2 : La Tour brisée
Clément se fraya un chemin parmi ses pairs. Il salua quelques anciens camarades de l'école des officiers, jusqu'à croiser la route d'un colonel. Un homme à l'air débonnaire, aux cheveux et à la moustache blanche. Son visage s'illumina :
— Clément ? Mon garçon voilà une surprise !
— Ed... Colonel... je ne m'attendais pas à vous trouver ici.
— Epargnons-nous les formalités un instant, vous êtes encore le filleul de mon frère. Voilà des années que je n'avais pas eut de vos nouvelles.
Le lieutenant passa sa main dans sa nuque et se justifia avec un sourire de façade :
— Oui, malheureusement... je n'ai pas souvent l'occasion d'écrire... Mais je vous croyais à la retraite.
Il ajusta ses lorgnons sur son nez qui lui rendit cet air sympathique.
— Je l'étais avant de répondre à l'appel de Sa Majesté. L'Empire exerce une pression colossale sur notre nation et cette guerre ne trouvera pas de fin sans sacrifice, j'en ai peur.
— Vous avez survécu à la guerre à mon âge, je n'aimerai pas vous voir périr maintenant.
— Je ne suis pas le plus à risque, puis, si cela pouvait éviter de faire couler injustement le sang de notre jeunesse, alors je me sacrifierai volontiers.
— Vous êtes probablement l'un des seuls à le penser
— Ne soyez pas si cynique, venez prendre un verre.
Il s'assit sur une banquette confortable et on lui tendit une flute de vin pétillant. Ils trinquèrent et le colonel reprit :
— Une fois encore nous avons résisté à ses armées à un contre trois. Notre nation n'a pas perdu son cœur vaillant.
— Je suis fier de mes soldats. Ils sont braves, parfois presque trop. Mais la guerre s'étire et chaque jour est une veuve de plus que l'on pourrait épargner.
— C'est bien sage de votre part et vous mon garçon, êtes-vous marié ?
Clément manqua d'avaler de travers, il se racla la gorge et reposa son verre.
— Hum... Non, pas encore...
— Vous êtes un peu en retard, mais toujours dans la fleur de l'âge.
— Je sais, c'est un sujet encore délicat.
— Ce n'était pas pour vous importuner.
— Il n'y a pas de mal. Tenez, avant que j'oublie, j'aimerai avoir votre avis, mes éclaireurs ont repéré des positions presque délaissées par l'ennemi, ce pourrait être l'opportunité que nous attendions pour une percée.
— Vraiment ?
Le colonel feuilleta le carnet, examina les croquis et les notes, ses sourcils se froncèrent.
— Le capitaine en a été informé ?
— Edgard, le capitaine est la raison pour laquelle je suis coincé à Lançarcane ! s'exclama-t-il à voix basse. Pardon, c'est une tranchée isolée dans le secteur 214... près des criques de Grisombre.
— Soyez certain que je n'en ai jamais été informé, regretta-t-il en passant ses doigts sur sa moustache. Il s'est passé quelque chose ?
— C'est compliqué, j'ai servi deux ans à ses côtés, le reste est entre lui et les Triarches.
Le vétéran se signa du symbole du panthéon des Trois sur la poitrine, par habitude.
— Je vois.
— Ecoutez... Je peux organiser cet assaut mais pas sans le soutien nécessaire. Depuis des mois nous manquons d'hommes et de munitions.
— C'est fâcheux en effet, malheureusement les incursions si proches de la zone sont des plus délicates à organiser mais je vais voir ce que je peux faire. Rassemblez vos hommes et attendez mon signal, c'est tout ce que je peux promettre.
— C'est déjà mieux que tout ce que j'aurais pu espérer, merci.
Le colonel comprit sa hâte et le libéra.
De retour à l'air libre, les picotements dans sa main commençaient de nouveau à le démanger. Il gratta la surface de son gant et retourna auprès de ses compagnons. Julien le salua dès qu'il fut à la surface.
— C'est bon, lieutenant ?
— On y retourne.
— Bien, l'air commence à être étouffant ici, confia Clara en remontant à bord de la voiture.
Julien se surprit de na pas avoir entendu l'auxiliaire remonter. Le chauffeur redémarra et les ramena vers les lignes.
— Qu'est-ce que l'on risque cette fois ? demanda finalement le mitrailleur affalé dans son siège.
— Si tout se passe comme je l'espère... une rencontre avec la destinée, sinon, rien de plus que d'habitude.
Il haussa les épaules et cala son fusil entre ses jambes et la portière.
— Quoi que ce soit, on l'accueillera comme d'habitude.
— Espérons que la destinée soit de meilleure humeur que certains invités, adressa l'auxiliaire songeuse.
* *
Les soldats étaient massés tout le long de la tranchée, en attente du signal fatidique. Les sous-officiers se tenaient prêt à monter à l'assaut en silence. Hélas, la journée allait toucher à sa fin et toujours aucune nouvelle du colonel. Pour couronner le tout, le temps s'était de nouveau dégradé.
L'observateur au canon jeta un nouveau coup d'œil dans ses jumelles, la brume rendait toute observation impossible. Il distinguait à peine les feuillages des arbres et la première ligne de fils barbelés. Il les rangea dans leur étui et se contenta d'une surveillance proche.
Son regard se porta sur l'imposante arme automatique et les marques faites au couteau sur la culasse, une pour chaque assaut repoussé. Son jeune camarade était appuyé sur la double poignée. Sa tête éclata soudainement comme un fruit trop mûr, il n'avait même pas entendu de détonation.
Il vacilla contre les sacs de sable et vit avec horreurs une grenade à manche tomber à ses pieds. Les explosions secouèrent les tranchées et le poste de tir vola en éclats, emportant son arme lourde.
Le soldat posté à l'entrée fut projeté dans la boue, il sentit quelqu'un le trainer à l'abri malgré le chaos. Il était incapable de parler et parcouru de tremblements incontrôlables.
Le lieutenant retira son gant et révéla des circuits semblables à ceux ornant les mains de l'auxiliaire. Sa main se mit à vibrer d'énergie et un sabre apparut entre ses doigts. Il porta son sifflet à ses lèvres et sonna l'alerte. Des fusées éclairantes rouges s'allumèrent dans le ciel, indiquant que d'autres positions étaient aussi attaquées.
Il se pencha brièvement sur l'éclaireur et ordonna :
— Clara, occupez-vous de lui !
— Tout de suite ! s'exclama l'auxiliaire en se précipitant auprès de l'homme à l'esprit embrumé.
Les circuits dans ses mains s'illuminèrent. Une chaleur émana de ses paumes et à son contact,
le soldat retrouva les idées claires et sentit son corps lui obéir à nouveau. Il balbutia quelques remerciements en se relevant.
De nouvelles explosions à proximité virent s'ajouter à la confusion ambiante. Le lieutenant scanda ses ordres pour réorganiser ses troupes. Puis il prit un soldat à part et lui ordonna :
— Il nous faut des renforts ! Foncez prévenir les tisseurs !
— À vos ordres !
Il fonça tête baissée et disparut entre les soldats, il remonta la position en proie au désordre. Les tirs semblaient venir de tous les côtés et les fumigènes ennemis rendaient les couloirs illisibles et étouffants.
Il parvint à s'extirper de l'enfer au prix d'une blessure à l'épaule. Le vacarme était déjà lointain, mais il ne trouva personne pour l'accueillir, tous s'étaient déjà massé en première ligne. Seules quelques balles perdues éclataient non loin de lui.
La tour était une bâtisse de briques anciennes coiffée d'antennes, il poussa la lourde porte en fer qui la protégeait de l'extérieur. C'est à cet instant qu'il fit une découverte horrifiante.
Les opérateurs du système de radio-tissage étaient morts. Étendus sur leurs instruments, les yeux blanc révulsés à l'intérieur de paupières sanguinolentes. Leurs postures semblaient indiquer qu'ils avaient essayer de protéger les appareils en vain. Il tenta d'en allumer un, mais hélas, toutes les machines avaient été réduites au silence.
Il voulut ressortir mais la porte claqua soudainement devant lui, quelqu'un venait de le piéger.
* *
Les soldats qui sortirent de la fumée portaient l'uniforme redouté des Stahl-Troopen, masque à gaz et capote grise. Cet ensemble recouvrait une armure de métal et de cuir aussi noir que leurs fusils. Un soldat embusqué tenta d'en poignarder un. Il vit l'ennemi empoigner son bras et le briser d'un coup sec. Le malheureux hurla de douleur et servit de de bouclier pour éponger une volée entière de balles.
Le lieutenant Chatillon trancha la tête du premier à portée d'un puissant revers de sabre.
Il dégaina son revolver. La balle qui en jaillit sonna comme un puissant tintement aigu, nimbée d'un nuage d'éclairs. Ce tir crépitant désintégra sa cible et faucha à pleine puissance celui qui se trouvait derrière, réduisant également son corps en poussière. Telle était la force des ésotériques cartouches Tonnerre.
— Avec moi ! Laissez-les venir et ne vous laissez pas déborder !
Sa voix était forte et autoritaire, il organisa des rangs autour de lui, paré à faire face.
— Ils viennent de partout ! clama Julien en rechargeant son fusil automatique.
Il tira une longue rafale qui blessa deux soldats avant que le claquement de son arme ne l'informe qu'il était de nouveau à sec. En réponse, d'autres rafales surgirent des murs de fumée. Clément vit les balles se désintégrer autour de lui, ne laissant qu'une gerbe d'étincelles atteindre son uniforme. La puissance psychique de son auxiliaire était à l'œuvre.
L'assaut ne semblait pas en finir quand bien même les morts s'accumulaient à leurs pieds. De gestes élégants, Dame Clara appliquaient ses pouvoirs là où l'urgence l'exigeait. Elle renvoyait les grenades, enveloppait les hommes d'un manteau les rendant insensible aux tirs et insufflait le calme et le contrôle dans leur esprit.
Elle s'éleva au-dessus de la tranchée et brandissant la paume de sa main, elle sema la confusion dans les rangs des redoutables Stahl-Troopen. Hurlements et lamentations se firent entendre de l'autre côté des barbelés. Le lieutenant siffla de nouveau :
— Chargez ! Abattez-les tant que nous avons l'avantage !
Ses hommes grimpèrent à l'assaut, traversant la fumée et trouvèrent les troupes de choc en pleine crise psychotique, ils les abattirent à vue, qu'ils fussent encore en état de se battre ou complètement vulnérable.
Clara retrouva la terre ferme et entendit un sifflement dans l'air, elle créa un rempart invisible qui effaça une salve d'obus de mortier. Elle recommença à la suivante, puis de nouveau. Une puissante onde de choc balaya le bas de la tranchée et les tirs cessèrent. Elle vacilla, comme prise d'un malaise, un mince filet de sang se mit à couler de son nez.
— Lieutenant... appela-t-elle éreintée. Je ne vais pas... être en mesure de tenir encore
longtemps !
— Ce n'est pas encore terminé ! Ne lâchez rien !
Il en arrivait encore, cette fois des côtés, empruntant les couloirs des tranchées déjà tombées. Non loin, le grenadier Phillipe parvint à plaquer un ennemi à terre après que celui-ci eut exécuter cinq de ses camarades. Il était parvenu à faire éclater un explosif proche de sa nuque, créant une blessure suffisamment grave pour l'affaiblir. Il lui fracassa la crosse d'une arme ramassée dans la boue jusqu'à ce que mort s'en suive.
— Ça ne manquait pas d'enthousiasme ! complimenta le lieutenant témoin.
— C'est comme ça qu'on crève ces saloperies de mutant !
Le sabre de Clément vint s'arrêter net contre une lame ennemie, sans la trancher. Il ressentit un étrange engourdissement s'emparer de sa main. Il vit son reflet dans les verres noirs du masque à gaz, cet homme n'était pas un combattant ordinaire. Il était le Légat de la Stahl, son homologue au sein de l'ennemi.
Son épée droite était pourvue d'un appareil soudé sur la garde et câblé sur chaque côté de la lame, un émetteur d'ondes neutres. Ses coups étaient redoutables, si fort que Clément parvenait à peine à les parer. Il ne pouvait contre-attaquer sans s'exposer à une blessure mortelle. Cet homme faisait état à lui seul de la supériorité de l'ingénieurerie biomécanique de l'empire Aschmérien.
Chaque attaque semblait saper un peu plus sa force, son soutien psychique était nullifié , il ne disposait plus que de son endurance et sa rigueur de duelliste.
— Je te tiens salopard ! hurla Phillipe en tentant de lui venir en aide, poignard à la main.
Un coup d'épaule brutale suffit à repousser le grenadier qui éclata une cloison de planches à l'impact.
Le lieutenant Chatillon profita de la diversion et leva son revolver qui percuta à vide. Un rire résonna à travers le masque. Le légat bloqua son bras et l'empoigna à la gorge. Une baïonnette se planta dans son flanc et lui arracha un grognement de gêne. Irrité, il dégaina son pistolet et tua plusieurs soldats venus au secours de leur officier.
Soudainement, il se mit à hurler de terreur et lâcha enfin prise. Il contorsionna comme si son corps venait de prendre feu. Clément fit de nouveau jaillir son sabre avec une dextérité renouvelée et le planta dans sa nuque. L'afflux d'énergie fut tel qu'il le tua dans une puissante gerbe écarlate.
Il prit un instant pour accepter sa victoire. D'un geste, il trancha la gorge d'un autre soldat d'élite agonisant avant qu'il ne reprenne son arme. Phillipe accepta volontiers la main tendue de son supérieur.
* *
Le calme revint alors dans la tranchée même si des détonations plus lointaines leur indiquait que la bataille n'était pas tout à fait gagnée. Dame Clara était appuyé contre un mur, outre le sang maculant sa peau blanche délicate, elle montrait des signes d'épuisement alarmant.
Elle s'essuya le visage sur la manche de son manteau, elle n'avait pas besoin de mots pour lui faire comprendre qu'elle avait dépassé ses limites.
Le lieutenant s'approcha de son auxiliaire, son regard brun profond était aussi rassurant que reconnaissant.
— Vous avez très largement excédé mes attentes.
Il lui tendit un mouchoir blanc tiré de son uniforme, elle l'accepta volontiers et tendit une main tremblante pour s'en saisir. Clément se figea soudainement. Le monde autour d'eux se ternit comme fane les pétales d'une fleur.
Clara entendit un bruit sourd résonner, un claquement métallique régulier, semblable au balancier d'une pendule.
Une vague d'énergie la traversa et un second souffle surnaturel lui permit de se défaire de cette torpeur. Elle fit quelques pas avant de se rendre à l'évidence, le temps s'était arrêté.
Quelqu'un approchait, une présence qu'elle chercha, en vain. Elle passa entre les hommes figés comme des statues de cires. Au coin d'une intersection, elle la trouva, une forme humaine, sombre, presque abstraite.
Cette inconstance se manifestait par des fumerolles et des particules. Des émanations instables qui semblaient lutter entre elle pour se détacher et se rattacher à la silhouette.
La peur qu'elle lui inspirât n'était pas naturelle mais elle venait de supprimer des dizaines d'hommes juste par sa présence. La silhouette arrêta sa progression mortuaire et leva son regard dans sa direction. Clara se cacha aussitôt à couvert, son cœur battait à tout rompre.
Elle sentit qu'elle se rapprochait, chaque pas emboitant avec précision le tintement qui résonnait dans ses oreilles. Sa présence était trop forte, oppressante, comme s'il en irradiait une vague d'énergie incessante.
Elle parvint à s'arracher à cette emprise et essaya de retourner auprès du lieutenant. Un mur invisible l'en empêcha. Clément était toujours figé, si proche et inatteignable à la fois. Elle se retourna et fit face avec effroi à la présence désormais face à face.
— Qui... êtes-vous ? demanda-t-elle d'une voix étouffée.
Son corps lui donnait l'impression d'être écrasé par une presse, mais son esprit la faisait souffrir bien plus encore. Elle les entendait, les hurlements de lutte intérieure pour ne pas être effacée à son tour.
La forme se précisa, les particules la composant s'agrégèrent pour affiner ses traits. Un homme âgé, grisonnant et soigné. Derrière sa barbe, elle remarqua une large balafre sur le long de sa joue. Pantalon long noir, chemise d'albâtre et gilet de nuit, les ténèbres s'assemblèrent en une élégante cravate et une redingote tomba sur ses épaules.
Clara vit ses circuits s'illuminer, elle tourna son regard vers le lieutenant, sa main brillaient elle aussi tel un phare. La présence se désintéressa momentanément d'elle et examina le lieutenant et sa suite. L'homme fit jaillir une écharde noire dans sa main, un fragment de vide crépitant.
Elle comprit instinctivement ce qui les attendaient s'ils restaient ici, l'annihilation.
— Non ! hurla-t-elle en utilisant toutes les forces qui lui restait pour fendre la barrière.
Sa protestation se perdit dans le néant, elle parvint à attraper la main du lieutenant et la réalité s'effaça autour d'eux.
Tout était sombre, abstrait, elle ne ressentait plus aucune sensation physique. D'abord confuse, elle chercha désespérément une sortie, projetant son esprit affaibli en quête de lumière. Hélas, celle-ci était hors d'atteinte et elle perdit connaissance.
* *
Le lieutenant venait de voir le monde s'évaporer autour de lui. En un battement de cil. Il avait quitté les tranchées pour se retrouver dans un endroit inconnu. Un promontoire en pierre blanche, un vaste balcon qu'un vent terrible balayait sans relâche.
— Qu'est-ce que...
D'autres soldats étaient avec lui et il semblait être le moins confus de tous. Joël parvint à se relever envers et contre tout. Le médecin lui adressa un regard aussi perdu qu'interrogateur.
— Clément... ? On est où là ?
— Je... j'en sais rien...
Cet endroit se retrouva soudainement au piège d'une tornade qui tordait le ciel, le sang de l'officier ne fit qu'un tour et il se précipita pour réveiller les autres. Joël se porta au secours de l'auxiliaire inconsciente.
— Debout soldats ! Nous n'en avons pas fini ici ! Allez, la Mort n'a pas ordonnée votre repos et moi non plus !
Il gravit quelques marches et se pencha sur une balustrade fracturée, l'abime sous ses pieds le fit brusquement reculer. Ils étaient haut, très haut et par-delà l'horizon, il pouvait apercevoir le dos des aérostats du radio-tissage.
— Bordel... marmonna-t-il alors que le vent couvrait ses paroles.
— Nous sommes dans l'Enclave, lieutenant ! L'informa Etienne d'une voix forte alors que sa cape menaçait de s'arracher à ses épaules.
— Comment on est arrivé là ?!
— Aucune idée mais il faut qu'on descende !
Ils n'eurent pas le temps de faire l'inventaire des biens et des personnes mais Clément compta un total de sept soldats. Etienne les guida à travers des pans d'escaliers brisées flottant au-dessus de l'abime.
Il semblait connaître les passages étroits de cette structure anarchique et s'y aventurait avec l'aisance d'un reptile entre les pierres. Sauter, enjamber, escalader et parfois même descendre en rappel, cette structure était si chaotique que le lieutenant eut l'impression de tourner en rond. Malgré les piolets et les cordes présents sur place, la descente n'en fut pas moins périlleuse et emporta deux malchanceux.
Joël et Clément se relayèrent pour porter l'auxiliaire toujours inconsciente. Le dernier escalier les conduisit à une arcade en pierre et une porte étrangement de travers.
L'éclaireur la ferma derrière eux et alluma une lanterne clouée au plafond. Dans cet étroit renfoncement sous la tour, ils découvrirent un petit campement avancé.
— Mettez-vous à l'aise, lança-t-il en époussetant sa cape.
— Caporal, qu'est-ce que c'est cet endroit ?
— Un relais de surveillance, mettez-vous à l'aise.
Il alluma une autre lumière suspendue, puis une suivante qui révéla une table et des cartes faites à la main ainsi qu'un étrange appareil métallique. Ici le calme régnait.
Joël allongea Clara sur un lit de camp et procéda à un rapide examen, il annonça :
— Elle est en vie Lieutenant, juste extrêmement affaiblie.
Il hocha la tête pour toute réponse, assimilant encore tout ce qu'il venait de leur arriver.
— Je vais crever cette sorcière ! éclata une voix dans l'abri.
Le lieutenant se retourna et dégaina son revolver dont le canon vint pointer le visage d'Hervé, il leva les mains en l'air.
— Tu as survécu jusque-là ? Bravo. Maintenant je peux encore te tuer pour sédition, personne ici ne s'y opposera.
— Alors fait-le, on ne peut pas être plus foutu que ça...
— Ce qui reste encore à voir ! Clama-t-il résolument. On peut essayer de s'en sortir, reste à savoir si tu peux te tenir à carreau !
— Ouais... on peut essayer, mais tu fais une putain d'erreur en la laissant en vie ! Tu as vu ce dont elle est capable ! A partir de là on ne peut déjà plus lui faire confiance !
— J'ai vu quelqu'un qui faisait son travail efficacement ! Le spectre psychique ne se résume pas à être incapable ou un danger public !
Hervé se figea comme frappé d'une terrible révélation. Il serra les poings et recula d'un pas.
— Alors tu préfères prendre le risque...
— J'évaluerai les risques en temps voulu. Beaucoup d'officiers s'accommodent de Beta Majoris ou d'Alpha Minoris, ils n'en meurent pas.
— C'est ce que tu crois... Quand t'auras compris, ce sera déjà trop tard, tu ne pourras même plus faire la différence entre ses pensées et les tiennes.
— Je n'en suis pas à ma première auxiliaire, il te faut autre chose ?
— Non, tu fais bien comme tu veux. Je crois qu'on l'a tous compris.
Clément rangea son arme, satisfait de le voir retrouver le calme.
— Restons-en-là. Si vous êtes blessés, reportez-vous à notre docteur, inspectez le matériel et faites l'inventaire.
La stupeur et l'adrénaline retombèrent, la fatigue leur succédant. L'abri était étroit et peu adapté à accueillir autant de monde mais dans ces circonstances, c'était un refuge précieux. Le lieutenant se pencha sur les cartes afin d'étudier la région. Sa gorge le faisait encore souffrir et portait les stigmates de son étranglement. Le médecin revint vers lui et lista :
— Trois couchettes, trois jours de réserves, moins de deux en eau, à moins de rationner. C'est maigre mais c'est déjà un début. Côté fournitures, je pourrais nous soigner en cas de petites déconvenues mais c'est tout ce que je peux promettre.
— Merci Joël, qu'est-ce que ça donne côté munitions ?
— Pas assez. Encore une fois, ça pourra nous sauver en cas d'altercation mais il ne faut pas en attendre plus. Le temps risque de jouer contre nous, est-ce que... nous savons où
nous sommes ?
— J'y travaille, j'espère que Clara pourra nous expliquer.
Le médecin boucla son paquetage et s'assit sur l'un des lits de campagne, son regard se posa sur la psychique.
— Vous pensez qu'elle nous a amené ici ?
— Aucune idée, mais ce n'est pas impossible.
Etienne, jusqu'alors aussi silencieux qu'une tombe expliqua :
— Cet endroit s'appelle la tour brisée, c'est le paradigme le plus haut de la zone occupée.
— Le paradigme ?
— Ouais, c'est un abus de langage, c'est comme ça qu'on appelle les anomalies de l'Enclave.
Le lieutenant peina à comprendre et se contenta d'acquiescer :
— Je vois... Tant que vous y êtes, vous pouvez m'expliquer ce qui ne tourne pas rond avec ces cartes ?
— Ce qui ne tourne pas rond avec vos cartes ?
— Non, je veux dire, pourquoi est-ce que j'ai l'impression que rien n'est à sa place ? J'arrive à peine à nous situer.
Il se pencha à son tour dessus, il ne semblait pas dérangé le moins du monde :
— Parce qu'elle fonctionne dans un autre sens.
— Un autre sens... soyez précis.
— L'Enclave fonctionne différemment de l'extérieur, mais pour que vous puissiez vous faire une idée, il faut imaginer que notre ancienne position était de ce côté, au nord-ouest, maintenant nous sommes ici.
Le caporal lui expliqua avec des gestes et des tracés imaginaires du bout de ses doigts.
— Qu'est-ce que vous racontez ? Comment est-ce que l'on a pu se retrouver aussi loin ?
— Le comment n'a pas beaucoup d'importance, maintenant que nous y sommes, il va nous falloir rentrer mais ça ne pourra pas se faire en ligne droite.
— Pourquoi donc ?
— Il va falloir me faire confiance, lieutenant. J'étais dans le premier corps expéditionnaire, alors je peux vous assurer que tirer une fusée de détresse sur la bordure et attendre n'attirera que des ennuis.
— Très bien... admit l'officier dont la compréhension ne s'en trouvait guère grandit.
Il se tourna sur sa chaise et observa ses camarades, se battre dans ces conditions allait s'avérer extrêmement délicat. Joël comprit son désarroi et dit à voix basse :
— Plus qu'à improviser, mais j'ai confiance.
— Avons-nous vraiment le choix...
Plus tard dans la soirée, la petite unité commença à entamer les rations, partagés entre l'obligation de reprendre des forces et l'économie des ressources. Une poêle et un réchaud à alcool suffirent amplement pour la préparation. L'auxiliaire revint à elle, les soins rudimentaires de Joël ayant fini par porter leurs fruits, le médecin lui porta son repas et s'assit à ses côtés.
— Dame Clara, comment vous sentez-vous ?
— Difficile à dire... Mieux, je crois... Qu'est-ce que vous m'avez administré ?
— Tranquillisants, vous étiez tellement crispé j'ai cru que vos tendons allaient se rompre. Tenez, manger vous fera le plus grand bien.
—C'est pour ça que je suis aussi... vaseuse... merci...
— C'est probable, j'ai dû improviser. Le seul traitement réglementaire que l'on me permet d'utiliser dans votre cas est le « Rêve de Posidonie » ou la ciguë.
— Essayons de ne pas en arriver là...
— Le rêve ? demanda Clément interpellé par l'étrangeté de ce sobriquet.
— Un anti-psychique et un puissant somnifère, on l'utilise pour soulager les symptômes de dégénérescence.
— Vous ne m'en avez jamais parlé.
— Oui, je préfère éviter. D'après mes observations, il ne ralentit pas la dégénérescence. On ne fait que supprimer temporairement ses désagréments ainsi que les capacités du sujet.
— Je vois...les effets ont un rapport avec le nom ?
— Tout à fait, les psychiques sous emprise disent rêver de noyade ou d'être perdu dans une grande forêt, parfois les deux à la fois.
Il pencha doucement la tête, comprenant ce que ce traitement impliquait.
— Merci Joël, je tâcherai de ne pas être un fardeau pour vous, assura Clara reconnaissante.
— Evitez de me mettre de nouveaux patients sur les bras et nous serons en bon terme. J'ai confiance que vous ferez de votre mieux.
Le lieutenant posa son assiette sur la table et demanda à son tour :
— Clara, j'ai besoin de comprendre ce qui s'est passé là-bas. Est-ce que vous avez vu quelque chose ?
Le calme fatigué de la psychique se mua en une confusion incertaine. Les souvenirs lui apparaissaient comme des images floues et soudaines.
— C'est dur à dire... il y avait quelqu'un... le temps s'est arrêté, c'était... ! J'ai pensé... Je ne sais pas, j'ai cru que mon esprit allait...
La lumière des lanternes s'intensifia. Clément se précipita à son chevet et posa sa main sur son épaule, elle retrouva lentement ses esprits. Le médecin l'examina et confirma qu'il ne courait aucun risque.
— Clara, restez avec moi.
Elle hocha vivement la tête et essuya le coin de ses yeux. L'impression de tenir une bombe à retardement fit de nouveau surface.
Hervé poussa un profond soupir, suffisamment fort pour être entendu par tous.
Ils s'échangèrent plusieurs regards. Inquiet, calme, accusateur et compatissant, chacun semblait avoir son avis.
— Désolée...
— Ce n'est rien, reposez-vous. Demain, nous risquons d'avoir besoin de tous vos talents.
* *
Clément avait peu dormi, outre les rotations nécessaires pour que tous puissent se reposer, son esprit n'était pas parvenu à trouver le repos. Trop de questions demeuraient sans réponse.
Un peu avant de partir, il rejoignit l'éclaireur devant l'abri. Les vents tourbillonnants étaient retombés, permettant d'observer clairement la tour brisée depuis le sol. Il émanait de ces morceaux d'architectures flottant une aura fantasmagorique.
Si l'humeur était maussade, le caporal Etienne semblait être le plus détendu de tous. Il fumait, adossé contre une colonne blanche fissurée. Faute de le saluer, il lui tendit alors son paquet.
— Non merci, refusa simplement le lieutenant.
— Alors, tout est prêt ?
— Oui, vous allez prendre un peu d'avance, nous serons juste derrière. Je préfère éviter les mauvaises surprises.
— C'est dans mes cordes, même si... Souffla-t-il avant de glisser son mégot dans un petit étui écarlate. Dans l'Enclave, il vaut mieux éviter de se séparer.
— Je vois, alors parlons sans détour, qu'est-ce qui nous attends là-bas ? A part... ça !
— Tout ce que je peux vous dire, c'est que les Aschmériens ne seront pas forcément notre plus gros problème une fois là-bas.
— D'accord... Combien de temps avez-vous passé en zone occupée ?
— Depuis la création de mon détachement. Si mes souvenirs sont bons, un peu après que les troupes de l'empereur soient bloquées à Montrebane.
— Il y a eu deux batailles là-bas, la première ou la deuxième ?
— De toute façon, le corps expéditionnaire est antérieur aux deux. Alors, j'ouvre le chemin ? Vous avez un compas sur vous ?
— J'en ai un. Une dernière chose, ces phénomènes, depuis quand sont-ils là ?
— Aucune idée, ce n'est pas comme si les philosophes naturels de l'université avaient pu venir pour les dater. N'y penser pas trop.
— Facile à dire. Comment avez-vous réussi à ramener autant de choses ici ?
— Comme à chaque fois, discrètement. Il vous fallait autre chose lieutenant ?
Clément se rembrunit, irrité à la façon dont il éludait ses questions.
— Non... ça sera tout, passez devant
Il ajusta sa cape pour mieux dissimuler sa silhouette, son fusil à lunette dépassait sur son épaule. Il se mit en route, sous le regard ombrageux du lieutenant.
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