Réminiscences : II

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Un jour, Śimrod apparut en portant l’armure noire qu’elle lui avait vue dans la salle des armes, quand il entrainait Angraema. Ainsi, il semblait tout de suite plus imposant. Il vint se planter devant elle et, les bras croisés, il lui fit un long discours parfaitement incompréhensible. Puis il lui prit la main, et la tira vers la salle de commandement.

Isolda le suivit, curieuse. La baie s’illumina à son passage, et, en apercevant ce qui se profilait dessus, la jeune fille eut un mouvement de recul. Une immense créature, qui semblait plus grande encore que le vaisseau, dardait son œil elliptique sur eux. Śimrod n’avait pas l’air effrayé. Il la fit asseoir sur un grand fauteuil avec Caëlurín dans les bras, et disparut dans le sas.

La jeune fille aperçut bientôt sa silhouette aux angles acérés, mais néanmoins minuscule, courir le long du dos du monstre, brandissant une espèce de hallebarde qui faisait deux fois sa taille. Stupéfaite, Isolda se leva et alla se poster devant la baie. Un énorme tentacule, munie de ventouses qui vinrent se coller juste devant son visage et secouèrent tout le vaisseau, la fit reculer. Elle entendit une grosse voix abyssale résonner en ældarin : Dieu qui s’adressait à elle, peut-être ?

La lumière féerique, si peu humaine, qui baignait tout le vaisseau s’éteignit. Elle se retrouva plongée dans le noir, et Caëlurín s’agita.

— N’aie pas peur, lui murmura-t-elle en lui caressant le dos. Ce n’est rien.

Isolda elle-même y croyait de moins en moins. Elle ne voyait plus Śimrod, mais elle savait que la bataille faisait rage, dehors. Le vaisseau était secoué dans tous les sens, et sur la baie, au profit d’éclairs foudroyants, elle apercevait tour à tour les tentacules, une partie du corps bulbeux ou l’oeil énorme et gélatineux de la créature, qui la fixait d’une malveillante intelligence, venue du fond des âges.

Isolda frissonna. La créature avait disparu de sa vue et le vaisseau avait retrouvé sa stabilité. Tout était calme, et elle sursauta en entendant le sas s’ouvrir.

C’était Śimrod. Ses longs cheveux argentés étaient emmêlés, ses tresses accrochées ça et là sur les angles acérés de son armure, elle même maculée d’une substance noire et glaireuse. Le manteau à capuche moirée et la pièce de tissu qu’il portait entre ses jambes étaient déchirés. Mais il avait l’air d’aller bien, et, s’arrêtant devant Isolda, il lui tendit une petite bille grise maculée de sang.

Isolda regarda l’objet, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, méfiante.

— Mado, répondit-il avec autorité, avant de prendre la bille et de la porter à sa bouche, faisant mine de l’avaler.

Et de nouveau, il la lui tendit.

Isolda hésita, mais Śimrod avait l’air sûr de lui.

La jeune fille mangea alors ce qu’il lui tendait. Elle l’avala tout rond, sans croquer. Un léger et désagréable goût de sang courut sur sa langue, mais ce fut fugitif. Elle eut l’impression que sa tête tournait légèrement : relevant les yeux sur Śimrod, elle s’aperçut qu’il souriait.

— Alors ? lui dit-il. Tu comprends enfin ce que je dis ?

Isolda en ouvrit la bouche de stupeur. Śimrod parlait sa langue !

— Vous parlez une langue humaine ? Depuis quand ?

— Non. C’est toi qui parles l’ældarin, désormais. C’est l’une des propriétés de la perle d’illythid. C’est rare d’en croiser : cela fait des quarts de lunes que j’étais sur la piste de celui-là. Depuis ton arrivée sur mon bord, en fait.

Un large sourire s’affichait sur ses lèvres.

— Je me nomme Śimrod Surinthiel, dit-il en s’asseyant d’un air triomphal sur un fauteuil en face d’elle. Ce cair, le Melaryon, est le mien.

Isolda le regarda. Mis à part le nom du vaisseau, elle connaissait déjà toutes ces informations.

— Je m’appelle Isolda, commença-t-elle pour l’imiter, je suis la nourrice des enfants de Ren et Rika…

— Je le sais déjà, la coupa Śimrod, impatient. J’avais compris.

Isolda fronça les sourcils.

— Tout comme je savais déjà que vous étiez Śimrod Surinthiel, souligna-t-elle, entêtée. Je le savais même avant que vous sachiez mon nom.

Śimrod lui lança un regard coupant, mais il ne releva pas.

— On a peu de temps. Tu dis que mon fils et sa famille ont été attaqués par cette Tanit, c’est ça ?

Śimrod avait fait un raccourci audacieux. Isolda remua la tête lentement :

— Ils ont été tués par les armées humaines unifiées, et leurs enfants enlevés suite à la dénonciation de cette Tanit, précisa-t-elle. Moi et Caëlurín sommes les seuls survivants. Je vous présente toutes mes condoléances.

— Je ne les accepte pas, l’interrompit-il encore. Je doute que ces armées humaines, toutes unifiées soient elles, soient parvenues à éliminer Silivren. Et s’il a tenu jusqu’ici, c’est qu’il est le plus grand guerrier qu’Æriban ait jamais produit !

Isolda le regarda. Śimrod n’était peut-être pas une brute, mais il avait visiblement un caractère dominant et très obstiné.

— Parle-moi de ma fille, ordonna-t-il avec un geste autoritaire du menton. Daemana. Que fait-elle ? Où est-elle ?

— Elle a disparu avec les deux premières filles qu’elle a eu avec votre fils, lui apprit Isolda.

— Mon fils possède donc deux femelles ?

— Il est marié à Rika, avec qui il a eu trois enfants semi-ælves…

Śimrod l’interrompit à nouveau.

— Rika. Une humaine, comme toi, observa-t-il, les bras croisés.

Isolda lui jeta un regard appuyé.

— Oui. Et, pour finir de répondre à votre précédente question, lorsque je suis entrée à son service, Daemana le suivait avec ses trois filles. Je ne sais pas quelle était la nature de leur relation. Mais suite à un incident, Daemana et deux de ses filles sont parties. Angraema est restée avec nous.

— Angraema ?

— La dernière fille de Ren et Mana. Elle étudie la voie de la guerre avec son père. C’est comme ça que j’ai su qui vous étiez : je vous avais vu dans la salle des armes, lorsqu’elle s’entraînait.

Cette information amena un sourire carnassier sur le visage de Śimrod.

— Et alors ? Est-ce qu’elle a réussi à me désarmer ?

Isolda secoua la tête.

— Non, avoua-t-elle.

Śimrod éclata de rire, découvrant ses crocs acérés.

— Je doute qu’une petite femelle puisse y arriver, même la fille de Silivren. Bon, est-ce que tu sais où ils se trouvaient lorsqu’ils ont été attaqués ?

Isolda secoua à nouveau la tête.

— Non, avoua-t-elle. Je l’ignore.

Une ombre de frustration passa sur le visage de Śimrod. Contrairement à beaucoup d’ælves – dont Ren – il était très expressif. Il semblait avoir un tempérament passionné et volontaire, qui, s’il pouvait passer pour un peu brut de décoffrage, rassurait Isolda, qui le trouvait, en quelque sorte, humain.

— De toute façon, tu es arrivée par le portail dimensionnel, fit-il en se frottant la mâchoire. Relié à celui de Silivren par l’Autremer d’Æriban… On peut dire que tu as eu beaucoup de chance. L’Autremer n’est pas un monde accueillant pour les mortels dotés d’un corps physique, encore moins pour les humains, aux si faibles pouvoirs psychiques. Tu as eu une chance inouïe d’arriver ici. Il aurait pu t’arriver mille malheurs.

L’Autremer. Isolda ne connaissait pas ce mot, mais elle devina tout de suite à quoi il faisait allusion. Lorsqu’elle avait couru dans la forêt poursuivie par la chasse d’Arawn, son âme détachée de son corps, elle s’était trouvée dans l’Autremer. La forêt était différente de d’habitude. Même sa maison, lorsqu’elle l’avait quitté. Tout était sombre et crépusculaire, environné d’une brume mystérieuse.

— C’est très étonnant que tu aies pu rejoindre le portail menant à mon cair, continua Śimrod. Vraiment très étonnant… Normalement, trouver son chemin dans l’Autremer n’est possible qu’à de très grands spécialistes, ou alors, aux porteurs d’objets contenant des coordonnées vers les portails correspondants. Et je suppose que tu n’es ni l’un, ni l’autre.

Isolda le regarda.

— Je viens d’un monde différent du vôtre, commença-t-elle. C’est ce que j’étais en train d’essayer de vous expliquer l’autre matin, sans que vous ne compreniez mon récit.

Śimrod lui rendit son regard, les yeux légèrement plissés.

— J’en ai compris les grandes lignes. Tu es une humaine amie de cette Rika, la femme de mon fils, et de fait, tu as proposé tes services de nourrice pour l’aider à élever ses enfants.

— Vous n’avez rien compris du tout, le coupa Isolda sans hésitation. Je viens d’un village qui se trouvait proche d’un bois et d’un ancien tertre hanté par les ælves du roi Arawn. Puis Ren et Rika sont arrivés, de ce qu’ils appellent une autre dimension, par un portail comme celui-là (Du doigt, elle pointa la porte de la salle des armes). Arawn m’a offert à eux, et comme j’avais perdu mon corps, ils m’en ont donné un autre, celui que vous voyez devant vous.

Surpris cette fois, Śimrod la détailla des pieds à la tête.

— Tu es en train de me dire que ce corps n’est pas le tien ? Comment est-ce possible ?

— Je n’en sais rien. J’ai bu une potion préparée par ma grand-mère, une rebouteuse, pour me permettre de le quitter et de voguer en esprit dans la forêt. C’est là qu’Arawn et ses gens m’ont capturée.

L’ælv noir lui jeta un petit regard de ses yeux blancs, ses ongles tapotant sur la console entre eux deux.

— Arawn ? C’est le nom du sældar qui représente la mort. Quel ellon oserait s'affubler de ce nom ?

— Je l’ignore. Je ne suis pas restée longtemps chez lui. Il se présentait sous l’apparence d’un très bel homme ælv avec une chevelure et un regard couleur de feu.

— Un mâle, corrigea Śimrod. Pas un homme.

Isolda ne comprit pas vraiment pas la différence. Elle garda le silence, afin de laisser à Śimrod le temps de lui poser une autre question. De toute façon, il ne l’écoutait pas.

— Ce que tu viens de me raconter pourrait expliquer pourquoi tu as réussi à traverser l’Autremer sans encombre, finit-il par dire. Tu n’es pas vraiment une mortelle, puisque tu as déjà perdu ton corps et en occupe maintenant un autre. Ton corps d’origine est probablement mort depuis longtemps… Une telle mobilité de l’être subtil est plutôt rare chez les humains. Mais je ne comprends toujours pas comment tu as fait pour passer du cair de mon fils au mien. Cela me semble être une trop grande coïncidence.

Isolda hésita à lui montrer son « objet magique ». Elle craignait que Śimrod ne lui confisque cet objet depuis toujours en sa possession, et dont elle avait réalisé la véritable valeur en voyant les ælves saltimbanques l’offrir à leurs hôtes en remerciement de leur accueil.

Cependant, Śimrod ne comptait pas lâcher le morceau aussi facilement. Tapotant toujours la console de ses ongles, il continua à l’interroger.

— Pourquoi as-tu bu cette décoction ? demanda-t-il sans répit. Pourquoi voulais-tu quitter ton corps ?

Le regard dirigé vers le sol, Isolda haussa les épaules. Maintenant que la communication était devenue possible avec Śimrod, elle ne se sentait plus le courage ni la volonté de lui livrer le fond de son cœur comme elle l’avait fait quelques jours auparavant.

Il ne comprendrait pas, se dit-elle en laissant son regard dériver sur ses larges épaules, sa mâchoire solide et sa bouche au pli impatient et cruel.

Śimrod baissa brièvement les paupières. Puis il les rouvrit, vissant son regard impitoyable sur elle.

— Tu ne veux pas me le dire, asséna-t-il. Ni cela, ni la raison pour laquelle, selon toi, tu as trouvé le chemin de mon cair.

Isolda secoua la tête. Cela voulait dire à la fois oui, et non.

— C’est ton choix, fit Śimrod en se levant. Tu peux choisir de me faire confiance, ou non !

Ce n’est pas une question de confiance, murmura Isolda dans sa tête.

Śimrod semblait vexé. Il quitta la salle d’un pas martial, laissant Isolda seule avec Caëlurín.

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