Comploter ou mourir : II

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Lorsqu’Uriel refit enfin son apparition, j’étais toute prête à me prosterner devant lui et à le supplier de me laisser lui servir de coussin de pieds, à la seule fin de pouvoir échapper aux délires morbides et malsains de son frère. Ayant été élevée dans une communauté de fidèles de Demosariel, je savais que c’était ainsi que les hérétiques procédaient. Il vous maniaient la carotte et le bâton en vous montrant que votre sort pouvait toujours être bien pire que ce qu’ils avaient à vous proposer, afin que vous vous précipitiez de votre pleine volonté sous le fouet du bourreau. C’était typique, et jusqu’ici, j’avais réussi à y résister en arborant ce masque inexpressif, cette voix sans âme, ce manque de peur et de désir, ce mur lisse qui titillait et rebutait les sadiques en les empêchant d’y planter leurs griffes. Lathelennil avait réussi à fissurer ce mur. Et ce faisant, il avait également offert une prise et une brèche à son frère.

Or, Uriel avait perdu toute volonté de me punir. D’ailleurs, il ne punissait plus personne, si ce n’est lors de crises de rage qui explosaient lorsqu’un sluagh ou une eyslyn avait par trop forcé sa patience en tentant de lui faire prendre quelque nourriture ou boisson. Deux jours après l’immonde présent de Lathelennil, le chef des gobelinoïdes, un kapo presque aussi cruel que Khror, vint me tirer de mon grabat pour me mettre entre les pattes de son maître, qui venait d’égorger deux sluaghs.

— Fais-le manger, m’ordonna l’infâme gobelin. Boire, au moins. Si tu refuses, je te livrerai au seigneur Lathelennil. Crois-moi que tu regretteras alors de ne pas avoir été décapitée par maître Uriel en lui offrant à boire. Présente-lui ta propre jugulaire s’il le faut, mais ne quitte pas cette pièce sans qu’il ait pris quelque nourriture !

Le sluagh pensait que j’y resterai. Il pensait qu’Uriel finirait par être tenté si je lui tendais ma gorge, et qu’il me dévorerait du bout des dents, avant de délaisser ma carcasse pour repartir dans son délire mélancolique. Il pensait que j’irais, terrifiée par la seule idée de devenir la proie de Lathelennil, et que je m’offrirais de mon plein gré. Mais, une fois lâchée dans la pièce où se tenait Uriel, enfermée avec deux cadavres de sluaghs, qui gisaient, décapités, au sol, je décidais d’une autre stratégie.

Le sombre seigneur dorśari était affalé sur un sofa pourpre, son front d’albâtre posé sur son bras. On aurait dit un noyé accroché à sa bouée, sur ces vieilles images de naufrage que me montraient mes parents lorsque j’étais petite. N’ayant pas été mise en sa présence depuis un certain temps, je le trouvais très amaigri. Sa grande taille, ses traits fins et sa peau d’albâtre accentuaient ce côté affaibli qu’il avait. Je compris tout de suite qu’il était atteint d’un début de muil. Et non seulement ce muil allait le tuer – en poussant des concurrents aux dents qui rayaient le parquet comme son frère à profiter de sa faiblesse pour l’assassiner – mais il allait surtout rendre mon sort encore pire qu’il ne l’était déjà, et m’éloigner pour toujours de la seule chance que j’avais d’échapper à cet enfer : Mana.

Je décidai donc de tenter le tout pour le tout.

Les sluaghs avaient soigneusement – et courageusement – refermé la porte à double tour derrière moi. Ils étaient persuadés qu’Uriel était tellement affamé qu’il allait se jeter sur moi comme la misère sur le monde, me mettre en pièces et me dévorer dans une orgie de gloutonnerie et de sadisme. C’était possible, en effet. Mais s’il ne le faisait pas lui-même, Lathelennil s’en chargerait, plus lentement. Donc, autant y aller franchement.

Je marchai donc vers Uriel. Toujours avachi sur son canapé, il ne bougea pas une oreille. Tout juste releva-t-il un œil sombre sur moi, lorsqu’il sentit que je m’étais plantée devant lui.

— Qu’est-ce que tu veux ? me demanda-t-il en ældarin.

Affectant un air dégoûté, je secouai lentement la tête. Tout de suite, un petite lueur, évoquant un retour de flamme sur un feu mourant, apparut dans ses yeux abyssaux.

— Quoi ? aboya-t-il, crocs dénudés.

Je me contins et mobilisai mes forces intérieures pour résister à la tentation, immense, de reculer. Du reste, il ne quitta pas sa banquette.

— Non mais regardez-vous… chuintai-je entre mes dents. Le sombre seigneur Uriel Niśven, frère du roi de Sorśa ! Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même. Et vous vous imaginiez que Daemana, haute-prêtresse de la Reine Araignée, allait poser ses yeux rubis sur un ædhel aussi pathétique ?

C’était un énorme coup de bluff, peut-être le plus gros de toute ma carrière. C’était mon instinct seul – et ma petite expérience des ældiens – qui me poussaient à dire qu’Uriel avait succombé corps et âme au charme vénéneux de Daemana. C’était également mon instinct qui me soufflait que ma seule chance était de jouer cette corde sensible, peut-être la seule qui vibrait encore en cet être décadent et perverti jusqu’à la moelle qu’était Uriel. En temps normal, le dorśari m’aurait arraché la tête pour lui avoir parlé ainsi. Mais cette fois là, il se contenta d’un soupir las.

— Daemana a attiré l’attention de mon frère. Cela fait presqu’une lune qu’elle est enfermée dans ses appartements, à jouir de ses faveurs. Comment veux-tu qu’elle pose les yeux sur moi après ça ? Oui, je suis pathétique. Je ferais mieux de m’ouvrir le cœur ici même !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Trouvant l’idée qu’il venait d’énoncer excellente, ce dément d’Uriel se saisit immédiatement de la dague qu’il portait dans sa chevelure de jais, et il la dirigea vers sa poitrine, tout en ouvrant d’une main rageuse sa tunique plastronnée d’iridium. Je me jetai sur son avant-bras, m’y agrippant à deux mains. Si ce malade se supprimait, j’étais fichue !

En y mettant toute ma force et ma volonté, je parvins à faire en sorte qu’Uriel lâche sa dague. L’objet vint se ficher dans un coussin non loin, mais toujours hors de sa portée, et Uriel, vaincu, se laissa tomber contre moi, ses longs cheveux délivrés tombant sur mon visage et mon épaule. Tentant de surmonter mon horreur de ce contact malvenu, je tapotai son large dos d’une autorité maternelle, me disant qu’un jour lointain, cet ædhel psychopathe avait été un petit hënnel innocent, blotti dans un fond de panier en compagnie de deux marmousets de même robe et d’un mâle bicolore.

— Reprenez-vous, lui murmurai-je en lui frottant la nuque. Ne vous laissez pas abattre comme ça, Uriel. Ce n’est pas digne de vous !

J’aperçus son œil noir et effilé à travers les longues mèches de ses cheveux. Pendant un quart de seconde, je crus voir Angraema, lorsque cette dernière m’avait craché au visage que je n’étais plus son amie.

Et oui. Uriel était également le grand-oncle de ma petite Pas Douée. J’avais volontairement oblitéré ce fait ces derniers temps, mais désormais, la situation exigeait que je m’en souvienne.

Revigoré, Uriel se détacha de moi et se redressa d’un air digne. D’un geste des doigts, il rappela sa dague, faisait voler l’objet qui se décolla du coussin pour venir se caler dans sa paume. Puis, lentement, il entreprit de refaire sa coiffure. J’étais assez contente qu’il ne me demande pas de le faire.

— Uriel, lui demandai-je doucement en sentant que je le perdais. Racontez-moi ce qui s’est passé avec Daemana. Qu’est-elle venue faire ici, à Sorśa ?

Uriel saisit son gobelet en argent et en regarda le fond. Comme il était vide, il le jeta par terre.

— Elle est venue requérir l’aide de mon frère pour délivrer ses deux filles, prisonnières des orcanides.

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Arda et Eren, prisonnières des orcanides ! Les pauvres petites ! Songeant au sort horrible qu’elles avaient dû vivre – si elles étaient encore vivantes – je faillis me sentir mal.

Mon malaise n’échappa à Uriel.

— Que se passe-t-il ? Tu es devenue toute blanche, tout à coup. Est-ce qu’on t’a maltraitée, en mon absence ?

Uriel paraissait enfin se soucier de mon sort. Je me hâtai de démentir, tout en glissant au passage, l’air de rien, que son frère venait me visiter tous les jours, et qu’il m’offrait des cadeaux.

Uriel plissa les yeux.

— Des cadeaux ? Quels cadeaux ?

Je sortis les boucles d’oreilles de la poche de ma tunique. Puisqu’Uriel l’avait ordonné ainsi, j’étais l’une des rares subalternes à être habillée.

— Il m’a offert ces boucles d’oreilles, notamment, fis-je en les lui montrant. Un collier et sa chaîne. Un… Bref. Un sacrifice humain, également.

Les sourcils froncés, Uriel fixait les deux objets dans ma paume.

— Ce ne sont pas des boucles d’oreilles. Ce sont des bijoux de tétons. Mais tu n’as pas les seins percés, pourtant. Souhaites-tu qu’on te le fasse ? Je peux demander à Khror. Il te le fera bien.

Je secouai la tête avec véhémence.

— S’il vous plaît, non, le suppliai-je. Si je les porte, votre frère pensera que je veux devenir son esclave, et il s’emparera de moi !

Uriel me regarda, le visage légèrement penché sur le côté.

— Et tu ne veux pas l’être ? Dis-le moi, si mon frère t’intéresse. N’hésite pas. Il est spécial, mais c’est un maître expérimenté et inventif. En général, les esclaves souffrent et jouissent beaucoup sous sa main.

— Non. Je préfère rester à votre service, et vous aider à conquérir Daemana !

Le sombre carillon du rire d’Uriel résonna.

— M’aider à conquérir Daemana. Rien que ça ! Même Amarriggan serait impuissante à détourner une femelle des bras de mon frère. Elle a essayé autrefois, lorsque la Nuit a rencontré Celle-de-Cristal. Tous les efforts de la sældarín s’avérèrent vains à les séparer, jusqu’à ce qu’Arawn lui-même s’en mêle.

— Je doute que Mana goûte cette histoire, lui dis-je alors. Elle aime avoir l’exclusivité dans le cœur et le corps des mâles sur lesquels elle pose la main.

Uriel me regarda pensivement.

— Parle-moi d’elle, fit-il. Tu sembles bien la connaître. J’en ai eu la confirmation avec la disparition de Tanit, qui a quitté Yuggoth : c’était toi qui disait vrai.

Tanit. Ainsi, la traîtresse avait fui, paniquée par l’arrivée de Mana. Il y avait de quoi !

— Mana est exclusive, et jalouse, répondis-je. Elle n’aime pas partager ses possessions avec d’autres femelles. Elle considère qu’un mâle doit se dévouer entièrement à sa dame, et être à son service. C’est sans doute pour cela qu’elle essaie de séduire votre frère : afin de pouvoir, ensuite, requérir son aide.

— C’est une khari de la lignée de Malenyr, dit-il avec un sourire fin. Le fondateur de Kharë. Là-bas, les mâles sont au service des femelles. Utilisés comme des esclaves, fouettés, et même castrés s’ils les trahissent…

— C’est cela, confirmai-je, convoquant mes terribles souvenirs de cet astroport. C’est aussi pour cela que Ren s’est rebellé, et qu’il a rompu ses relations avec Mana. Ça, et les divergences de vues, notamment en ce qui concerne la notion de bonheur et de justice.

— Ce Ren, aussi fort qu’on le dise, m’a tout l’air d’être un indécrottable idiot, fit sombrement Uriel. Refuser une telle femelle… Une telle déesse ! Être son esclave doit être la plus douce des tortures. Ressentir la menace de la lame et du fouet pendant l’accouplement, la piqûre du venin, le fil de ses dents, le frisson de la crainte d’être consommé par la Reine Araignée… Même être changé en ældanide serait le plus beau des sorts, s’il consistait à l’aimer et à la servir sous cette forme abjecte !

Je compris à cet instant présent qu’Uriel et Mana étaient faits l’un pour l’autre. Le premier s’ennuyait, trouvant les plaisirs sans risques que lui offrait son statut de prince de la Cité Noire insuffisants à faire vibrer encore son cœur mort depuis des millénaires. Quant à la seconde, elle n’avait de cesse de se plaindre que les mâles la rejetaient pour sa couleur de peau, qu’ils n’étaient pas assez nobles pour elle, ou pas assez soumis et trop rigoristes. Avec Uriel, dorśari de noble maison et dévoué aux Ténèbres comme elle, la terrible reine khari allait pouvoir s’en donner à cœur joie. D’autant plus que, comme tout mâle ældien amoureux, Uriel semblait déterminé à se soumettre à tous ses caprices, même les plus épouvantables, et à prendre tous les risques qu’impliquaient une relation avec cette maîtresse de donjon émoustillée par les araignées géantes et autres horreurs galactiques.

— Voilà, souris-je. C’est cela qu’il faut lui dire. Mana ne restera pas insensible à une telle déclaration ! Trois choses : la première, faites-lui comprendre que votre frère, même s’il s’accouple avec elle, ne peut adorer aucune autre femelle que son ancienne compagne, cette Bien-Aimée dont vous me parlez sans cesse. De deux, faites-lui comprendre, ou, mieux encore, dites-lui directement que vous, vous avez la même conception du plaisir et de l’amour qu’elle. Enfin – et c’est probablement le plus important – proposez-lui votre aide. Directement, sans attendre qu’elle ait quitté le lit de votre frère. Entrez chez lui, plantez-vous devant la chambre et dites que vous allez affréter votre cair, vos wyrms et toutes vos armées immédiatement pour aller délivrer ses filles, vos nièces, et que vous êtes simplement venu demander où elle se trouvent exactement. Ajoutez au besoin que Mana peut bien vous attendre là, dans le khangg de votre frère, à copuler pendant que vous, vous vous battrez pour délivrer ses filles, et cela pour sa seule gloire. Un tel désintérêt apparent pour ses charmes piquera sa curiosité, associé à tant de chevalerie de votre part, la feront vous suivre sur le champ, croyez-moi.

— À vrai dire, fit Uriel pensivement, j’ai déjà songé à lui proposer mon aide. Savoir ces deux ellith – mes nièces, il est vrai – aux mains des orcanides m’a déplu. Mais elle ne s’est pas adressée à moi une seule fois, uniquement à mon frère. Je ne pouvais pas m’interposer. Quant à interrompre leurs ébats… Oui, finalement, c’est une bonne idée. J’y vais de ce pas.

Uriel se leva, dépliant sa longue silhouette. Cette fois, il ne me demanda pas s’il était beau. Il l’était réellement, ayant perdu cette expression cruelle qu’il arborait tout le temps. À présent, un autre but occupait son esprit. Il s’était trouvé une nouvelle lubie.

Comme toute esclave bien dressée, je le suivis jusqu’à la terrasse où l’attendait son wyrm. Au moment de monter dessus, il se retourna, dans une envolée d’étoffes et de cheveux noirs.

Aboyant un ordre bref en dorśari, il fit venir le sluagh en chef, qui accourut.

— Maître ? l’entendis-je dire à ce dernier, reconnaissant le mot correspondant.

Le claquement sec du dragon d’Uriel lui répondit, en étouffant pour toujours ses cris dans sa gueule : sur un seul geste de son maître, il l’avait gobé vivant.

Uriel se tourna vers le reste de son personnel, qui attendait face contre le sol, terrifié.

— La prochaine fois que mon frère fait mine de tourmenter l’une de mes esclaves devant vous, dit-il froidement en ældarin, n’attendez pas pour me le dire. Sinon, vous finirez comme lui. En attendant de trouver un nouveau majordome, je la nomme, elle, intendante de ma maison. Vous lui obéirez aveuglément, sous peine de mort immédiate. Quant à elle, elle ne rendra de comptes qu’à moi. Passez le mot à Lathelennil : s’il insiste pour me la voler, qu’il se tienne prêt à venir me la réclamer dans l’arène, lame à la main. Sinon, qu’il fasse son travail de vassal et lève notre ost, car nous partons en guerre !

Ayant dit cela, Uriel enfourcha son wyrm et disparut dans le vide du ciel. Quant à moi, je m’autorisai un discret sourire.

Je venais de remporter une première manche.

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