Chapitre 2 - Jean-Philippe et Nicolas

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Soupirant, Jean-Philippe regarda le GPS qui annonçait encore une bonne heure de route. Il n’avait pas l’habitude de conduire aussi longtemps, lorsqu’il se rendait à Paris habituellement il prenait le train, c’était moins fatigant. Et il pouvait travailler durant le voyage.

« Tu veux que je prenne le volant, Papa ? »

Il hésita un moment, et finit par refuser : il avait besoin de s’occuper. Au moins, tant qu’il se concentrait sur la circulation, il pensait un peu moins à ce bazar dans lequel il avait l’impression d’être tombé comme Alice dans le terrier du lapin…

« Des nouvelles de ton frère ? »

Nicolas jeta un coup d’œil à son téléphone, à celui de son père posé dans le vide-poche de la voiture : aucun message, ni sur l’un ni sur l’autre. Il tenta à nouveau d’appeler Virgile, tomba directement sur le répondeur et raccrocha en soupirant : il avait déjà laissé trois messages, chacun plus pressant et incendiaire que le précédent, inutile de continuer, Virgile avait de toute évidence éteint son portable… Une chance que lui ait été à la bourre ce matin-là : il était encore à l’appartement quand son père avait appelé sur le fixe. Dire qu’il avait failli ne pas décrocher !

« Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement, Héléna ?

_ C’est son avocat, que j’ai eu. Il n’a pas pu me dire grand-chose. Elle est accusée de trafic de drogue. Une grosse affaire, apparemment. En tout cas, quand elle a compris qu’elle risquait de rester en prison pour un bon moment, elle a exigé qu’il m’appelle pour que je vienne chercher Louise. Elle refuse qu’elle reste dans un foyer. »

Nicolas médita un moment l’information, se demanda si son père avait vraiment besoin de connaitre le fond de sa pensée au sujet de son ex-belle-mère – une femme immature, doublée d’une belle égoïste – et décida finalement de garder ça pour lui. La disparition de sa petite sœur avait déjà fait assez de mal, inutile d’en rajouter dans la rancœur. De toute façon, son père devait bien penser la même chose…

L’avocat leur avait donné rendez-vous au commissariat, avec une assistante sociale, pour vérifier que Jean-Philippe était bien le père de Louise, et signer un tas de papiers. L’enlèvement de Louise par sa mère sept ans plus tôt et le non-respect du droit de garde ajouta un peu au dossier d’Héléna, bien que Jean-Philippe ait déclaré qu’il préférait retrouver sa fille et oublier le passé, les sept ans de séparation ne pouvant se rattraper.

Après les formalités administratives, l’assistante sociale les accompagna jusqu’au foyer où Louise était hébergée depuis quelques jours, depuis l’arrestation de sa mère. On les fit patienter dans une pièce aux faux airs de salon, avec des sièges se voulant confortables, quelques caisses de jouets, des boites de jeux de société sur une étagère, le temps d’aller chercher Louise.

Le temps leur parut démesurément long, dans le silence de la pièce juste troublé par les cris d’enfants qui jouaient bruyamment dans le jardin, avant que du remue-ménage se fasse entendre, tout près. Dans le couloir.

« J’irai pas, je vous dis ! J’ai rien à lui dire ! » criait une jeune fille, tandis que des voix plus posées tentaient de la raisonner.

Nicolas et son père se regardèrent. Louise ? Était-il possible que cette ado en révolte soit leur sœur, leur fille ? Il semblait bien que oui : les voix s’arrêtèrent devant la porte, qui s’ouvrit bientôt, sur une jeune métisse vêtue d’un survêtement de polyester blanc, au visage fermé, poings serrés. Tout dans sa posture criait non. Gentiment encouragée par l’assistante sociale et une éducatrice, elle fit quelques pas dans la pièce mais s’arrêta à trois mètres d’eux. Ils se levèrent, sans trop savoir comment se comporter.

Nicolas avait envie de fondre sur elle, de la prendre dans ses bras, de la serrer fort, de la faire voler en l’air autour de lui comme il le faisait lorsqu’elle avait cinq ans, de la couvrir de baisers, de l’étouffer sous les questions. Mais le regard noir qu’elle lui lança lorsqu’il fit un geste vers elle suffit à le clouer sur place. Son père n’osa pas davantage la toucher, et ils se contentèrent de s’asseoir tous trois, à l’invitation de l’assistante sociale qui s’installa avec eux autour de la table.

Après des salutations gênées, quelques questions auxquelles la jeune fille répondit par monosyllabes, l’assistante lui demanda carrément : « Louise, vous avez seize ans, vous êtes assez âgée pour participer à certaines décisions concernant votre vie. Vous ne semblez pas à l’aise, voulez-vous qu’on aille parler dans un autre bureau, vous et moi ? Peut-être préféreriez-vous rester vivre ici, dans ce foyer ?

_ Plutôt mourir. » grogna l’adolescente sans desserrer les dents ni la regarder.

« Alors, vous acceptez d’aller vivre chez votre père ? »

Nicolas compatissait avec l’assistante sociale et tous les efforts qu’elle faisait pour faire parler Louise, lui permettre de donner son avis. Il avait un peu envie de bousculer sa sœur aussi, la prendre par les épaules et la secouer comme un prunier pour la faire parler.

« Je vais nulle part sans mon chien. » se contenta de répondre la jeune fille d’un ton sans appel.

Nicolas s’attendait à tout sauf à cela, mais la phrase alluma une lueur d’espoir en lui : la rebelle avait donc un cœur, un être auquel elle tenait. En tout cas, on sentait bien que c’était un point non négociable.

« Il est où, ton chien ? » s’enquit-il tranquillement, espérant la faire parler s’ils partaient dans cette direction.

« Je sais pas. Les flics me l’ont pris. Ils l’ont emmené. Dans une cage. »

La réponse paraissait hachée, comme si elle luttait pour laisser sortir les mots. Et il s’agissait peut-être bien d’une lutte, réalisa Nicolas : une lutte contre les larmes. Pour ne pas montrer de point faible.

L’assistante sociale feuilleta son dossier, éplucha les divers formulaires, s’éclipsa pour passer quelques appels, et revint avec l’adresse du refuge de la SPA auquel le chien avait été confié. En entendant le mot ‘SPA’, Louise frémit et parut se renfermer plus encore. Nicolas n’aurait pourtant pas cru cela possible.

« On va aller le chercher ton chien, Louise. » promit-il. « Ne t’inquiète pas, ils savent s’occuper des animaux, là-bas. Il a dû être bien traité. Il sera content de te retrouver. »

Il avait l’impression de raconter n’importe quoi, juste pour entendre le son de sa voix, meubler le silence de la pièce, dérider sa sœur. Peine perdue.

Elle les laissa seuls encore un moment le temps d’aller rassembler ses affaires en compagnie de l’éducatrice, et quitta le foyer, montant dans la voiture de son père sans un regard en arrière ni un sourire pour son avenir. Arrivés à la SPA, ils furent guidés dans une longue allée entre deux rangées de box grillagés en plein air, de petites surfaces carrelées où étaient enfermés des chiens. Certains semblaient déprimés, se contentant de relever la tête à leur passage, d’autres sautaient contre les grilles en de vaines tentatives de les rejoindre. L’endroit semblait bien tenu, mais respirait la tristesse. Louise en revanche s’animait, tendant le cou pour regarder de tous côtés à la recherche de son chien, impatiente sans oser le montrer. Mais comme l’employé prenait son temps, leur parlant du refuge et de son histoire tout en avançant, elle perdit patience et porta deux doigts à ses lèvres pour émettre un bref sifflement sur deux tons qui couvrit les voix et les aboiements. Nicolas la vit courir vers un point précis, et s’accroupir pour passer les doigts dans les mailles d’une porte grillagée. Il eut le souffle coupé en voyant le chien qui se jetait sur sa sœur, gueule ouverte pour lui lécher les mains. Il avait imaginé un chihuahua, un yorkshire, à la rigueur un labrador, mais ce monstre tout en griffes et en crocs ? Ce loup puissant ?

Quand l’employé du refuge eut ouvert la porte, le chien-loup et Louise parurent fusionner, l’adolescente enfouissant son visage et ses doigts dans la fourrure de l'animal qui poussait de petits gémissements plaintifs et excités à la fois, balayant l’air de ses pattes griffues comme pour l’étreindre. De son côté, Louise murmurait des mots que les autres n’entendaient pas. Ces deux-là avaient souffert de leur séparation, et le cœur de Nicolas se serra en le comprenant. Tant de blessures pour sa petite sœur… Il espérait qu’elle pourrait reprendre avec eux le cours de sa vie, une vie apaisée, stabilisée.

Il suggéra de permettre au chien de se dépenser un peu avant le voyage de retour. Louise sauta sur l’occasion, et regarda l’employé du refuge : « Il avait un collier. Il est où, son collier ? »

L’homme le lui rendit, mais sans la laisse qui était sans doute restée dans l’appartement de sa mère. Jean-Philippe en acheta une à la boutique gérée par le refuge, avec un sac de croquettes et deux gamelles qu’il fit choisir à Louise, juste de quoi voir venir les premiers jours. Il proposa de prendre également un collier neuf, pour remplacer le sien, usé, mais ne s’attira qu’un regard noir, et préféra battre en retraite. Le chien ne la quittait pas d’une semelle, et ne permettait pas qu’on les approche. Ses crocs étaient impressionnants, et ses grognements d’alerte plutôt explicites. Un claquement de doigts ou de langue de la part de Louise, une pression de la main sur la nuque, suffisaient à le faire taire, mais tout dans l’attitude et le regard était clair : il veillait sur elle et n’hésiterait pas à la défendre si nécessaire.

Nicolas et son père regardèrent la jeune fille s’éloigner en courant, le chien-loup trottant contre sa jambe et levant régulièrement la tête vers elle, comme pour s’assurer qu’elle était bien là, qu’il ne rêvait pas. Il était même plutôt attendrissant, comme ça, gueule ouverte et langue pendante, se dit Nicolas. Ils suivirent plus doucement, marchant sur le trottoir jusqu’au parc indiqué par l’employé de la SPA, surveillant de loin Louise et son chien. Ils s’accoudèrent finalement à une barrière pour les regarder s’ébattre un long moment. Un moment paisible, enfin, dans cette journée de folie et de tensions. Un moment charnière, aussi : leur vie allait changer. Et Nicolas le réalisait enfin, à ce moment précis. Sa sœur était de retour. Il en était heureux, mais aussi anxieux : elle n’était plus la petite Louison de son Papa, la Louisette de Mathie, la Lou qu’il aimait taquiner. Il faudrait apprendre à connaitre cette inconnue qu’était devenue Louise et qui n’avait pas l’air de vouloir coopérer.

Il profita du moment pour appeler sa grand-mère et la rassurer. Il tenta aussi – vainement – de joindre Virgile. Son frère était impossible, avec son portable ! Encore une fois, il avait dû l’oublier dans un coin, pas chargé… Il aurait une drôle de surprise en rentrant. Mais d’abord, une longue route les attendait.

« Tu conduis, fils ? » avait proposé Jean-Philippe en lui tendant les clés.

C’était bienvenu, Nicolas n’était pas certain de pouvoir supporter quatre ou cinq heures de route dans le silence lourd et pesant qui régnait dans l’habitacle, sans rien d’autre à faire que de compter les lampadaires… Mais au final, il gambergeait tout de même, se rendit-il compte en suivant les indications du GPS.

Il jeta un coup d’œil à sa sœur, dans le rétroviseur. Visage fermé, mâchoires serrées, elle regardait fixement par la vitre. Comme pour être sûre d’éviter tout contact avec lui, avec leur père.

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