Données cryptées : une cathbeanadth

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Les ældiens connus sous le nom de « bardes-guerriers » sont plus cultivés et raffinés qu’un ylfe de base, mais seulement à peine plus. Chaque membre de ces « troupes » est d’abord un artiste, et en second lieu, si on insiste vraiment pour le dire, un soldat. On le comprend on voyant ce qu’ils considèrent comme une performance artistique de haut niveau : la « Danse du Calice Brisé ».

En effet, bien que leurs représentations sont dites extrêmement rares et rarement montrées aux non-ældiens, Frère Orpheus et moi-même avons eu l’occasion d’y assister lors du voyage de retour à notre monastère après la bataille du couloir d’Helminga, où nous étions présents pour convertir nos valeureux soldats. Le secret monastique nous défend de divulguer les circonstances nous ayant conduit à nous trouver à bord d’un navire exogène, mais, qu’il vous suffise de savoir que du point de vue de l’hospitalité du moins, ces créatures sont presque comme des humains.

Une troupe de bardes au grand complet se trouvant à bord, nous fûmes en outre conviés à assister à la pièce, ce qui était, à écouter notre hôte – un sympathisant à notre cause admirateur de la culture humaine – un rare honneur.

Bien que ces bardes possèdent indéniablement un genre de grâce, ils semblent à mon avis trop se reposer sur leurs criards et hérétiques effets pyrotechniques et les projections d’images holographiques d’un goût douteux. Incapables d’apprendre les danses raffinées et complexes qui existent sur Terre, le berceau de la véritable civilisation et de la seule culture valable, ces ældiens doivent compenser leur manque de raffinement artistique par la technologie. Il existe bien sûr des rumeurs de troupes utilisant des psioniques pour influencer leur public : des tricheries aussi basses et sournoises, typiques des ældiens, qui préfèrent les manigances et les coups dans l’ombre à la franche attitude et le combat en pleine lumière, valorisés par nous autres humains. Comme on pouvait s’y attendre de créatures aussi fantasques et désordonnées, les bardes ne tinrent absolument pas compte de la structure normale de toute bonne histoire : leur pièce n’avait ni début ni fin, et d’ailleurs, elle n’avait ni queue ni tête. Leur représentation se déroula sans musique ni chef de chœur exposant les Seize Nobles Vertus de Libra ou les Augustes Faits d’Armes de la Sainte Armée, mais plutôt, dans une succession de danses toutes plus grotesques et indécentes les unes que les autres. Il me parut clair que ces bardes ignoraient comment donner une représentation théâtrale en bonne et due forme. Tout n’était que poudre aux yeux, lascivité frôlant la plus éhontée pornographie, caracoles certes impressionnantes, mais peu inventives, et autres explosions, sans la moindre trace d’un scénario tenant la route.

D’après le peu que je compris, la mise en scène faisait appel à une tripotée d’acteurs qui portaient des costumes imitant les « dieux » de l’incompréhensible et monstrueuse mythologie ældienne, la sældarín. Ces acteurs sautèrent du public sur la scène dans un bazar chaotique de mouvements et de couleurs, qui, à mes yeux, plutôt que le surgissement du divin, représentait surtout le chaos erratique de ce qui reste de cette civilisation sur le déclin. Cela m’apparut de façon encore plus claire lorsqu’une figure inquiétante, encapuchonnée de noir et portant un de ces masques démoniaques tant prisés par ces créatures, figurant l’un de ces guerriers solitaires qu’on appelle « sidhe », apparut sur la scène.

À partir de ce moment, la représentation devint grotesque : il devait y avoir quelque erreur de chorégraphie entre cet artiste grimé en démon et les autres membres du chœur, puisque sept autres danseurs arrivèrent, alors que, visiblement, on ne les attendait plus. S’ensuivit un véritable chaos dans lequel chaque acteur sembla oublier et sa partie et sa ligne de déplacement, bougeant de façon arythmique comme s’il était possédé par quelque pouvoir ruineux : il me sembla pour ma part qu’ils avaient un peu abusé du gwidth, cette écœurante liqueur que les ældiens boivent comme du petit lait, matin et soir. Dans le vain espoir de sauver le show, le Meneur de guilde (qu’on aperçut dans les coulisses, mal dissimulé) poussa sur scène trois ældiens au déguisement frustre, qui se précipitèrent sur les danseurs ivres et mirent fin à leur ridicule transe.

Alors que j’en venais à me féliciter d’être né humain, seul représentant d’une civilisation possédant des formes artistiques dignes de ce nom, les danseurs quittèrent la scène un à un, y laissant seulement le théâtreux encapuchonné au masque de démon. Quelqu’un dans le public se mit à rire – et franchement, qui aurait pu l’en blâmer, après une représentation aussi ridicule ! Peut-être est-ce même là le but de ces représentations, tant il me paraît vraisemblable que ces ældiens somme toute assez stupides se moquent de leur propre folie. Toujours est-il que cette hilarité dut mettre en rage les théâtreux, qui sortirent des coulisses pour tenter d’attraper le rieur impudent, sans succès : même l’encapuchonné au masque de démon échoua, bien qu’il sembla nettement moins ivre que les autres. Et là, au beau milieu de ce foutoir dantesque, la lumière s’éteignit. La représentation avait pris fin, aussi brutalement et illogiquement qu’elle avait commencé. Sans remerciements au public ou à leurs dieux, sans résolution de l’intrigue (s’il y en avait une !), sans salut final ni applaudissements.

Les ældiens ont beaucoup à apprendre de la technique scénique et théâtrale. Pourtant, il paraît que cela fait des millénaires qu’ils jouent cette pièce telle quelle, sans la modifier d’un iota. Bien qu’il s’agisse de créatures dans l’erreur et l’hérésie, les ældiens sont sympathiques, tels que pourraient l’être de grands enfants un peu idiots mais gentils, qui font le mal sans vraiment s’en rendre compte. Aussi me sentis-je désolé de savoir qu’ils allaient disparaître de l’univers sans jamais parvenir à s’améliorer, et une fois de plus, je me sentis reconnaissant envers Libra d’être né humain. Le théâtreux encapuchonné, moins ivre que les autres, semblait en être désolé aussi, car lorsque la lumière revint je le vis assis devant moi, sa haute silhouette ramassée en chien de fusil à ma hauteur. Il était probablement venu s’excuser de la part de ses camarades, mais, incapable de me dire un mot de par la barrière de la langue – peu d’ældiens parlent le Commun, d’après ce que j’ai observé – il se contenta de me fixer en silence, les yeux insondables derrière son masque gris et grotesque. Je lui serrai la main vigoureusement, histoire de le dérider : mon geste dut choquer les ældiens moins prompts à pardonner ce ratage scénique (c’est une race fière et arrogante), car il souleva des cris outrés dans l’assistance. L’encapuchonné se releva et me regarda en silence, les bras ballants. Puis il s’éloigna et sortit de la pièce, dans le silence total.

— Quel est le nom de cet acteur ? demandai-je alors à mon hôte, assis à mes côtés. Il était moins mauvais que les autres, non ?

Il me regarda sans un mot, livide.

Le lendemain, nous fûmes reconduits sur notre vaisseau. C’est là que je compris que les ældiens n’aimaient pas être humiliés, et qu’ils souffraient d’un grave complexe d’infériorité par rapport à nous.

Puisse l’Omnipotent réussir à les convertir.

Patriarche Celestius M’Badi, L’Abîme et la Tempérance

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