Le monde ténébreux des cités sans fenêtres : IV

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Seule sur le grabat qui me servait de couche, enchaînée au mur par une boucle de mon collier, je songeai à la chance immense que j’avais eue en tombant sur Ren. Pas un seul ældien n’était comme lui. Tout ceux que j’avais rencontrés jusqu’ici possédaient au minimum un petit fond d’arrogance et de sadisme, absolument inexistant chez mon compagnon. Pas de cruauté gratuite chez lui, de comportement sociopathique imprévisible, d’instabilité émotionnelle dangereuse ou autre sentiment de supériorité. Pour lui, toutes les créatures vivantes avaient droit à la vie, même si, par nécessité dans ce monde hostile et belliqueux qui était nôtre, il était parfois (souvent) nécessaire de la leur ôter. Au combat, même s’il pouvait se montrer joueur et audacieux, Ren privilégiait toujours l’option la plus discrète, la plus rapide et la plus efficace, celle qui mettrait fin aux hostilités le plus vite. En outre, contrairement à tous ces ældiens qui ne vivaient que pour satisfaire leurs petits plaisirs souvent pervers et contenter leurs sens, Ren était d’une discipline et d’une moralité à toute épreuve, frôlant l’abnégation. En me remémorant les moments passés dans ses bras, ses étreintes si douces et affectueuses, la façon dont il venait vers moi, toute de bienveillance, de patience et de respect, les larmes me montèrent aux yeux. Je commençais à comprendre que Ren n’avait d’ældien que le nom et l’apparence.

Plus que n’importe qui d’autre, il aurait mérité d’être sapiens, me dis-je en tentant de trouver une position confortable sur ma couche. Lui, au moins, il a un cœur. Il éprouve de la compassion pour les êtres.

Sauf qu’il m’avait tourné le dos en m’abandonnant à mon sort, avant d’atomiser le lieu où je me trouvais et de disparaître sans un regard en arrière.

Incapable de contenir mes larmes plus longtemps, je me mis à pleurer en silence. Si un sluagh ou une de ces maudites eyslyns me voyaient, Uriel le saurait, et il viendrait me torturer encore plus pour se repaître de mon tourment. Cet ældien sinistre et méchant savourait le malheur comme du petit lait, et le sourire ne gagnait son visage cruel que lorsque quelqu’un souffrait. J’ignorais ce qui lui était arrivé pour qu’il devienne ainsi, mais j’étais obligé de le supporter en serrant les dents. Pour l’instant, Uriel restait à la première phase du jeu avec moi, comme un chat qui déguste sa proie en la poussant du bout des pattes avant de se jeter dessus, toutes griffes dehors. Ce jour-là arriverait : sur ce point, je ne me faisais aucune illusion.

Encore une fois, mes pensées dérivèrent sur Ren. Je me remémorai son visage inquiet lorsqu’il se rendait compte que j’étais préoccupée, triste ou juste mal à l’aise. Sa façon prudente et attentive d’être à l’écoute, de prévenir mes besoins et ceux de ses amis avant même qu’on n’ait rien formulé. Ses phrases gentilles qui se voulaient toujours rassurantes, son attitude résolument optimiste en toutes circonstances, à tel point qu’il m’arrivait parfois de le trouver mièvre, candide et naïf. Les choix qu’il faisait, celui d’aider les gens et de leur faire confiance malgré tout, sans cesser d’avoir l’espoir d’un monde meilleur. Le nombre de fois où, me croyant au fond du trou, je m’étais retrouvée, rassurée et sauvée, dans le confort bienveillant de ses bras alors que tout pétait autour de moi mais que cela n’avait plus aucune importance, parce qu’il était là et que l’horreur, la laideur des gens, de la guerre et des âmes n’était plus mon affaire. Ren était la lumière luisant au-dessus ce puits sans soleil au fond duquel j’étais née et retombée. Songer qu’il existait quelque part me donnait du courage.

Mais le temps des regrets était révolu. Je n’allais probablement plus jamais revoir Ren, ni connaître autre chose que la souffrance, la peur et l’inconfort. J’allais sûrement mourir ici.

Comme pour répondre à mes inquiétudes, la porte s’ouvrit sur le sluagh chargé de nous réveiller. Une autre journée morne, terrifiante et noire allait commencer. Le gobelinoïde vint me détacher d’un air revêche, et, trouvant que je ne me levais pas assez vite – j’étais encore toute fourbue de la séance de la veille – il me donna un vicieux coup de pied dans les côtés. Répliquer n’était pas une bonne idée : ces affreux gnomes maîtrisaient une forme de technologie inconnue, une arme gravitationnelle pouvant nous envoyer valser sur le mur rien qu’en claquant des doigts, et du reste, je n’en avais même plus envie.

— Vite, grinça-t-il en ældarin – ma connaissance de cette langue noble malgré son origine lumineuse étant désormais notoire. Le maître n’aime pas attendre !

Uriel, donc. Voilà comment commençait ma journée. Avec lui, le risque de punition était bien plus élevé qu’avec n’importe qui d’autre, et je devais me montrer combattive si je voulais rester un peu plus longtemps en vie.

Je pris donc sur moi et marchai vers mon funeste destin la tête haute. Cependant, à ma grande surprise, loin de la mine sombre et blasée qu’il arborait habituellement, Uriel affichait un irrépressible sourire qui illuminait son visage austère.

— C’est aujourd’hui que je vais savoir qui, de l’ancienne Sœur du Rouge nouvellement barde ou de toi, l’humaine qui refuse d’appeler par son titre un seigneur sorśari, dit la vérité ou me ment effrontément, m’annonça-t-il d’un air triomphal.

Le peu de cheveux qui me restaient sur le crâne se hérissèrent immédiatement. Khror. Uriel avait décidé de nous livrer à ce monstre aujourd’hui même. Cette funeste conclusion arrivait bien plus tôt que prévu !

Je scannai rapidement les environs, cherchant un moyen immédiat de mettre fin à mes jours. L’armure d’Uriel me semblait être le plus sûr moyen : son plastron d’épaule était orné de deux lames recourbées, suffisamment longues pour que je vienne m’ouvrir les jugulaires dessus. Il fallait juste que j’attende qu’il s’assoie dans son sofa pour assister à son amusement matinal, ainsi qu’il le faisait quotidiennement : un combat à mort d’orcanides, suivi de la sodomisation d’un ou d’une de ses esclaves possédant un orifice anal par le vainqueur, avant la mise à mort dudit vainqueur par pendaison et émasculation, au moment même où il jouissait. Non seulement je n’aurais pas à assister à cet écœurant spectacle une fois de plus, mais en sus, j’échapperai au programme qu’il me réservait ensuite. Le leitmotiv de Ren, « on ne perd pas espoir tant qu’il reste la moindre petite possibilité de gagner », me paraissait bien abstrait, désormais.

Cependant, Uriel ne s’assit pas, et aucun orcanide ne fut amené, collier autour du cou, pour combattre, jouir et mourir devant lui. Le dorśari resta debout, semblant ne pas tenir en place.

— Vous allez nous livrer à Khror ? osai-je alors demander, avisant du regard le coin d’une marche en calcédoine sur lequel je pourrais me cogner la tête jusqu’à m’éclater le crâne, le cas échéant.

Uriel tourna son regard abyssal vers moi.

— Khror ? fit-il comme s’il venait tout juste de se rappeler de l’existence du bourreau. Non… Pourquoi ? Tu aimerais faire cette expérience ?

Je m’empressai de le détromper.

— Tu as tort, me dit-il. C’est l’un des meilleurs maîtres-bourreaux du Royaume, et donc, par extension, de l’univers entier. C’est un honneur et une chance inouïe que d’être torturé par lui.

— Je n’en doute pas. Mais vous disiez que vous alliez bientôt découvrir le fin mot de l’histoire...

Uriel sembla alors se rappeler du début de la conversation.

— Ah ! Oui. Figure-toi que Daemana, haute-prêtresse de la Reine-Araignée et ancienne reine d’Hiver, a demandé audience à mon frère aîné. Ou plutôt (Il ricana), elle lui a imposé audience. Son cair, une vaisseau d’une magnificence peu commune, stationne en orbite de Yuggoth. Elle est arrivée sur un wyrm superbe, qui a détruit deux tours, embrasé une rue et dévoré quatre sluagh avant de se poser à la porte de mon frère, exigeant d’être reçue séance tenante.

Mana. Mana était là. Etait-ce une bonne ou une mauvaise chose pour moi ? A cause de ma découverte de son jouet, elle avait été exclue de notre compagnie. Elle devait m’en vouloir.

— Tu fais une drôle de tête, observa Uriel. As-tu peur d’être mise en face de tes mensonges ? Tu n’es pas sans ignorer que, avant d’être sa dame, Daemana est la demi-sœur par lignée paternelle de ce Silivren à qui tu prétends appartenir. Ils sont tous deux les seuls produits connus de Śimrod Surinthiel, le sidhe khari qui a vaincu et engrossé ma sœur.

— Ce n’est pas le problème, répondis-je en secouant la tête. Mais la dernière fois, Ren a congédié Mana car elle avait changé un jeune ellon en ældanide, avec lequel elle s’accouplait. Cette histoire l’a beaucoup choqué, et il a demandé à Mana de partir, de manière un peu brutale. Or, c’est moi qui ai provoqué cela, en trouvant l’ældanide.

Uriel – qui s’était penché pour me parler – se redressa de toute sa hauteur, et il recula, stupéfait.

— Un ældanide ?

Je hochai la tête.

— Oui. Un être abject aux sombres appétits, au corps mi ædhel, mi-arachnide. Un ædhel auquel on a retiré les jambes et qu’on a monté sur une grasse et ventrue araignée, du type des tigrées de Kharë. Ma belle-sœur, privée d’amusements par manque de mâles disponibles et à son goût, se livrait gaiement à l’acte sexuel avec cette créature.

Les yeux d’un noir d’encre d’Uriel me restaient insondables. Son visage en lame de couteau, fin et sévère, resta hiératique. Mais, habituée aux ældiens comme je l’étais, je compris que quelque chose, dans son cœur vitrifié, était entré en ébullition.

— Un ældanide… répéta-t-il. C’est atroce, abominable !

Ça, c’était la réaction que tous les ældiens normalement constitués avaient en entendant le mot « ældanide ». Ce qui était plutôt rassurant pour la suite : finalement, cet Uriel n’était pas tant tombé du côté obscur qu’il voulait bien le montrer.

— N’est-ce pas ? renchéris-je, rassérénée.

Pour une fois qu’Uriel et moi tombions d’accord !

Mais un fin, lent sourire se dessinait sur la bouche cruelle du dorśari. Puis, aussi vite qu’il était venu, ce sourire retomba. La nuque droite, il se tourna vers moi.

— Suis-je beau ?

— Beau comme la nuit, lui répondis-je, à la fois sincère — Uriel était terrifiant, mais il était superbe, comme tous les ældiens — et sachant que c’est ce qu’il attendait.

Sans remercier, il quitta la pièce, et je ne le revis pas de la journée. Ce qui était une excellente chose.

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