Chapitre 9 - Jean-Philippe

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Décembre 2008

Jean-Philippe était « descendu de sa montagne » comme l’avait joliment dit Virgile, pour passer une soirée avec ses enfants. Il ne le faisait jamais, passant ses jours et ses nuits à travailler comme un forcené, enfermé dans son bureau, dans son monde. Heureusement que sa mère était là pour le nourrir, chère Mathie… Depuis bientôt trois ans qu’il avait quitté la ville pour revenir vivre dans la maison de son enfance, son rythme de travail s’était grandement amélioré. Il n’était plus astreint à des heures de repas – une assiette l’attendait toujours dans la cuisine lorsqu’il sortait de son antre, mais sa mère ne le forçait pas à manger avec elle s’il était dans une phase de rédaction importante. Pas besoin de cuisiner non plus, elle aimait le faire et n’aurait laissé à personne sa place aux fourneaux.

L’appartement de Clermont-Ferrand, en revanche, quoique situé dans une rue calme, n’était jamais totalement silencieux. A la rumeur de la ville s’ajoutait la vie dans les logements voisins, les allées et venues de deux grands adolescents et leurs copains. Ils n’étaient pas si bruyants, bien élevés, polis, et tout à fait conscients qu’ils n’étaient pas seuls et qu’ils devaient respecter les autres. Mais Jean-Philippe aimait le silence, il avait besoin d’être au calme pour travailler.

« Alors Papa, qu’est-ce qui t’amène ? » lui demanda franchement Nicolas. La fine mouche n’avait pas manqué de remarquer qu’ils s’étaient vus deux jours plus tôt puisque les enfants étaient venus passer le week-end chez Mathie comme souvent – au moins une semaine sur deux, en fait, surtout en hiver. Et que si leur père avait eu quelque chose à leur dire, il aurait eu tout le temps de le faire à ce moment. Il s’inquiétait donc un peu, ce devait être sérieux, ou urgent. Et sans doute important, pour qu’il prenne la peine de venir jusqu’à eux.

« Oh, j’avais rendez-vous en ville cet après-midi, alors je me suis dit que j’allais en profiter, puisque j’étais dans le coin…

_ Okaaaay… » soupira lentement son fils en plissant un peu les yeux. « Tu ne restes jamais en ville quand tu peux rentrer directement. Qu’est-ce qu’il se passe ? Honnêtement ? C’est Mathie ?

_ Non ! Non, bien sûr que non, voyons. Quelle idée ? Le cardiologue lui a dit le mois dernier que tout allait bien, pas de souci de ce côté-là.

_ Bon, alors quoi ?

_ Où est votre sœur ?

_ Papa ! Accouche, bordel ! » s’écria Nicolas. Il était pourtant le plus patient des deux. Virgile, habituellement plus prompt à s’emporter, restait silencieux et posa même la main sur le bras de son frère pour tenter de le calmer, tout en répondant : « Louise est sortie promener le chien.

_ Seule ?

_ Ben oui. »

Et il trouvait ça normal ? Jean-Philippe bondit dans son fauteuil : « Alors quand elle décide de sortir en pleine nuit, vous la laissez faire ? Vous ne prenez pas la peine de l’accompagner ? Vous la laissez vagabonder dans la ville sans vous en soucier ? Dire que je vous faisais confiance pour vous occuper de votre sœur… » Il n’en revenait pas.

« D’abord, il est dix-huit heures. » rectifia Nicolas. « La nuit tombe tôt en hiver, mais il n’est pas deux heures du mat’ non plus, hein. Ensuite elle ne vagabonde pas : elle court. Avec Attila. Et elle refuse qu’on l’accompagne, la plupart du temps.

_ De toute façon, même si elle acceptait, on n’aurait pas le temps. On a du boulot nous aussi, hein…

_ Et elle, alors ? Et ses devoirs ? Ah, je comprends mieux son bulletin catastrophique… » s’emporta Jean-Philippe. « Vous êtes inconscients ! Vous deviez prendre soin d’elle ! A la rentrée de janvier, elle part en internat.

_ Et tu t’occuperas du chien ? » fit Virgile en regardant ses ongles l’air de rien. « Non, parce que moi je passe mon tour, sur ce coup-là… »

Jean-Philippe regarda Nicolas.

« Papa, franchement, Louise en internat ? On vient à peine de la retrouver, elle a l’impression que tu t’es débarrassé d’elle en l’envoyant vivre avec nous, et tu veux la coller en pension ? Je te laisserai pas faire ça.

_ Moi non plus. » souligna Virgile.

« Mais vous dites qu’elle est insupportable, et…

_ Et la situation s’améliore. » plaida Nicolas. « Je vous l’ai dit à la Toussaint, il faut lui laisser du temps. Elle commence à nous faire confiance, à parler un peu plus… Elle est moins renfermée, moins sur la défensive… Ne fous pas tout en l’air, Papa !

_Eh bien, ses résultats scolaires ne s’améliorent pas, en tout cas.

_ C’est si catastrophique que ça ?

_ Vraiment pas bon, non… Son passage en Première ne coule pas de source, à ce stade.

_ On n’est qu’à Noël, elle a le temps de redresser la barre au deuxième trimestre. » intervint Virgile. « Franchement, Nico a raison : le début d’année a été chaotique pour elle, est-ce qu’ils ont pris en compte ses notes de Paris ? Est-ce que son bulletin reflète vraiment son niveau, ou alors elle a été pénalisée par le changement de lycée ? Si ça se trouve, elle en était pas au même avancement du programme, et elle a été interrogée sur des trucs qu’elle n’avait pas encore appris ! Et puis tu veux que je te dise ? Si elle doit retaper sa seconde, c’est pas la mort. Le plus important, c’est qu’on l’ait retrouvée. »

Que répondre à cela ? Comment argumenter face à ses deux fils faisant front commun pour défendre leur petite sœur ? Jean-Philippe devait s’avouer vaincu, et admettre qu’ils n’avaient pas entièrement tort.

Le retour de Louise fut annoncé par le bruit de la porte et le jappement de son chien, répondant au rire de l’adolescente. Jean-Philippe eut le temps de penser fugitivement que sa fille ne rirait pas longtemps, avant de se réjouir de l’entendre. Virgile avait peut-être raison, après tout. Mais pas question de lui dire, non, pas question.

« Viens, Lou, on est dans le salon ! » l’appela Nicolas.

Elle entra dans la pièce, les vit tous les trois installés.

« Bonjour Papa.

_ Bonjour Louise.

_ Y’a un problème ? » demanda-t-elle en les regardant tour à tour. La présence de leur père, leurs postures dans la pièce, les regards qu’ils lui lançaient, tout lui disait que quelque chose était en train de se passer.

« Viens t’asseoir, Lou. » insista Virgile, n’obtenant en réponse qu’un léger mouvement de recul, peut-être inconscient.

« Quoi ? Mathie va bien ?

_ Oui, ne t’inquiète pas. » répondit tout de suite Nicolas, qui avait ressenti la même angoisse un peu plus tôt.

« Alors quoi ?... Je retourne pas à Paris ! je vous préviens, j’y retourne pas !

_ Mais non, il n’est pas question de ça. » la rassura Jean-Philippe. « J’ai reçu ton bulletin, ce midi.

« Ah…

_ Oui, ‘oh’… Tu dois savoir pourquoi je veux t’en parler, tu n’as pas l’air étonnée… »

Elle ne répondit rien, fronçant les sourcils, se refermant à vue d’œil, toujours debout là où elle s’était figée quelques instants avant. Attila était collé à sa jambe, et les toisait tous de ses yeux de loup méfiant.

Nicolas prit les choses en main, après tout il était peut-être le plus à même de lui parler sans provoquer une crise. Jean-Philippe se sentait incapable de faire ça en douceur.

« Qu’est-ce qu’il se passe, Lou ? Tu rencontres des difficultés, on dirait. Pourquoi tu n’en as pas parlé ? On aurait pu t’aider, tu sais. »

Elle fit un petit ‘oui’ de la tête sans le regarder en face, comme la sauvageonne qu’elle était les premiers temps de son retour. Son frère tendit le bras vers elle, paume ouverte : « Viens t’asseoir, Lou. »

Elle posa le bout d’une fesse au bord d’un fauteuil, évitant le canapé où avaient pris place Virgile et leur père. Mais on la sentait mal à l’aise, prête à déguerpir au moindre danger. Une bête sauvage, traquée, aculée par trois prédateurs.

Jean-Philippe reprit l’avantage, préférant couper court au malaise de sa fille : « Bon, c’est une période compliquée pour toi, Louise, on en est tous conscients. Ça peut expliquer tes résultats pour le premier trimestre, mais j’attends mieux de toi après Noël, d’accord ? »

Elle acquiesça à nouveau, toujours en silence, toujours en fuyant leurs regards.

« Si tu as besoin d’aide, il faut le dire. » précisa Nicolas. « Virgile et moi, on peut t’aider. Si tu as besoin de temps, d’aide, de cours de soutien… tout ça c’est possible, OK ? Il faut juste qu’on le sache. On ne peut pas deviner. »

Jean-Philippe soupira en posant la tête en arrière sur l’appui-tête du siège du Land Rover, attendant quelques instants avant de mettre le contact. Ça ne s’était pas si mal passé, finalement… Grâce à Nicolas, en grande partie. Ce gosse avait vraiment le truc avec sa sœur, il savait comment la prendre. Louise avait promis de faire des efforts, de demander de l’aide à la prochaine difficulté rencontrée dans son travail scolaire. On verrait bien au deuxième trimestre… En tout cas, cette idée idiote de la coller en pension était bien oubliée. Virgile avait raison : elle avait besoin de son chien, et puis personne n’avait envie de s’en occuper à sa place !

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