L'objet magique

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Paris - France

L’objet patiente depuis des années au fond d’un tiroir du vieux meuble chinois. S’il s’agissait d’un être vivant, on dirait qu’il végète. Comme il n’a pas d’âme, il se contente de prendre la poussière, en attendant...

Un jour, une main ridée ouvre le tiroir, saisit le petit tube de métal et s’étonne de la chaleur qui se diffuse dans chacune de ses cellules. La main fait tourner l’objet, les doigts parcourent le relief des gravures, puis un œil mi-clos se colle à l’extrémité du cylindre.

Un tsunami d’images psychédéliques et d’effets lumineux bouscule alors la rétine fatiguée. La main l’écarte vite de l’œil malade, puis va le déposer sur une étagère, juste devant la vitrine.

Le kaléidoscope vient de revenir à la vie.

J’ai d’abord cru que cela venait de l’extérieur, quelque chose comme un carillon plaintif, ou une sirène d’ambulance, puis, en tendant bien l’oreille, j’ai réalisé que Maman pleurait. Des sanglots longs, profonds, qui m’ont serré le cœur. Elle semblait pourtant si heureuse depuis le retour de Papa ! J’ai eu très envie de courir dans sa chambre et de la prendre dans mes bras, mais j’ai entendu Papa lui parler doucement et j’ai compris qu’il essayait de la consoler.

J’ai trouvé plus sage de les laisser discuter « entre adultes », à dix ans, on peut sentir ce genre de chose. Je me suis donc habillée calmement, malgré le nœud qui commençait à me tordre le ventre, puis j’ai rejoint la cuisine et je me suis servi mon petit déjeuner. Alphonse n’a pas tardé à se lever, mais ce «bébé» voulait absolument aller réveiller Maman pour qu’elle lui prépare son chocolat, comme si je n’étais pas capable de le faire moi-même ! Bref, il a fallu que je le menace, mais j’ai réussi à l’empêcher d’aller la déranger.

Papa nous a rejoints le premier. Il avait le front plissé, comme quand il est soucieux, mais il nous a souri et m’a caressé la tête en se moquant de mon épi. Alphonse a sauté sur ses genoux et s’est collé à lui tel un pot de glu. Cela m’a agacée bien sûr, mais je peux comprendre qu’il soit lui aussi content de le retrouver après ces longues semaines d’absence.

Papa a bu son café en silence pendant que je sirotais mon chocolat, puis Maman est arrivée. Elle avait les yeux rouges et gonflés, et même Alphonse a senti tout de suite que quelque chose n’allait pas. Elle nous a déposé un baiser sur le front, s’est préparé une tasse de thé puis elle s’est assise en face de Papa et a dit que celui-ci devait nous parler.

Papa se racle la gorge et commence d’un air gêné :

— Gisèle, Alphonse... Je suis vraiment heureux d’être là, avec vous, vous savez que je vous aime très fort, mes chéris... mais je vais devoir repartir bientôt...

Et voilà ! La cause des larmes de Maman. Je n’ai pas le courage de réagir, je viens moi aussi de prendre une claque. Papa continue :

— Un nouveau travail m’attend, en Amérique du Sud, et je serai absent longtemps, sans doute...

Alphonse, toujours sur les genoux de Papa, colle sa tête sur sa poitrine et demande d’une petite voix :

— Tu repars quand ?

Papa soupire, Maman ne dit rien. Elle ne le regarde même pas, ses yeux sont fixés sur sa tasse de thé.

— La semaine prochaine.


Il ne me reste que quelques jours à passer avec Papa et j’ai bien l’intention d’en profiter ! Aujourd’hui c’est samedi, je n’ai pas classe, ce qui me permet de l’accompagner pour une balade dans le quartier. Nous habitons rue Saint-Charles, à Paris, dans le quinzième, et lorsqu’il fait beau, j’adore déambuler dans les allées du parc André-Citroën tout proche. Après le petit déjeuner triste de ce matin, j’ai demandé à Papa s’il voulait bien qu'on aille au parc, et il a souri. Maman n’avait pas très envie de sortir et elle a prétexté avoir trop de choses à faire. Alphonse tenait absolument à nous accompagner, mais Papa a précisé qu’il devait me parler seul à seule, et que mon frère aurait droit à son moment, lui aussi, dès que nous serions rentrés.

Nous marchons donc côte à côte depuis un bon quart d'heure lorsque Papa aborde le sujet qui nous importe :

— Gisèle... ce n’est pas de gaieté de cœur que je repars déjà, ce n’est jamais un plaisir pour moi de vous quitter. Mais mon travail veut ça. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Papa est un grand photographe. Il fait le tour du monde pour prendre les plus beaux clichés, qu’il publie ensuite dans des magazines ou dans des livres. Je suis très fière de lui, et je comprends qu’il ait besoin de voyager pour exercer son métier. Mais c’est dur de grandir sans lui.

— Je sais, Papa. Mais tu passes de moins en moins de temps avec nous, chaque fois.

Papa a la tête basse et les épaules rentrées, comme s’il portait tous les malheurs de la Terre. Je m’en veux de le culpabiliser. Mais j’aimerais tant qu’il reste ! Ou, mieux encore, qu’il m’emmène ! Moi aussi je rêve de parcourir le monde, d’aller voir les animaux et les paysages sublimes qu’il nous ramène en photos ! Ça doit être très beau l’Amérique du Sud, je donnerais tout ce que je possède pour l’accompagner !

Papa s’arrête pour me regarder. Il se met à ma hauteur, puis il prend ma main dans la sienne et me parle d’un air grave.

— Je vais te faire une promesse, Gisèle, la même que celle que j’ai faite à Maman : après ce voyage et ce livre, je rentre à la maison, et je ne vous quitte plus jamais.

Je le regarde avec des yeux ronds. Comment peut- il envisager d’abandonner son métier, qu’il aime plus que tout au monde, plus que nous, peut-être ? Je ne trouve rien à lui répondre alors je me tais. Papa me serre fort contre lui, je sens combien il est triste, puis il se ressaisit et, d’un air enjoué, il m’entraîne par la main vers la sortie du parc.

— Mais maintenant, on va aller faire du shopping, tu vas choisir le cadeau que tu veux ! Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Un jouet ? Une jolie robe ?

Une jolie robe, beurk ! Comme si j’étais du genre à porter des jolies robes ! Et je ne suis plus un bébé pour avoir envie d’un jouet !

— Plutôt un livre sur l’Amérique du Sud ?

Papa semble touché par ma réponse. Il passe sa main dans mes cheveux, tente d’aplatir mon épi, et me guide vers les boutiques de la rue du Commerce en souriant.


Papa m’a offert le cadeau le plus incroyable de la Terre et s’il ne devait pas partir bientôt, je serais ce soir la petite fille la plus heureuse du monde ! Assise sur mon lit, je tourne et tourne encore entre mes doigts l’objet le plus beau et le plus fabuleux qu’il m’ait été donné de voir de toute ma vie ! C’est un tube de métal argenté, aux embouts dorés, à l’intérieur duquel passe la lumière pour créer des jeux de couleurs absolument époustouflants !

Je l’ai tout de suite repéré dans la vitrine de l’antiquaire, et en une seconde, oublié le livre sur l’Amérique du Sud, j’ai su que j’avais sous les yeux le cadeau que je cherchais ! Papa a semblé amusé, il a posé quelques questions au vendeur qui a expliqué que c’était un kaléidoscope très ancien, venu de Chine et qui a des milliers d’histoires et de secrets à raconter.

L’homme a eu un comportement étrange quand nous sommes entrés : il m’a fixée avec attention et a répété qu’il m’attendait depuis longtemps ! Papa n’a pas relevé ses explications mystiques, il a payé puis m’a glissé entre les mains ce qui est déjà en train de devenir mon meilleur ami. Une fois dehors, Papa a dit que j’avais fait un excellent choix : je n’aurai qu’à me plonger à l’intérieur toutes les fois où je serai triste et les jolis effets de lumière me consoleront... Depuis, je ne l’ai pas lâché, à peine quelques minutes pour dîner, et j’avoue avoir même eu du mal à laisser Maman et Alphonse regarder dedans.

Je sens que cet objet n’est pas banal. Il y a son apparence bien sûr, ses lignes parfaites, la finesse de ses gravures, l’éclat des couleurs et les figures étonnantes qu’il produit. Mais c’est autre chose, et si Papa a souri des légendes du brocanteur, moi je reconnais qu’elles m’ont troublée. En fait, je crois que mon kaléidoscope est magique. Quand je le serre fort dans ma main, je sens une chaleur qui se diffuse dans tout mon corps, et j’ai l’impression qu’il me dit que je peux tout lui demander. Un peu comme le génie, dans la lampe d’Aladin.

— Ah, si tu pouvais faire en sorte, joli objet, que Papa m’emmène avec lui en voyage !

Je vais garder mon kaléidoscope sous mon oreiller et répéter cette prière toute la nuit. C’est peut-être idiot, mais j’ai le droit d’essayer.

Il n’était pas sept heures lorsque Maman est venue me tirer du sommeil. J’ai eu du mal à quitter le rêve dans lequel j’étais profondément ancrée, et j’ai mis quelques secondes à réaliser que c’était dimanche et que d’habitude, le dimanche, elle me laisse dormir. J’ai tout de même noté qu’elle affichait un grand sourire et que Papa nous regardait depuis le seuil de la porte, l’air joyeux lui aussi.

— Gisèle, lève-toi. Papa et moi, nous avons quelque chose à t’annoncer.

Je me redresse dans mon lit et, me rappelant soudain l’existence de mon kaléidoscope, je plonge la main sous l’oreiller pour le serrer entre mes doigts.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Viens prendre ton petit déjeuner, je vais réveiller Alphonse et l’on vous dit tout !

Il ne m’a pas fallu une minute pour m’habiller et pour rejoindre la cuisine. Maman est nerveuse, je vois qu’elle tremble alors qu’elle étale le beurre sur les tartines. Alphonse somnole encore, le pouce dans la bouche, sur les genoux de Papa. Mon cœur bat la chamade, je ne sais pas à quoi m’attendre cette fois, la dernière annonce m’a assez bouleversée ! Je m’accroche au sourire de Maman, qui me laisse espérer une bonne nouvelle. Peut-être que Papa a reporté son voyage ? Tous deux échangent un regard complice, puis Papa se jette à l’eau :

— Les enfants, je vous ai dit hier que je repartais la semaine prochaine...

Je baisse les oreilles, j’ai peur tout à coup. Et s’il allait nous annoncer à présent qu’il nous quitte dès demain ?

Papa poursuit :

— En fait, on a beaucoup parlé avec Maman cette nuit... On a une idée, mais il nous faut votre avis. Est-ce que vous seriez d’accord pour m’accompagner, tous les trois, en Amérique du Sud ? Ce serait un long voyage, de plusieurs mois...

Je lâche ma tartine et manque de renverser ma tasse. Ai-je bien entendu ? Papa propose de nous emmener, Alphonse, Maman et moi ? En Amérique du Sud ! Maman laisse échapper un petit rire devant ma réaction, tandis qu’Alphonse, son pouce toujours enfoncé au fond de sa bouche, fait un grand oui de la tête. Pour ma part, je suis incapable de prononcer le moindre mot tant je suis abasourdie ! Maman vient en aide à Papa. Elle précise :

— Bien sûr, nous ne pourrons pas partir dès la semaine prochaine, comme Papa l’avait prévu. Si nous décidons de le suivre, nous voyagerons tous dans un mois, à la fin de l’année scolaire, pour que vous et moi puissions quitter correctement nos classes. Et si nous le faisons, il faudra encore que vous acceptiez que je vous fasse cours moi-même quand nous serons en Amérique du...

Je ne laisse pas Maman terminer sa phrase. Je lui saute au cou, l’embrasse avec fougue en répétant « oui, oui, oui » ! Puis c’est au tour de Papa, qui rit et me traite de tornade quand je le serre vivement dans mes bras. Alphonse rit aussi, puis Maman, mais moi j’ai plutôt envie de pleurer de bonheur. Dans ma poche, mon kaléidoscope est si chaud qu’il brûle presque ma peau à travers le coton de mon pantalon.


Le génie de la lampe m’a exaucée. Il a entendu ma prière, a fait en sorte que mon souhait le plus cher se réalise. J’en tremble encore d’étonnement, de joie, de sidération. Désormais, ma vie ne sera plus jamais la même : non seulement je pars voyager avec Papa, avec Maman et Alphonse, je vais enfin découvrir le monde, mais j’emporte aussi avec moi un ami, un allié dont je n’aurais pas osé rêver. Un objet merveilleux qui va me permettre de vivre les plus belles des aventures. Car je le sais, je le sens, un univers de rencontres et d’histoires incroyables m’attend.


Le petit cylindre chromé roule dans la main de Gisèle, diffusant paisiblement sa chaleur et sa lumière magiques.

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