Chapitre 5

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J’allai retrouver Paul, qui finissait de s’installer dans son duvet. Je fermai la tente après une caresse à Attila qui se couchait juste devant l’entrée, et dans le noir le plus complet j’ôtai mon short et mon soutien-gorge, ne gardant que T-shirt et culotte pour dormir.

« Tout va bien, Louise ? » me demanda enfin Paul.

« Oui… les vieux réflexes de grand frère protecteur ont la vie dure… Et toi, ça va ?

_ J’ai mal partout, j’espère que ça ira mieux demain.

_ Fais comme moi : mets ton sac sous tes pieds. Les jambes surélevées, c’est bon pour la circulation sanguine. »

Il m’imita, et nous avons continué à chuchoter, allongés côte à côte dans le noir.

« Je peux te poser une question ? » me demanda-t-il au bout d’un moment. « Il y a quelque chose entre Gauthier et toi ?

_ Il y a eu, oui. On est sortis ensemble pendant quasiment trois ans. C’était… compliqué, comme histoire. En fait, je crois qu’on s’entend mieux depuis qu’on n’est plus ensemble… J’ai mûri, aussi, depuis. Ça doit jouer… Et sinon, ce matin quand je t’ai présenté Nico, j’ai l’impression que tu as buggé…

_ Mm, ouais, je ne m’attendais pas… enfin… »

Je souris dans le noir, et lui évitai de s’enferrer : « Tu pensais qu’il était métis, comme moi ?

_ Oui. » souffla-t-il, soulagé que je comprenne.

« C’est mon demi-frère, en fait. Comme Virgile.

_ Vous ne vous ressemblez pas tellement, mais vous avez l’air très proches… »

J’hésitai un court instant, je n’avais pas l’habitude de me confier sur mon passé, mais si je voulais que Paul comprenne ma relation avec mes frères je devais lui raconter :

« J’ai cinq ans d’écart avec Nico, et quand on était petits on ne s’entendait pas toujours très bien. Il y avait un peu de jalousie : avant mon arrivée c’était lui le petit dernier, le chouchou de Mathie, ma grand-mère. Je m’entendais mieux avec Virgile, il a six ans de plus que moi, et il savait bien s’occuper de moi, jouer avec moi. J’adorais Nicolas, mais mon idole c’était Virgile. » Je fis une pause, quelques instants, mais pour qu’il comprenne je devais lui dire. Tout lui dire. « Mes parents ont divorcé quand j’avais huit ans, et le juge m’a confiée à ma mère. Je voyais mon père et mes frères le week-end, jusqu’au jour où on a disparu sans laisser de trace. Ma mère m’a emmenée en région parisienne, et on a vécu là-bas pendant sept ans. Ils me manquaient énormément tous les trois, et je leur en voulais de ne pas donner de nouvelles. Ma mère m’a manipulée, elle m’a fait croire qu’ils ne voulaient plus me voir, alors que c’était le contraire, c’est elle qui était partie sans laisser d’adresse… L’année de mes quatorze ans, un voisin qui élevait des chien-loup tchécoslovaques m’a donné un chiot : sa mère le repoussait, elle ne s’en occupait pas, elle avait essayé de le tuer. Je l’ai adopté, je l’ai nourri au biberon. C’est Attila. » Je fis une pause, et repris en soupirant :

« Ma mère à moi… Elle n’a pas de famille, elle a été baladée de foyers en familles d’accueil quand elle était plus jeune. Elle est… instable, immature. C’est elle qui a quitté mon père. Et ensuite, là-bas, elle a rencontré un type. » Sans que je puisse la maitriser, ma voix s’était mise à trembler. J’entendais Paul remuer, à côté de moi. « Un sale type. Il était violent avec ma mère, et avec moi aussi. Attila a grandi dans ce climat-là, et dès qu’il a été assez grand, il s’est mis à me défendre. Personne ne pouvait l’approcher si je n’étais pas là, et personne ne pouvait m’approcher, moi, quand il était près de moi. Ça m’a évité certaines raclées que l’autre avait envie de me mettre, et ça l’a aussi empêché de… de me toucher. » Je ne voyais pas bien comment le dire autrement, le mot « viol » n’aurait pas passé ma gorge serrée. Paul a pris ma main, doucement, sans un mot, et l’a serrée. J’ai répondu en serrant la sienne, et on est restés comme ça, dans le noir. J’ai respiré profondément avant de continuer.

« J’avais seize ans quand ils ont été arrêtés tous les deux, pour vol, trafic de drogue et j’en passe. La liste était longue. J’ai atterri dans un foyer, et Attila au refuge de la SPA. J’étais désespérée sans mon chien, je me sentais abandonnée. Me retrouver seule dans la jungle ne m’aurait pas fait plus peur… C’est là que mon père et Nicolas sont venus me chercher. Virgile n’était pas là, il était absent lorsque la police les a prévenus et qu’ils ont pris la route. Je lui en ai longtemps voulu… Après sept ans sans nouvelles, je me suis retrouvée en coloc avec mes frères. Mon père vivait dans la montagne, avec Mathie, ma grand-mère, et nous trois à Clermont. C’était plus simple pour aller en cours. C’était l’enfer… » Je me corrigeai : « Je leur ai fait vivre un enfer. Je ne supportais pas qu’on me touche, j’étais en rébellion permanente contre l’autorité, je refusais la discussion, les marques d’affection. Je ne vivais que pour Attila, et la course à pied. »

Je m’arrêtai un moment, et Paul remplit le silence en demandant :

« Qu’est-ce qui t’a fait changer ?

_ Nicolas et Virgile, avec du temps, beaucoup de patience, et beaucoup de randonnées en montagne… Et puis, quelques mois après mon retour, je suis tombée pendant une rando, je me suis fait une entorse à la cheville, et cassé le poignet gauche. J’ai été immobilisée plus d’un mois. Clément emmenait Attila en balade, et moi j’ai cru devenir dingue à force de ne pas pouvoir bouger. C’est là que j’ai commencé à dessiner, et que Gauthier et moi on s’est rapprochés. On est restés ensemble trois ans, avec des hauts et des bas, des pauses pour réfléchir et des ruptures qui ne duraient pas trois semaines. On n’est pas faits pour être ensemble, mais on s’adore.

_ Ça se voit. » a dit Paul. J’entendis le sourire dans son murmure.

« C’est mon premier amour, il m’a aidée à grandir, à mûrir, et j’aurai toujours énormément de tendresse pour lui. » Je préférais que les choses soient claires dès le départ, je voulais être franche avec Paul.

« Et ta mère… » demanda-t-il timidement, sans oser terminer sa question.

« Je ne la vois plus. » ai-je répondu sans m’attarder.

« Pardon. » Il a doucement caressé ma main qu’il tenait toujours dans la sienne. « En tout cas, je comprends mieux ta relation avec ton frère.

_ Et encore, tu ne connais pas Virgile ! » ai-je souri avant de suggérer de dormir.

***

Je ne dormis pas très bien cette nuit-là, sans doute d’avoir ressassé le passé pour le raconter à Paul. Au petit-déjeuner, Nicolas ne manqua de remarquer mes yeux tirés, et s’inquiéta.

« Mais ça va ! Je suis fatiguée mais je vais survivre, promis. » m’agaçai-je.

« Paul aussi a l’air fatigué… » fit-il remarquer, l’air de rien.

« Tu fais chier, Nico. » Je l’avais dit calmement, sans m’énerver, mais sans sourire non plus. J’étais très sérieuse et mon frère s’en rendit compte. Je laissai Clément remplir ma timbale de thé, et il en profita pour donner à mon frère la casserole d’eau chaude : « Tiens, aide-moi à servir le café ! »

Il me fit un clin d’œil au passage, et je souris furtivement : il avait bien vu que Nico m’agaçait, et il venait de se débrouiller pour l’occuper de façon à ce que j’aie la paix. Merci Clément !

Je m’installai entre Paul et Gauthier, en espérant que ce dernier ne se montrerait pas plus intrusif encore que mon frère. Mais il se tint à carreau, jusqu’au moment où Paul eut le malheur de me demander : « Au fait, pourquoi ils t’appellent Moustique ?

_ Oh, je suis la seule fille, et la plus jeune du groupe… Un peu comme une mascotte, tu vois ? » répondis-je en souriant. Gauthier alors se tourna vers nous, son sourire goguenard au coin de la bouche : « Il y a une autre explication, sinon…

_ Allez, vas-y, tu en meurs d’envie… » soupirai-je, amusée malgré moi.

« Tu as déjà vu un moustique ? » demanda Gauthier à Paul.

« Ben oui, évidemment. Mais quel est le rapport ?

_ Et tu ne t’es jamais demandé comment un truc aussi petit pouvait être aussi agaçant ? » lança-t-il, suffisamment fort pour que tout le monde se mette à rire. Il l’adorait, sa blague. Et je devais bien admettre que c’était mérité.

Attila, assis tout près de moi, leva la tête pour me regarder, et je le caressai longuement, lui gratouillant la gorge, puis le ventre tandis qu’il se roulait sur le dos en grognant d’excitation. On avait nos rituels, et ce genre de jeux en faisait partie, comme les promenades.

Après le petit-déjeuner, chacun démonta sa tente et se prépara à repartir. Je terminais de boucler mon sac, Paul et Clément étaient allés jusqu’au ruisseau pour filtrer de l’eau et remplir les gourdes. Gauthier s’assit près de moi : « C’était mignon, hier, quand Paul a fait son gros dur qu’a même pas mal pour t’impressionner… »

Je le fusillai du regard, mais son sourire me fit fondre. Il était taquin comme un copain, pas protecteur comme mon frère, ni jaloux comme un ex. Je lui souris en retour et il continua : « Et ta façon de prendre soin de lui, aussi. Ça te va bien.

_ J’essaie de ne pas le dégouter à sa première rando…

_ Ça ne risque pas, il est à tes pieds. »

Je levai les yeux au ciel, il rit : « Raide dingue, je te dis, Louloute ! T’as remarqué, quand même ?

_ Ben oui.

_ Et ? … » Je lui fichai un coup sur l’épaule sans répondre. « Allez… dis-le, quoi ? Toi aussi tu craques sur lui, hein ?

_ Et qui sait ce qui a pu se passer sous la tente… » glissa mon frère en s’asseyant près de nous. Je baissai la tête en gémissant : un de chaque côté, c’était trop !

Nous marchions depuis quelques kilomètres, en silence, profitant de la nature qui se réveillait, quand Paul me dit : « Tu sais, Louise, ce que tu m’as raconté cette nuit… Je te remercie pour ta confiance. Et… je comprends que tu n’aimes pas en parler, je respecte ça. »

Je le remerciai d’un sourire, et continuai à marcher. Il n’avait pas parlé fort, mais mon frère l’avait entendu, et ne manqua pas de m’interroger à ce sujet un peu plus tard, cherchant à savoir de quoi nous avions parlé.

« En quoi ça te regarde ? » grognai-je, pas vraiment aimable.

« Allez, Lou ! Dis-moi ! » insista-t-il.

« Mais va te faire voir, Nico ! » explosai-je en le fusillant du regard. Et pour bien lui montrer que je n’appréciais pas ses questions intrusives, je lui tournai ostensiblement le dos et ne lui adressai plus la parole de la journée. Tout juste, le soir, ai-je accepté de l’embrasser pour lui dire au revoir.

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