7 · La vieille femme au chignon
Un quart d’heure plus tard, les quatre compatriotes s'étaient glissées sans bouder leur plaisir dans le large bassin trônant près du mur du fond. L'eau d’une mirifique clarté, qui leur arrivait presque au niveau des épaules, coulait à une température parfaite et elles réalisaient la chance qui était la leur de pouvoir profiter de ce moment de détente, qui ne se représenterait sans doute pas de sitôt.
Elles mirent à profit cet instant de répit pour faire le point sur leur situation, décortiquant leurs mésaventures de la veille pour en tirer des conclusions. Inévitablement, Salini avait relaté ce qu’elle et Eldria avaient vécu. Toutefois – et cette dernière l’en remercia intérieurement –, elle avait omis les détails les plus crus, se bornant à décrire de simples caresses avant de succinctement expliquer comment elle avait eu à satisfaire trois hommes en même temps. De son côté, avec l’accord timide de Dricielle, Eldria avait également rapporté ce que sa craintive compagne de cellule lui avait relaté et chacune observa un bref silence empreint d’empathie.
À la suite de ces douloureux rappels, Eldria et Dricielle apprirent que Salini et Karina, sur le chemin menant à cette salle, avaient pu apercevoir d’autres cellules par dizaines, la plupart occupées par des femmes elles aussi enfermées entre ces murs maudits. L’occasion ne s’était pas présentée de leur adresser la parole, mais la présence ici de tant de consœurs n’augurait rien de réjouissant.
– Cela ne va pas pouvoir durer, souffla Salini après un silence résigné.
Karina approuva d'un signe de tête et Eldria leur servit un regard interrogateur.
– Qu'est-ce qui ne pas pouvoir durer ?
– Tu comptes servir d'attraction sexuelle à toute une armée en rut sans rien entreprendre, peut-être ? lui répondit Salini d'une voix sinistre.
– Je... heu... non. Mais j’ignore ce que nous pouvons y faire. Vous avez une idée ?
Salini, Karina et Dricielle s’observèrent mutuellement, puis baissèrent la tête en signe d'impuissance. Aucune ne savait véritablement comment sortir d'ici. Même les hautes lucarnes de cette salle de bain autrement faste étaient barricadées.
Ignorant quand se représenterait l’occasion de s’ablutionner, elles profitèrent cependant de cet inespéré bain tiède pour se savonner méticuleusement. Discrètement, Eldria insista tout particulièrement sur sa poitrine, à l’endroit exact où le blond s’était oublié la veille. Après cela, non loin du bain, une sorte de bassine avait été sculptée dans le marbre et, chacune leur tour, elles purent s’y soulager pendant que les autres avaient la délicatesse de regarder ailleurs. Cela tomba à point nommé pour Eldria, qui avait jusque-là l’impression que sa vessie allait imploser.
– Pourquoi nous laisser profiter de tout ce confort ? s’enquit Karina, alors que cela faisait bientôt une heure qu’elles bénéficiaient de ces splendides installations. D’abord ils nous traitent comme des moins que rien, puis maintenant ils nous propulsent dans une salle d’eau digne d’une auberge de grand luxe.
Eldria aussi s'était posé la question. Ce fut cependant Dricielle – et c’était suffisamment exceptionnel pour le noter – qui émit d’une voix faible :
– Je ne sais pas.
– Cela ne présage sans doute rien qui vaille, reprit Karina d’un air sombre.
Salini émit alors une hypothèse :
– Je crois que nous ne devons pas nous réjouir, les filles. Quand nous sommes entrées ici, nous étions souillées et pleines de terres. Maintenant, nous sommes propres et nous sentons bon. Il est clair qu'ils veulent que l'hygiène de leurs captives soit irréprochable afin de mieux en profiter derrière.
Un long silence s'abattit après ces paroles qu'Eldria jugea, à son grand désarroi, pleines de bon sens. Un silence lourd.
– Quoi qu'il arrive, ajouta Salini, quelle que soit la nature de ce qui nous attend quand nous sortirons de cette pièce, et même si nous sommes séparées, nous devons rester soudées.
Elle entreprit de prendre ses trois camarades par les mains.
– Il faut leur donner ce qu'ils veulent. Au moins pour le moment. Sinon, ils nous feront du mal.
Eldria, les yeux humides, acquiesça du chef. Elle ne se remémorait que trop bien les éventuels coups de fouet qu'elle aurait eu à subir la veille si son amie d’enfance ne s'était pas interposée.
– Promettons-nous de ne pas nous résigner et de nous battre jusqu’au bout, conclut simplement Salini.
Nouveau silence pesant, que Karina fut la première à briser d’un hochement de tête déterminé :
– Je suis d'accord.
– Moi aussi, renchérit Eldria.
Pour l’heure, elle n’entrevoyait malheureusement rien d’autre que subir. Il ne leur restait qu’à espérer que les épreuves à venir ne seraient pas trop éprouvantes.
– J-je suis d'accord aussi, ajouta à son tour Dricielle.
Toutes quatre se sourirent timidement, puis, d'un geste naturel, se serrèrent dans les bras, faisant fi de leur nudité.
– Bon, fit Karina en se raclant la gorge. Nous avons suffisamment pris notre temps et je crains qu’ils ne reviennent d'une minute à l'autre. Je ne sais pas vous, mais moi je préfère qu’ils ne me surprennent pas à la sortie du bain. Moins ils me matent, mieux je me porte !
Salini acquiesça, et Karina désigna les bancs de l'autre côté de la pièce, sur lesquels les attendaient leurs pagnes respectifs.
– En ce qui me concerne, je n'ai aucune envie de renfiler ces machins-là.
– C'est soit ça, soit rester toutes nues, Karina, lui rétorqua Eldria d’une voix effacée.
Elle non plus n'était guère motivée par la perspective de remettre son pagne malodorant, toutefois elle préférait mille fois cela à devoir exposer ses formes dans les couloirs.
– Fouillons un peu, proposa Salini. Il y a des placards là-bas, nous trouverons peut-être de quoi nous couvrir les épaules.
Fort heureusement, elle avait vu juste. Elles découvrirent dans lesdits placards de magnifiques robes aux couleurs chatoyantes, comme laissées à leur libre disposition. Craignant presque de les voir disparaître comme par magie, elles s’empressèrent de s’en revêtir. Salini choisit la verte émeraude, Karina la rouge vermeil, Dricielle la jaune ambrée, et Eldria la bleue saphir. Elles se contemplèrent mutuellement.
– Vous êtes magnifiques, complimenta Salini.
– Tu n'es pas mal non plus, lui retourna Eldria avec un sourire, essayant de faire bonne figure.
Son amie aux longues boucles d'or – rendues humides par le bain – lui sourit en retour, les yeux pétillants. Pourtant, les sourires s'effacèrent immédiatement de tous les visages : sans avertissement, l'unique et massive porte en fer s'ouvrit dans un bruit sourd. Au grand dam de toutes, ce fut la vieille femme au chignon qui fit irruption dans la salle, deux gardes armés sur ses talons. Elle les considéra d’abord toutes quatre d’un œil mauvais puis se tourna vers les petites sacoches restées entrouvertes, constatant avec satisfaction que leur contenu avait été utilisé.
– Bien, dit-elle de son habituelle voix froide aux accents néanmoins mielleux. Je constate que vous êtes prêtes. Tant mieux, je n'avais pas de temps à prendre.
Elle ramassa rapidement les pagnes de ses quatre captives – avantageusement échangés contre des robes – et les fourra dans les bras d'un des gardes. Celui-ci, après un dernier coup d’œil lubrique en direction des quatre jeunes femmes, s’en alla aussi vite qu’il était venu.
Comme dégoûtée d’avoir eu à toucher ces défroques sales, la vieille femme au chignon entreprit de se laver les mains à l’eau de la fontaine artificielle, puis revint leur faire face :
– Comme je viens de l’évoquer, commença-t-elle sur le ton d’un professeur s'adressant à des élèves qu'elle n'apprécierait pas vraiment, je temps joue contre nous. Je vais donc m’employer à vous expliquer rapidement ce que nous attendons de vous, bien que je n’escompte aucune forme de compréhension de votre part.
Elle se frotta les mains tandis que ses interlocutrices s’échangeaient des regards consternés.
– Allons-nous pouvoir... entama timidement Salini.
– Silence ! la coupa sèchement la vieille femme. Vous ne prendrez la parole que lorsque cela vous aura été explicitement autorisé. Ai-je bien été clair ?
Son ton était si autoritaire qu'aucune n'osa la contredire. Salini baissa les yeux.
– Bien ! Je reprends donc. Mon nom est Madame Martone et, dorénavant, vous vous adressez à moi par ce nom. C'est compris ?
S'attendant visiblement à une réponse, elle fixa Salini d'un œil mauvais.
– Oui, répondit doctement cette dernière après avoir marqué une courte hésitation.
– Oui qui ?
– Oui, Madame Martone.
Eldria vit son amie serrer les poings et pria pour qu’elle ne commette pas une faute répréhensible en se laissant emporter par ses émotions.
– Très bien. Maintenant que tout est clair, j'entends ne plus être interrompue. Comme je vous le disais, en tant que nouvelles pensionnaires du Fort de la Rose-Épine, nous attendons plusieurs choses de vous. La première de ces choses, peut-être la plus importante de toutes, sera votre soumission totale et inconditionnelle. Tout manquement sera sévèrement puni. Je vous rappelle également que nous savons où habitent vos familles et que nous leur avons garanti qu'aucun mal ne leur serait fait en échange de votre pleine et entière coopération... et inversement. Vous ne voudriez tout de même pas qu'il leur arrive malheur à cause de votre mauvais comportement, n'est-ce pas ?
– Vous ne nous avez pas laissé le choix ! explosa soudainement Salini. Ni à nous, ni à nos fami-
Avant qu'elle ait pu achever sa complainte, Madame Martone l'avait brutalement agrippée par les cheveux afin de la tirer vers elle. Dans le même temps, le garde pointa sa hallebarde en direction d’Eldria, Karina et Dricielle, comme pour prévenir toute velléité de rébellion. Surprises et apeurées, elles eurent toutes trois un mouvement de recul.
– La prochaine fois que vous reprendrez la parole sans mon autorisation mademoiselle Valg, je vous jure que vous souffrirez au-delà de votre imagination.
Salini émit un faible cri de douleur, mais cessa heureusement ses protestations.
– Ceci est valable pour chacune d'entre vous, reprit la vieille femme en relâchant Salini.
Elle la repoussa avec force en direction de ses compatriotes. À la dernière seconde, Eldria parvint heureusement à l’empêcher de chuter. Aucune n'osa ajouter quoi que ce soit.
– Nous allons peut-être finir par y arriver ! vociféra Madame Martone. Où en étais-je ? Ah, oui. Ce que nous attendons ensuite de vous ; et cela nous concerne plus directement aujourd'hui : nous voulons que vous fassiez bonne figure. Un personnage très haut placé et très important va nous rendre visite dans l'heure. Il va nous payer une grosse somme d'argent pour repartir en compagnie de l’une de nos charmantes pensionnaires.
Elle marqua une pause, de toute évidence satisfaite de l'effet que son annonce venait de produire. Eldria avait en effet l’impression que son cœur lui était remonté dans la gorge. Telle était donc l’ignominieuse raison de leur présence dans cette prison déguisée en garnison militaire : être vendues comme esclaves à de riches nobles en provenance de l’Empire d’Eriarh ?
– Je suis en revanche navrée pour vous, reprit Madame Martone de son ton sucré, vous êtes plusieurs dizaines de candidates, or seulement l'une d'entre vous connaîtra la chance d’être sélectionnée aujourd'hui. Les autres malheureuses resteront ici, je le crains.
Elle avait prononcé le mot "chance" avec une ironie non dissimulée, ne laissant aucun doute quant à la nature de cet abject commerce d’êtres humains. Eldria se vit imposer un dilemme qu’elle aurait espéré ne jamais avoir à trancher dans sa vie : valait-il mieux être choisie pour une vie d’esclave, avec l’éventualité de pouvoir amadouer le notable Eriarhi qui l’aurait sélectionnée dans l’espoir qu’il la laisse partir ; ou bien était-il préférable de rester prisonnière ici, sur les terres du Val-de-Lune, mais avec les atrocités qu'elle savait commises en ces lieux ?
– Vous êtes maintenant propres, reprit la vieille femme au chignon sans lui laisser le loisir de réfléchir davantage à ces questionnements insupportables, et je constate avec plaisir que vous avez trouvé les robes que nous vous avions préparées. Vous êtes désormais naturellement... désirables. Mais cela ne suffit pas. Quand vous serez devant notre estimé invité, j’entends que vous vous teniez droite, le regard porté au loin. S'il s'adresse à vous, vous lui répondrez docilement par "Oui, Maître". S'il décide de vous toucher, vous le laisserez faire sans dire un mot. Vous ne devrez ni croiser son regard, ni lui sourire, sauf s'il vous le demande.
D'un regard mauvais, elle observa les réactions qu’elle venait de produire. Consciente de l’air profondément abattu qu’elle devait renvoyer, Eldria repensa à ce que Salini avait exprimé plus tôt : elles devaient rester fortes, leur donner ce qu'ils voulaient. Au moins pour le moment.
– Je vois que j'ai toute votre attention, constata avec satisfaction Madame Martone tandis qu’aucune des prisonnières ne pipait mot. Inutile, bien entendu, de vous préciser que tout manquement à l'une de ces simples règles vous vaudra un châtiment corporel approprié.
Eldria frissonna et sentit Dricielle faire de même à ses côtés. Face à elle, Madame Martone consulta sa montre d’un air las.
– Concernant les derniers points, nous n'aurons guère le temps de les évoquer. Ce n’est pas vraiment important, vous les découvrirez bien assez tôt. Disons que ce sera votre punition pour m'avoir interrompue.
Elle se tourna vers le garde resté en retrait.
– Vous pouvez les attacher.
N’ayant pas d’autre choix, les quatre captives se laissèrent faire à contrecœur. Une fois solidement privées d'une partie de leurs mouvements, Madame Martone les fit sortir de la salle de bain, escortées par le garde. Aucune n’osait ajouter quoi que ce soit.
– Oh, et une dernière chose ! lança la vieille femme en s'arrêtant subitement et en posant ses yeux étroits sur Dricielle qui lui faisait face. Deux fois par mois, nous sélectionnons la plus méritante d'entre vous et nous la libérons. Nous vous offrons donc une chance de pouvoir rentrer chez vous et de retrouver votre famille. À vous d'être les plus obéissantes.
Elle les sonda ensuite de gauche à droite, comme pour observer leurs réactions.
– Nous ne sommes pas des monstres, finit-elle par ajouter.
Eldria, Salini, Karina et Dricielle s'échangèrent un long regard atterré.
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