Dialogue à moitié muet sous un abricotier

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L'air est bon sur la scène, dans la salle, comme si dans la poussière en suspension dansaient des paillettes d'or, comme si le plancher se couvrait d’ortie et de lierre, comme si tout à coup tous ces murs tombaient et… nous voilà dehors, baignés de lumière et de brouillard !

PERSONNAGE, comme un ruisseau hésite sur la terre sèche

Écoute… Je sais que tu ne m'entends peut-être pas mais… écoute, écoute-moi, s'il te plaît. Après, je me tais, tout comme toi. Promis.

Silence.

Depuis le début, depuis toujours en fait, j'ai l'impression d'être un personnage. Non, ne ris pas, je sais bien que quand tu tremblotes comme ça, c'est que ça te fait rire. C'est bien. Je reprends. Je crois vraiment que je suis un personnage. Depuis toujours, j'attends qu'on vienne me jouer. J'attendais... (le vent passe dans les feuilles des peupliers imaginaires. La voix du personnage se fait rivière, torrent !)

Alors j'ai couru partout, comme ça, comme par pure folie, en éparpillant ma sueur ! J'ai gravi les clochers grecs en espérant gratter le dessous des nuages, car j'avais soif de pluie ! Mais tout était sec, désespérément sec… J'ai nagé jusqu'aux colonnes calcinées de Gibraltar, ricoché sur les falaises et exploré les palais que forment au fond de l'eau les algues… Et puis j'ai vu les rivages d'Atlantide et ses coupoles de vitraux, les souhaits d'Utopia, les rivières d'or d'Eldorado ! et j'ai pleuré, parce que j'ai bien vu que tout avait été exploré, fouillé, nivelé, rapetissé, explosé longtemps avant mon arrivée. J'ai coupé le fil de mes pas sur ce caillou niché entre les vagues effacées. Tu t'en souviens ? C'est là le moment de notre rencontre.

Silence. Personnage reprend, des gouttelettes dans le timbre.

Je ne t'ai jamais dit ce que j'avais pensé de toi tout d'abord, ce que j'avais ressenti en te voyant. C'est un peu cliché, les récits de première fois. J'avais peur, tu sais : devant toi, je suis timide, je l'ai été dès la première seconde... Tu tremblotais, là, dans le vent, sur ces rochers perdus, sur ce caillou désolé, au croisement des mers qui existent et des océans qui n'existent plus, ou pas encore… Enfin, tu tremblotais. De froid ou de solitude, je n'ai jamais su.

C'était peut-être ta manière de chanter, de danser, d'habiter ce vent qui ne faisait que passer en léchant la roche et l'écume. Tu tremblais, tu ondoyais, avec tes perles irisées comme la rosée et tes étoffes exubérantes. Tu avais une beauté… Et moi, je me vidais pas le nombril. Ça dégoulinait, tu sais ? Les boyaux, les boulettes de papier, les bronchioles noyées, les veines et le sang, les fécondités et les palpitations ; l'encre. C'était comme si, à la recherche de pureté, il fallait me vider de l'intérieur de l'âme, tout déverser, râcler le dedans jusqu'à plus vie, fouiller dans les débris. Mais, en te voyant, j'ai compris mon erreur. Tu n'avais pas de voix alors, comme aujourd'hui. Pourtant, promis, ce jour-là, j'ai entendu ce que tu disais. Ça sentait bon.

L'AUTRE, se balance en silence

PERSONNAGE, entre cascade et méandres

Tu avais compris qui j'étais et tu m'as dit qu'un personnage n'était pas qu'un récit prêté à un corps, ou des émotions empruntées au grand dictionnaire des idées ; que ça pouvait être autre chose qu'un symbole, qu'un simple bavardage. Tu m'as dit que je pouvais me taire et faire semblant d'être immobile. Tu m'as dit qu'il suffisait de parler une langue étrangère, avec une voix assez basse, comme ça, tout petit… pour que les humains m'oublient. Depuis, je rêve. Moi, le personnage sans public, je cherchais justement à trouver une scène où m'incarner, car je voulais quitter ce costume de spectre qui gratte ! Mais toi, tu étais là, depuis des millénaires rêvant dans l'oubli, et tu m'as dit qu'il valait mieux se taire. Aujourd'hui, j'ose te demander : pourquoi as-tu parlé ce jour-là, toi qui vis en paix sur ce rocher, toi qui fends jusqu'au fond de la terre et qui reçois de l'autre bout du monde des messages secrets ? Tu n'avais pas besoin de moi ! Qu'y avait-il donc à aimer, qu'y avait-il donc à espérer, pour que tu portes ainsi ta chanson au-dehors ?

L'AUTRE, remue

Sur scène, des ombres passent. Il y a de la place pour tout le monde sur ce rocher perdu. Pourtant ; personne. Peu à peu, les grains de poussière s'entrechoquent et ça tintinnabule dans la salle. L'écume est là avec son parfum d'olive et d'écaille. Tout invite à regarder, à écouter. Et L'Autre berce le public par ses mouvements qui dessinent des cloches oranges et qui tissent l'odeur du bois qui craque avec celle des vagues qui claquent, pour inviter à regarder, à écouter.

PERSONNAGE comme un lac prêt à se déverser dans la mer

Je suis bête d'avoir attendu une réponse en mots, une réponse en chair avec une voix qui vibre et des yeux pour me regarder et puis des bras pour m'enlacer. Il fait froid, tout à coup, sur ce caillou. Froid comme sur une page de neige. Froid comme mon absence de mains. Froid comme toi. (Suce le jus des abricots et lance les noyaux en ricochets pour les requins, couche face au ciel, fondant dans la roche, comme une feuille humide !)

Peut-être qu'en guise de fin j'attends encore.

Silence. Comme le soleil sous les nuages lourds de pluie et de bruits lointains de roue.

S'il te plaît, continue de chanter, jusqu'à l'été, tes paroles de fleur.

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