Chapitre 14 : Le début d’un rêve

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La nuit avait étendu son manteau d’encre sur la cité impériale, et tout semblait figé dans le silence. Un fracas rompit la quiétude. La porte de leurs appartements s’ouvrit brutalement, et Kaelen chancela à l’intérieur, le visage ravagé par une pâleur cadavérique, les traits déformés par la douleur.

Il titubait comme un homme brisé, et lorsqu’il s’effondra à genoux sur les dalles de pierre polie, son corps secoué de spasmes, Luliya accourut sans réfléchir. Un sang noir et visqueux jaillit de sa bouche, éclaboussant le sol comme un présage funeste.

Le Serment…
Elle le reconnut aussitôt. Ce n’était pas une blessure de chair ou de guerre. C’était une dette magique, une marque ancienne, vivante, qui se retournait contre celui qui l’avait violée.

Sans perdre une seconde, elle ordonna aux servant de retourner dans leur quartier.

Les servantes obéirent, apeurées. Luliya referma les rideaux, barricada les portes. Si des espions impériaux apprenaient l’état de Kaelen, tout serait perdu.

— Qu’as-tu fait ? murmura-t-elle en s’agenouillant à ses côtés, son regard fouillant les siens.

Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient vitreux. Il suffoquait.

— Kaelen, réponds-moi…

Il n’eut la force de lui offrir qu’un murmure rauque, une dernière étincelle de conscience :

— J’ai… protégé notre famille.

Puis son corps se relâcha, fébrile, et sombra dans une semi-inconscience. Luliya resta figée un instant, le cœur battant à la gorge. Il fallait gagner du temps. S’il ne pouvait se lever le lendemain, l’Empereur comprendrait. Et alors… ils seraient tous perdus.

Avant même que le soleil ne perce l’horizon, Luliya demanda audience. L’Empereur, curieux, la reçut dans une salle d’ambre. Il trônait au sommet de son escalier, drapé de soie impériale, les mains croisées comme un dieu fatigué de son culte.

Elle s’inclina, jouant de sa voix douce et de ses silences pesés.

— Majesté… je suis venue vous implorer une faveur. Kaelen, après ses nombreuses missions, est exténué. Vous savez que nous essayons de concevoir… Mais dans mon clan, les femmes ont du mal à enfanter. Il nous faut de la patience, de la sérénité.

Elle leva des yeux humbles vers lui.

— Si vous voulez votre soldat… peut-être devriez-vous accorder à mon époux quelques semaines entières à mes côtés. Sans missions, sans stress. Juste… nous deux.

L’Empereur sourit, amusé par cette manière de présenter les choses.

— Deux semaines. Pas un jour de plus. Et si tu ne portes pas un enfant d’ici là… Je me chargerai moi-même de hâter la naissance. Avec une magie… peu agréable, je le crains.

Luliya baissa la tête, cachant son frisson. Elle venait de gagner du temps. Mais à quel prix ?

***

La première semaine s’égrena lentement, chaque heure pesant comme une pierre. Kaelen délirait, appelait des noms inconnus. Il criait à Raël de fuir, se débattait dans des cauchemars. Luliya, elle, rêvait à son tour : des visions de son frère lui tendant la main depuis les entrailles d’un égout, son visage noyé dans l’eau noire.

Elle veillait. Toujours. Elle changeait les linges souillés de sang, essuyait la sueur glacée de son front, lui tenait la main même quand il ne la sentait plus. Elle pleurait parfois en silence, puis se redressait pour continuer, chaque geste devenant une prière.

Et à travers la peur, elle sentait naître autre chose. Une tendresse nouvelle, une chaleur poignante. Plus elle le voyait souffrir, plus elle l’aimait. Non pour son rôle, non pour sa force, mais pour sa faiblesse. Pour cette folie qu’il portait en lui pour les protéger.

Au début de la seconde semaine, Kaelen revint lentement à lui. Ses paupières, lourdes comme du plomb, frémirent dans la pénombre de la chambre close. Ses yeux s’ouvrirent, rougis, voilés par la fatigue. Son corps, amaigri, peinait à bouger, chaque respiration semblant lui coûter une part de lui-même. Mais son regard était lucide.

Luliya était là. Toujours là.

Elle se pencha doucement vers lui, soulagée de retrouver cette étincelle dans ses pupilles.

Il écouta, sans mot dire, tandis qu’elle lui expliquait la fiction qu’elle avait bâtie pour préserver leur secret. L’accord avec l’Empereur. Le temps gagné. La menace à venir.

Il l’écouta jusqu’au bout, puis un sourire fragile, presque enfantin, se dessina sur ses lèvres abîmées.

— Tu as bien fait… murmura-t-il d’une voix éraillée. Mon lien au dragon... accélérera ma guérison.

Ses doigts tremblants effleurèrent brièvement sa joue. Ce geste simple, brûlant de gratitude, la désarma plus que tout.

Le lendemain soir, elle fit préparer un bain. Pas pour le soigner. Pour eux. Pour elle. Pour effacer, ne serait-ce qu’un instant, la peur, le sang, les cauchemars. Une trêve.

La salle de bains était baignée d’une lumière dorée. Des bougies flottaient à la surface de l’eau parfumée au lys, projetant des ombres vacillantes sur les murs de marbre ivoire. La vapeur s’élevait comme une brume sacrée. Luliya attendait, drapée d’un peignoir, le cœur battant plus fort qu’un tambour de guerre.

Quand Kaelen entra, il s’arrêta sur le seuil. Il semblait presque intimidé par la beauté simple de la scène. Elle tendit la main vers lui, hésitante.

— Si… si ça ne te dérange pas… Je pensais que ça pourrait… nous aider.

Ses mots étaient maladroits, presque inaudibles. Elle n’osait croiser son regard. Elle ne l’avait jamais fait ; elle était encore jeune, et les garçons de son village ne l’intéressaient pas.

Kaelen fronça légèrement les sourcils, non pas de colère, mais d’un doute intérieur.

— Si rien ne se passe… c’est moi qui prendrai la faute. Pas toi.

Elle répondit par un mince sourire, triste et doux à la fois, et détourna les yeux pour cacher la rougeur qui montait à ses joues.

Ils glissèrent ensemble dans l’eau tiède, l’un contre l’autre, en silence. Au début, ils n’osaient pas se toucher. Le moindre contact — une jambe qui frôle, un bras qui effleure — déclenchait chez Luliya une tension nerveuse. Elle retenait son souffle, consciente de chaque millimètre de peau nue exposée. Kaelen, lui, gardait les yeux fermés, comme pour lui laisser l’espace de respirer.

Puis il rouvrit les paupières, et son regard se posa sur elle. Lentement. Délicatement. Pas comme un homme regardant une conquête, mais comme un survivant regardant une étoile.

Elle sentit ce regard dans tout son corps.

Alors elle approcha un peu. Sa main, fine, glissa contre son torse encore meurtri. Elle sentit sous ses doigts les cicatrices, le rythme irrégulier de son cœur. Il posa sa main sur la sienne. Et ce fut comme un pacte silencieux : aucun mot, aucune promesse, juste cette pression douce, pleine de respect et de retenue.

La chaleur de l’eau, la moiteur de l’air, le parfum des fleurs... tout semblait les envelopper dans un cocon hors du temps.

Puis Kaelen se redressa légèrement et l’aida à sortir du bain. Il l’entoura d’un linge doux, essuya ses épaules, son cou. Chaque geste était un poème, une offrande. Luliya frissonnait, mais pas de froid.

Dans la chambre, ils s’approchèrent du lit sans se parler. Les draps de soie froissés attendaient, témoins silencieux.

Il la prit dans ses bras avec une lenteur infinie. Son souffle se mêla au sien, hésitant, fébrile. Il l’embrassa sur le front, puis sur la tempe, puis sur les lèvres — comme on s’excuse d’exister, comme on remercie d’être en vie.

Leurs corps se cherchèrent sans violence, sans précipitation. Chaque baiser appelait le suivant. Chaque soupir devenait promesse. La timidité de Luliya s’effaça dans cette danse lente, rythmée par la fièvre et le besoin d’oublier tout sauf eux.

Il ne la déshabilla pas. Elle se dévoila. Volontairement. Fragile, mais décidée.

Il la regarda comme on regarde quelque chose de sacré, et ce regard suffit à la faire trembler.

Sous la lueur vacillante d’une lampe, leurs peaux se frôlèrent, se collèrent, se lièrent. Elle le sentit entrer en elle comme un souffle, comme une brûlure douce, et son corps accueillit le sien avec une lenteur douloureuse. Il bougea avec elle, jamais contre. Leur souffle devint un seul souffle, leur rythme un seul chant.

Ils firent l’amour comme deux êtres qui savent que demain n’existe peut-être pas. Sans certitude. Sans orgueil.

Et lorsque ce fut fini, elle resta blottie contre lui, ses doigts posés sur son cœur qui battait encore fort.

Elle ne dit rien.

Mais tout avait été dit.

Le reste de la semaine s’écoula dans le même rêve doux que cette première nuit. Un souffle suspendu hors du temps, un cocon d’intimité fiévreuse où plus rien n’existait, hormis eux.

Ils étaient affamés. L’un de l’autre. Comme si leurs corps, après tant d’absence, ne supportaient plus l’espace entre eux. Chaque matin, chaque soir, chaque heure, ils se retrouvaient, se cherchaient, se retrouvaient encore. Leurs peaux se connaissaient par cœur, leurs souffles dansaient en harmonie. Ils ne portaient plus rien que la chaleur de leurs corps enlacés, drapés seulement de draps froissés et de lumière tamisée.

Les serviteurs avaient été congédiés. Luliya avait murmuré un ordre, doux mais ferme, et tous s’étaient retirés, respectueux du silence doré qui avait envahi les murs. La chambre n’était plus un lieu, mais un monde. Leur monde.

Ils ne quittaient guère ce nid secret. Ils mangeaient à même les plateaux posés sur les coussins du sol, s’échangeant des morceaux de pain chaud ou des fruits juteux. Parfois, elle lisait à voix basse, sa tête appuyée contre l’épaule de Kaelen, sa voix glissant sur les pages comme une caresse. D’autres fois, ils restaient simplement là, muets, côte à côte contre le rebord de la grande fenêtre ouverte, observant la pluie fine tomber en rubans d’argent ou le soleil pâle poindre derrière les nuages.

L’air était frais, mais la chaleur entre eux suffisait.

Ils riaient parfois, d’un rien, d’un mot mal prononcé, d’un souvenir trop tendre. D’autres fois, ils pleuraient sans raison, dans le silence, juste pour se vider de ce qu’ils avaient trop longtemps retenu. L’un réconfortait l’autre d’un simple frôlement de doigts, d’un baiser contre la nuque, d’une main posée contre le ventre.

C’était une parenthèse volée à l’univers. Un moment si précieux que même le monde semblait retenir son souffle pour ne pas le briser.

Et ils savaient, au fond, qu’au-dehors, la réalité les attendait, tapie dans l’ombre avec ses crocs de fer. Mais ils la repoussaient. Encore un instant. Encore une nuit. Encore un soupir.

Ce n’était pas de l’insouciance. C’était un sursis.

***

Point de vue : Kaelen

Lorsque la semaine s’acheva, le rêve se dissipa comme une brume au matin. La réalité, glaciale et brutale, les rattrapa avec l’exactitude cruelle d’un sablier. Kaelen reçut sa convocation à l’aube, transmise par un page trop jeune pour comprendre ce qu’il remettait entre les mains d’un homme au bord du gouffre.

Il se leva, le corps encore empreint de la douceur des jours passés, mais le regard durci par l’urgence. Luliya dormait encore, ses cheveux en désordre, un bras replié sur sa poitrine nue. Il hésita un instant à la réveiller, mais se contenta de l’embrasser sur le front, silencieusement. Un adieu sans en être un.

Puis il se prépara.

Son bras, dévoré par l’encre sombre du serment, n’était plus qu’un rappel vivant de sa faute, de son choix, de son mensonge. Les veines semblaient noircies, les contours du tatouage frémissant comme s’ils vivaient d’une vie propre. Il le recouvrit d’une manche renforcée, doublée de cuir fin, cousue exprès pour dissimuler la marque. Le tissu serrait sa peau, mais il ne broncha pas. Il fallait que l'empereur ne voie rien.

La salle du trône était vide de courisans, comme à chaque matin réservé aux audiences privées. Les colonnes d’onyx jetaient des ombres longues sur les dalles pâles. L’Empereur l’attendait, assis sur son trône élevé, le dos droit, l’air satisfait. Il portait une robe de velours noir, brodée d’or rouge — une parodie de majesté.

Kaelen s’avança, chaque pas résonnant comme un battement d’alerte dans son crâne.

— Ah, mon chevalier revenu à moi, dit l’Empereur d’un ton faussement chaleureux. Son sourire était celui d’un serpent repu. Alors ? As-tu bien profité de ton épouse ?

Le silence qui suivit pesa une seconde de trop. Kaelen ploya le genou, baissant la tête, maîtrisant la nausée qui lui remontait à la gorge. Il répondit d’un ton posé, mais chaque mot était un poignard qu’il retournait dans sa propre poitrine.

— Votre héritier arrivera bientôt, Sire.

Un sourire carnassier fendit les lèvres du monarque.

— Excellent. Voilà qui prouve que tu n’es pas inutile, finalement. Peut-être es-tu plus productif dans les draps que sur les champs de guerre.

Kaelen ne répondit pas. Il ne releva pas la tête. Son cœur battait contre sa manche comme pour fuir la peau brûlante de son bras noirci. Il sentait la marque frémir sous le tissu, comme si elle tentait elle-même d’accuser sa trahison.

— Tu reprendras tes fonctions dès demain. Je veux que tu m’accompagnes à la frontière Est. Il est temps de rappeler aux clans barbares qui règne ici. » L’Empereur le fixa un moment. Et si d’ici quelques lunes, ta femme ne me donne pas un fils, je m’en chargerai moi-même.

Le ton s’était durci, le sourire avait disparu.

— Bien, Sire, murmura Kaelen.

Il se redressa, le regard toujours baissé. Mais derrière ses paupières closes, autre chose brûlait. Quelque chose de sombre. De résolu.

L’Empereur tourna déjà les talons, satisfait, sans voir que son "loyal" chevalier, son pion préféré, nourrissait dans le silence une haine aussi ancienne qu’un serment… et bien plus dangereuse.

Car Kaelen savait désormais ce qu’il était prêt à perdre.

Et ce qu’il ne laisserait plus jamais arracher.

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