Le monde ténébreux des cités sans fenêtres : I

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— Le seigneur Uriel a décidé que tu avais été suffisamment punie, m’annonça le petit esclave qui servait d’interprète à la Fynasí en chef, Umü.

On me détacha, et je tombai sur le sol. J’étais trop épuisée pour bouger ou même pour relever la tête. Combien de temps étais-je restée attachée là, les bras en l’air ? Cela me semblait tantôt une heure, tantôt une éternité.

— Umü dit : Le seigneur Uriel s’est montré magnanime pour cette fois, reprit le satané gamin en me regardant de ses yeux délavés et inexpressifs. Tu devras lui obéir en toutes choses et ne plus chercher à insulter ses invités. La prochaine fois, la punition sera sans doute moins douce.

— La peste soit de votre seigneur Uriel, grognai-je en tentant de me relever. Que les dieux cruels de l’Abîme lui arrachent le coeur ! Marcher à quatre pattes et à moitié nue avec un collier de chien ou servir de coussin aux pieds de monsieur, passe encore, mais me forcer à faire de même avec cette catin de Tanit, jamais !

— Dame Tanit est l’honorable invitée de notre maître. Le seigneur Uriel exige que tu la traites comme si elle était ta maîtresse. Invoquer les dieux de l’Abîme ne t’aidera en rien, me répondit froidement le gosse.

Je poussai un grondement de rage impuissante. La pire des tortures de cet enfer dans lequel j’étais tombé était le sourire vainqueur qu’arborait Tanit, lorsqu’elle contemplait ma déchéance.

L’ennemie la plus implacable que tu n’auras jamais dans l’univers, m’avait avertie Arawn. Et moi, obnubilée par Mana, j’avais échoué à prendre cet avertissement en compte.

Tanit, que nous avions accueilli parmi nous sur l’Elbereth, avait laissé mes petits se faire enlever et l’un d’eux se faire tuer. Tout cela, sous ses yeux perfides ! Elle avait volé le cristal-cœur de Ren pour effacer tout souvenir de mon existence de sa mémoire, et pour finir, elle m’avait vendu aux seigneurs de Dorśa, le Royaume de la Nuit Eternelle. Un endroit pire encore que Kharë, où j’étais soumise aux tortures et aux humiliations quotidiennement. Supporter la présence de Tanit et la traiter comme une supérieure représentait probablement le summum de ma peine.

On m’empêchait de parler en sa présence et celle d’Uriel, mais pas d’écouter. Et voici comment Tanit m’avait présentée en ældarin :

— Une esclave humaine d’une rare outrecuidance, et n’ayant aucune conscience de sa condition d’être inférieur et de l’honneur qui lui est fait en lui permettant de vivre parmi nous. Pourtant, elle était extraordinairement bien traitée dans le cair où je vivais avec mon compagnon. Mais, dès qu’elle en a eu l’occasion, avec une autre humaine qui était là en tant que nourrice, elle a fomenté un complot et volé nos petits pour les vendre aux humains. Mon dernier, un joli mâle couleur de lune que je venais de mettre au monde, est mort dans l’aventure. Quant à mon consort, Ar-waën Elaig Silivren, il a subi un mauvais dwol et perdu la mémoire lors du combat l’opposant aux humains pour me défendre, et oublié tout souvenir de moi, son épouse !

Alors que je rongeais mon bâillon de rage, le « seigneur » Uriel, sombre et hiératique dans son armure, avait écouté la fable de Tanit d’un air égal, un pli méprisant sur sa bouche cruelle. Hormis la souffrance de ses esclaves, peu de choses l’amusaient. Du bout de ses longs doigts bardés d’iridium, il tenait une coupe remplie de la boisson officielle des nobles dorśari : du gwidth mélangé à du sang.

— Silivren ? avait-il répliqué en levant l’un de ses fins sourcils noirs. Tu parles de l’as sidhe mythique qui est resté si longtemps à ce poste, chez les Lumineux de Tintannya ? Tu prétends que c’était ton époux ?

— Nous étions liés par la Bénédiction de Narda, murmura Tanit en baissant les yeux avec une de ces mines faussement virginales dont elle avait le secret.

Uriel ne s’y était pas trompé. Il ricana, et expédia son verre, avant de le jeter au sol où il roula avec un bruit métallique. Un sluagh rampant se précipita pour le ramasser, se hâtant de se mettre hors de la portée de son maître qui arborait une si malicieuse humeur. Aussitôt, un autre se présenta avec un autre verre, qu’Uriel saisit et huma d’un air connaisseur.

— Un mélange d’ichor insectoïde et de sang humain, Votre Sombritude, le renseigna le sluagh qui faisait office de sommelier. Celui d’une jeune femelle n’ayant jamais enfanté, mêlé à un vin de champignons de la faille de Morgoth, du meilleur cru.

Sans un mot, Uriel le goûta, et, d’un geste silencieux, renvoya le sluagh rassuré. Si la boisson ne lui avait pas plu, le gobelinoïde aurait perdu ses yeux : cela aussi, je l’avais déjà vu.

Puis il se tourna enfin vers Tanit.

— Si c’est bien d’Ar-waën Elaig Silivren, premier sidhe d’Æriban sous le règne de Tintannya-Rameau-d’Or dont on parle, alors tu dois te tromper. Peut-être que ton mâle était un affabulateur, qu’en sais-je ? Ce ne sera pas le premier à s’approprier le nom et les exploits d’un guerrier légendaire afin d’attirer une femelle peu regardante dans son lit !

Tanit releva la pique avec un demi-sourire, dévoilant ses crocs couleur perle à travers ses gourmandes lèvres rouges :

— Dites-vous cela pour vous, monseigneur ? Serais-je peu regardante, à vos yeux ?

Uriel la regarda, faisant tourner son vin lentement.

— Je pense au contraire que tu es le type d’elleth à toujours chercher à te glisser dans le khangg du mâle le plus en vue… Le chef de la harde, pour reprendre des mots anciens. Pas de chance pour toi : mon frère ne touchera plus à aucune autre femelle que la Bien-Aimée, et cela fait bien longtemps qu’elle lui a tourné le dos.

— Votre frère n’est peut-être pas le mâle qui m’intéresse, présentement, osa Tanit en soutenant son regard.

Je n’en revenais pas. Après s’être tapé Arawn, Syandel et bien d’autres, et avoir prétendu être la compagne de Ren, voilà que Tanit tentait de faire du charme à ce glaçon brûlant d’Uriel. J’avais beau savoir que toutes les femelles ældiennes ou presque se comportaient ainsi, je continuais à trouver cela choquant.

Uriel laissa la balle que lui avait lancée Tanit tomber par terre. Dardant sur la téméraire importune son regard noir et impie, il fit claquer sa langue et reposa son verre.

— Le véritable Silivren était voué corps et âme à Daemana, haute prêtresse de Lethë, sans aucun espoir de libération, dit-il alors. Et comme elle voulait se le garder pour la toute fin, il a conservé sa queue toute sa vie. Finalement, après une vie entière de chassés-croisés, ils se sont entretués sur un satellite en bordure de l’empire K’au. Une façon autrement plus glorieuse de consommer son union que les rites tièdes de Narda !

— C’est lui, je vous l’assure, protesta Tanit, piquée au vif. Le vrai. Il a oublié Daemana !

Cette fois, Uriel ricana franchement, dévoilant une paire de crocs parmi les plus longs et acérés que je n’avais jamais vus chez un mâle ældien.

Oublier Daemana ! Comme si on pouvait oublier une telle femelle ! Une reine khari, aux quatre yeux rouges rubis, à la peau aussi noire que le fond de l’espace, aux cheveux blancs comme l’os. Terrible et aveuglante lorsqu’elle fait appel au sombre pouvoir qui est son héritage, et néanmoins d’une beauté telle qu’on la surnommait Étincelante, ou Celle qui est inégalée sous les Lunes. Aucune autre femelle n’arrivait à la cheville d’une telle déesse, pas même, selon moi, la « Très-Aimée » de mon frère. Tu crois donc qu’un mâle d’une cour d’ombre comme Silivren aurait oublié cette personnification de la Reine-Araignée pour toi ?

Bien que la perspective énoncée par Uriel ne me plaise guère, j’étais bien contente qu’il remette Tanit à sa place. À choisir, je préférais encore savoir Ren avec Mana qu’avec elle.

— Il haïssait la Reine-Araignée, objecta Tanit, mécontente.

— Peut-être. Je ne sais pas. Qui sommes nous pour savoir ce qui se passe dans un cœur ? Les gens disent et font des choses, tout en cachant aux fond d’eux des désirs contraires… Malgré tout ce qu’on dit, Silivren était khari. Sa relation avec Daemana devait être bien plus complexe que tu ne le crois… ou que tu ne te l’imagines, en tant que femelle issue d’une Cour de Lumière.

Tanit fit la moue.

— Je le connais mieux que vous, minauda-t-elle. Je sais ce que je dis !

Uriel afficha un sourire mauvais.

— Mieux que moi ? Ça m’étonnerait ! Silivren était le fils unique de ma regrettée sœur. Cette dernière est partie en exil sur Ælda lorsqu’elle a perdu contre Śimrod Surinthiel, qui servait sous la main des Lumineux. Je ne l’ai jamais connu personnellement, n’étant pas invité chez Tintannya et n’ayant aucune envie de l’être, mais je sais comment était ma sœur – et, dans une moindre mesure, comment était Śimrod. Maintenant, cesse de dire des idioties et viens faire ce pourquoi tu es bonne, où tu te retrouveras bâillonnée comme cette esclave humaine. Cela fait un certain temps déjà que tu me lances des appels à la punition avec tes oeillades et tes mines !

Même vexée, cette traîtresse de Tanit ne se fit pas prier, et si elle avait juste été un peu moins mythomane, aucune protestation ne serait sortie de sa bouche lorsque Uriel la jeta à quatre pattes à ses pieds. Ce qu’il fit ensuite m’évoqua les pires souvenirs. Je détournai le regard.

Du reste, Tanit semblait apprécier d’être traitée comme une esclave des orcanides, au vu des gémissements de traînée qu’elle poussât pendant l’opération. Du coup, je ne pus malheureusement pas me réjouir de sa détresse. Je notai ensuite – Uriel lui ayant arraché ses vêtements – que son ventre de femme enceinte avait disparu. Elle s’était donc, ainsi que je l’avais toujours soupçonnée, joué de nous. Ou alors, elle avait perdu sa portée, non fécondée...

Lorsque l’acte fut terminé – il s’était déroulé sous le regard morne de trois esclaves humains, dont moi, assis sur les genoux comme on nous avait ordonné d’être en position d’attente – Uriel relâcha la chevelure cuivre de Tanit et se redressa. Un esclave lui apporta une cuvette et un linge de soie, avec lequel il s’essuya, avant de le jeter sur les fesses trempées de son amante.

— C’est tout ce que je peux te donner, grinça-t-il sans sourire. J’ai mes fièvres, et je n’ai aucune envie de te faire une portée.

Tanit se releva.

— Il est de notoriété publique que vous autres Niśven détestez les petits. Mais si c’est pour soulager vos fièvres, osa-t-elle, vous avez pléthore d’esclaves. Tenez, celle-là, par exemple !

C’est lorsqu’elle me désigna que je rompis la position et me jetais sur elle, sous le regard soudain amusé d’Uriel qui ne fit pas un geste pour me retenir. C’était pour cet acte, trop longtemps retenu, que je venais de purger une punition.

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