de nuages délicats. De battre, mon cœur ne s’était jamais arrêté. Elle serait la tant-attendue, celle qui n’était jamais venue jusqu’à moi ; la faute à personne, si ce n’est aux époques qui ne savent encore se croiser. Elle s’abandonnerait à ma chaleur. Dans son esprit, je verrais son château. J’y reconnaîtrais le mien, ses tourelles fines et claires, ses remparts massifs, ses ponts suspendus entre les mille donjons, l’un dédié à la musique, l’autre ouvert aux oiseaux, l’autre encore réservé aux fleurs, ou bien au kung-fu, et chaque donjon avec son art ou sa passion, où mille vies ne suffiraient à réaliser toutes les envies qui se présentent. Alors, ce corps offert, cette intelligence enthousiaste, je les enserrerais de bras qui n’entravent pas, mon âme pétrifiée bercée par ce cœur palpitant contre mon sein et, pour l’éternité, m’endormirais au son de cette mélodie qui m’avait vu naître.

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