Pour la gloire de la Reine Araignée : II

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Le soir même, je fus conduite devant la porte, verrouillée de l’intérieur, de Son Altesse Daemana. Tous les jours, une armada de serviteurs se pressait en procession pour lui apporter les plus appétissantes denrées, les plus luxueux cadeaux. Uriel se saignait aux quatre veines pour lui plaire. Mais Mana refusait toujours de l’inviter dans cette chambre, sur son propre vaisseau. Tel était son caprice.

— C’était prévisible, railla Lathelennil en m’accompagnant dans les couloirs sombres de l’immense cair amiral d’Uriel, le Mercor. Si tu avais vu notre aîné… Tu aurais immédiatement oublié ton Silivren, tes enfants, tes espoirs, ta vie passée, ton nom, même, pour te traîner à ses pieds. Il est d’une telle magnificence que nul ne peut poser les yeux sur son visage sans être ensorcelé. Alors partager ses nuits !

Connaissant Mana, je n’étais pas certaine de ce qu’il avançait. Mais je n’avais jamais vu l’auguste face de Fornost-Aran, Dieu merci. Il m’avait lui-même répudié avant que je puisse le voir, mettant ainsi un premier coup de canif dans le piège qu’avait tissé Tanit.

Arrivé devant la porte, Lathelennil tira sur la jupe de cuir de son armure, s’éclaircit la gorge, et frappa un seul coup sur la porte de son poing bardé d’iridium.

— Qui est-ce ? s’enquit la voix pointue et musicale de Mana.

Comme cette voix – tant détestée au départ – m’avait manquée ! Mon cœur bondit de nostalgie, alors que je me retrouvais à cette époque bénie et sans réel souci où je voguais avec Ren, Mana et les petites sur l’Elbereth, en petit comité. C’était le bon temps.

— C’est Lathelennil Niśven, le frère d’Uriel, grommela le susnommé en réponse.

— Lathé quoi ? Je ne connais ni n’attends personne de ce nom aussi laid qu’imprononçable, répliqua Mana, plus peste que jamais.

— Lathelennil, frère d’Uriel ! répéta-t-il plus fort. J’amène un… cadeau.

Je lui jetai un regard contrarié. C’était tout ce qu’il avait trouvé, comme prétexte ? Croyant les dorśari maîtres comploteurs, j’étais déçue.

Mais je sous-estimais la sournoiserie de Lathelennil. Rapidement, alors que des pas légers se faisaient entendre, il me posa un lourd coffret entre les mains.

— Le cadeau pour Mana, murmura-t-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ne t’occupe pas, grinça-t-il entre ses dents.

Déjà, la porte s’ouvrait.

Mana apparut, plus belle que jamais. Ses joues anthracite étaient creusées, ce qui ne faisait qu'accentuer sa beauté. Ses longs cheveux blancs, lisses et libérés de toutes leurs tresses, descendaient, telle une parure de soie, jusqu’à ses fesses délicatement cambrées. Sa petite bouche rehaussée de rouge, faisait écho à ses yeux rubis, tous les quatre fixés sur Lathelennil.

— Lathelennil, murmura-t-elle en fixant le susnommé. Bicolore comme Arawn le Noir-et-Blanc, mais pas du bon côté… Quel terrible caprice de Mère Nature a pu vous donner une si vilaine robe ?

Lathelennil, qui avait courbé la tête et posé un genou à terre devant Mana, releva ses yeux noirs d’un air défiant, dissimulant son déplaisir par un mauvais sourire.

— Ma mère a fait venir un nombre incalculable de mâles dans son lit pendant la conception de sa portée, Magnificence. Deux de mes frères et ma défunte sœur ont hérité de la chevelure de jais du premier, alors que mon dernier frère, Aeluin, a hérité de la robe claire d’un autre amant. Pour ma part, j’ai reçu un peu des deux.

— Deux pères, donc, observa Mana. Et pourquoi venez-vous me voir, Lathelennil aux Deux-Pères ?

De là où je me tenais, je pouvais voir que ce dernier grinçait nettement des dents.

— Je viens vous offrir un cadeau, commença-t-il.

— De la part du sombre seigneur Uriel, m’empressai-je de rajouter pour que Mana me remarque.

Lathelennil me jeta un regard vindicatif, mais il ne me corrigea pas.

Lentement, Mana posa ses deux paires d’yeux rouges sur moi.

— Un cadeau… Voyons cela.

Je la fixai dans les yeux, tentant de me rappeler à son bon souvenir. M’avait-elle reconnue ? C’est vrai que je devais lui apparaître changée, avec ma longue chevelure noire, ma tenue dorśari, mes bijoux et mes tatouages. Mais je restais la même Rika. Elle devait me reconnaître. Il le fallait.

Mana nous fit entrer, ondulant des hanches jusqu’à sa luxueuse couche, où elle s’installa, impériale. Sa robe de soie transparente s’étala juste comme il fallait, de façon à cacher le plus important, mais dévoilant tout le reste.

— Qu’on me présente ce cadeau, ordonna-t-elle en tendant ses fins doigts pointus.

Sur les instructions de Lathelennil, je m’agenouillai au pied du lit monumental et ouvris le coffret. Je ne pouvais voir ce qu’il y avait à l’intérieur, mais le plaisir de Mana fut évident à cette vue.

— Superbe, observa-t-elle. Magnifique. Allez dire à votre maître que ce cadeau m’agrée. Je le recevrais ici demain, pour lui présenter en personne mes remerciements.

Enfin ! Enfin, Mana consentait à recevoir Uriel. Nul doute que ce dernier n’allait pas dormir de la journée, une fois la nouvelle communiquée.

Lathelennil s’inclina.

— J’y vais de ce pas. Mon frère est impatient d’avoir de vos nouvelles, Dame de la Soie et de l’Obsidienne.

Me jetant un petit regard, il recula.

— Tu pourras lui communiquer également mon plaisir de ce deuxième cadeau, Fils de Deux Pères, ajouta-t-elle, mielleuse, ses petites dents pointues transparaissant derrière sa pulpeuse bouche rouge. Cette esclave tombe à point nommé : j’ai malencontreusement mangé le gobelinoïde que m’avait envoyé votre frère pour me servir.

Lathelennil se redressa, soudain très vif.

— Mais il s’agit de l’esclave favorite de mon frère, le seigneur Uriel, protesta-t-il.

— C’est bien pour cela qu’elle m’agrée, ronronna Mana. Votre frère n’a t-il pas dit qu’il m’offrirait Ymmaril, s’il en était monarque ? Qu’il commence par me donner tout ce qu’il a : ce sera bien suffisant, pour une entrée en matière. Vous pouvez disposer, Lathelennil.

Furieux mais vaincu, ce dernier s’exécuta. Quoi qu’il arrive, il savait qu’il m’avait perdue : jamais son frère, en admettant qu’il lui pardonne de m’avoir conduite ici, n’allait prendre le risque d’arracher son nouveau jouet à l’élue de son coeur.

La porte se referma, alors que Mana se relevait, faisant tinter les bracelets à ses chevilles.

Prudemment, je relevai les yeux sur elle.

— Rika, souffla-t-elle en venant s’agenouiller devant moi. Qu’est-ce que tu fais ici, de tous les endroits de l’univers ?

Elle m’avait reconnue ! Je me redressai et posai le coffret sur le lit.

— Mana, soufflai-je, il faut que tu m’aides. Ren… Il a été tué. L’Elbereth… Détruit. Nos petits… Enlevés. Angraema et Círdan ont disparu, partis de leur côté… Caëlurín… Oh, maudits soient-ils ! Ils l’ont tué, avec sa nourrice, Isolda !

Et là, incapable de me retenir plus longtemps, je m’écroulai, en larmes, déversant tout ce que j’avais retenu pendant ces longs mois d’adversité.

Choquée, Mana resta silencieuse un moment. Jamais je ne m’étais abaissée à pleurer devant elle. Puis, aussi soudainement qu’un essaim d’homoncules s’abattant sur une colonie isolée, elle explosa.

— Les misérables ! hurla-t-elle, déchainant sa fureur sur les meubles et dardant son sigil dans tous les coins. Je les écraserai ! Oser me provoquer, moi, haute-prêtresse de Lethë, Reine incontestée d’Hiver ! Ils connaîtront la vengeance de la Reine Araignée ! À commencer par cet Uriel, et son odieux frère bicolore, que j’offrirai à Sa Magnificence, munis de huit pattes, de chélicères coupées et d’un céphalo-thorax !

Puis, sa colère passée, elle se pencha sur moi, toute doucereuse.

— Ne t’en fais pas, roucoula-t-elle en me frottant le dos. Rika… Je ferai revenir Ren. Par faveur spéciale de Lethë. C’est un rite qu’une prêtresse ne peut accomplir qu’une seule fois dans sa vie, et au prix de grands sacrifices, mais je le ferai pour lui. N’aie crainte.

Je lui racontai alors tout ce qui s’était passé : comment j’avais reconstitué le corps de Ren à partir de son organe solénoïde, ressucitant un tueur sans mémoire. Je lui dis également la façon dont Tanit avait livré nos petits aux humains, avant de me vendre aux dorśari.

— C’est comme ça que j’ai atterri ici, conclus-je. Mais ni Uriel, ni son frère n’y sont pour rien. Le premier est tombé fou amoureux de toi. Le deuxième me veut comme esclave. J’ai réussi à survivre jusqu’ici par l’intrigue et la ruse… Mais je m’inquiète tellement pour nos enfants, Mana, si tu savais !

Mana, le visage fermé, s’était relevée. Ainsi, silencieuse comme le calme avant la tempête, elle était plus effrayante qu’elle ne l’avait été pendant sa crise de rage.

— Tanit… grinça-t-elle. Je le savais ! Lorsque je la retrouverai, oh, même les dieux de l’Abîme auront pitié d’elle !

Aussi terrible que cela paraisse, ces paroles me rassérénèrent. Oui, moi aussi, je souhaitais faire payer à Tanit son odieuse trahison, qui avait causé la mort de mes enfants et toutes mes souffrances.

— Et toi ? murmurai-je. Qu’est-il arrivé à tes filles ? Où sont-elles ?

Mana plissa les yeux.

— Dans les geôles orcanides, chevilles et poignets liés par le fer cruel, quotidiennement sodomisées par ces abominables, ces infâmes créatures dégénérés ! Et depuis déjà deux lunes ! Il a fallu que je me prostitue auprès de ce mâle vaniteux, ce bellâtre de Fornost-Aran, que je me soumette à tous ses caprices et l’écoute me comparer à sa dulcinée disparue chaque nuit ! Oh, je lui aurais crevé les yeux, à celui-là, car pendant qu’il badinait idiotement, se prenant à tort pour le meilleur amant de l’univers, mes filles, elles, souffraient mille morts aux mains des orcanides ! Rien que d’imaginer toutes les humiliations, les souffrances qu’elles ont subi et subissent encore…

Mana termina sa diatribe par un hurlement de rage, s’attaquant, cette fois, à son lit. Ses cheveux étaient devenus hirsutes, se dressant sur sa tête, et, feulant comme un wyrm en colère, elle brandissait son sigil tout azimuts, détruisants par des éclairs violacés tout ce qui se trouvait à sa portée. Je me réfugiai sous le lit, attendant que la crise passe.

— Daemana ! appela la voix grave – et inquiète – d’Uriel derrière la porte.

— Tout va bien ! m’empressai-je de dire.

Mais ce dernier avait déjà ouvert. En voyant sa déesse les cheveux électriques, ses robes déchirées et sa chambre en ruines, il resta un instant figé, visiblement incapable de dire un mot.

— Puis-je entrer ? demanda-t-il enfin, avant de passer rapidement sa main dans sa chevelure défaite, non brossée.

Pour une première rencontre en tête à tête, on peut dire que ni l’un ni l’autre n’était à son avantage. Uriel était en pyjama, ses longs cheveux pendant dans son dos sans aucun ornement, ses oreilles libres de bijoux et ses mains blanches et nues. Quant à Mana, pendant sa crise, elle avait elle aussi perdu de sa superbe.

— Faites comme chez vous ! railla-t-elle, enfin calmée.

Uriel, d’un regard aussi rapide que professionnel, avisa le sigil bleuissant qui pendait au bout de son bras. Mana était une haute prêtresse de Lethë : tout ædhel un tant soit peu cultivé savait que, d’un seul geste, elle pouvait transformer quiconque en aeldanide, et ce, pour l’éternité.

— Que vous arrive-t-il ?

— Je pensais à mes filles, quotidiennement souillées par les orcanides ! siffla-t-elle, lui jetant un regard dangereux.

— Plus pour longtemps, lui assura Uriel en lui prenant les mains. Sur mon nom, mon royaume et ma vie même, je vous jure que je délivrerai vos filles !

Mana baissa ses quatre yeux sur les mains à sept doigts d’Uriel : ce dernier la relâcha, lentement.

— Je vous prends au mot, dit-elle lentement, je vous prends au mot.

Uriel se redressa, le menton fier et l’air hautain.

— Mes valeureuses Sœurs du Rouge ont justement repéré trois vaisseaux de Marcheurs Morts, en route pour une petite planète perdue sur la Bordure, Altaïs, sourit-il dangereusement. Le menu fretin idéal pour se défouler... Vous plairait-il que nous allions les détruire, en attendant d’attraper une proie plus consistante ?

Mana secoua la tête. Après sa crise de rage, elle avait l’air soudain épuisée.

— Non. Je veux juste retrouver mes filles, et les serrer contre moi, murmura-t-elle.

— Vous le pourrez bientôt, lui répondit Uriel, l’air concerné. Je vous le promets !

Mana se laissa glisser sur ce qui restait du lit. Uriel la soutint, tout en évaluant les dégâts autour de lui. Je ne l’avais jamais vu aussi prévenant.

Au fond, c’est un ældien mâle comme les autres, conclus-je en le regardant.

— Je vais demander à ce qu’on remette votre chambre en ordre. Rika, fit-il en s’adressant à moi, va me chercher l’intendant sluagh. Dis-lui qu’il faut une nouvelle chambre pour Dame Daemana.

Alors que je m’apprêtais à filer, Mana posa sa main fine sur l’avant-bras d’Uriel.

— Non… Je vais prendre votre chambre pour cette nuit, déclara-t-elle. Les appartements amiraux.

— Bien sûr, s’empressa de dire Uriel. Cela va de soit : j’allais justement vous le proposer. Je vais tout de suite ordonner à mes gens de vous la préparer. Rika !

D’un signe impérieux de son index griffu, il me montra la sortie. Mais de nouveau, Mana l’interrompit.

— Avec vous dedans, précisa-t-elle. Dévêtu, et attaché aux montants du lit. J’ai besoin de me changer les idées. Et laissez Rika tranquille… C’est la femelle humaine de mon frère, et le vôtre, Lathelennil-le-Bicolore, me l’a offerte. Désormais, elle m’appartient, et ne répondra plus à vos ordres !

Uriel, trop heureux de la tournure que prenaient les choses pour la contredire, s’empressa d’acquiescer. Les deux ældiens quittèrent la pièce, me laissant seule au milieu d’un véritable champ de bataille.

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