Furies de bataille : I

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Essoufflé, Círdan s’arrêta une seconde pour reprendre sa respiration. Le sang noir qui avait giclé sur son masque, jusque devant ses yeux, l’empêchait de bien voir ce qu’il avait devant lui, et c’est in extremis qu’il fut sauvé par l’intervention d’Angraema, qui ouvrit dans la longueur ce qui avait été, autrefois, un ædhel comme lui, desservant du culte d’Arawn. Quelle ironie !

— Círdan ! hurla sa compagne. C’est pas le moment de rêver !

Effectivement. Il n’étaient pas sortis depuis cinq minutes, et c’était déjà la Fin des Temps. Autour d’eux, les hordes de Marcheurs ne faisaient que surgir, inlassablement.

Logique et rationnel comme il était, le jeune ældien comprit qu’ils étaient fichus. Ils allaient mourir ici, tous les quatre. Montolio aussi, à moins qu’il n’arrive à faire décoller son astronef, stocké dans la soute de l’Erryn.

Je vais mourir vierge, songea-t-il, détaché. Et Angraema également.

Il lui jeta un regard de côté, admiratif. La jeune ældienne, visiblement possédée par le Dieu de la Guerre, taillait Marcheur sur Marcheur, déchainée. Elle était superbe, et féroce. Pour la première fois, le chaste et vertueux Círdan se surprit à tenter d’imaginer ce que cela aurait fait de coucher avec une femelle aussi farouche.

Non, Angraema n’est pas comme ça, pensa-t-il en visant un wê en décomposition qui titubait vers lui. Elle était féroce au combat, mais réservée et timide dans l’intimité.

C’est sûrement moi qui aurais dû faire le premier pas, songea-t-il encore, écartant d’un coup de pied le wê qui s’était écroulé dans sa direction. Oui, et ça, au moins, la mort lui permettrait d’y échapper. Non qu’il ne veuille pas connaître l’amour physique, loin de là, mais n’ayant qu’une idée vague de la marche à suivre, il préférait déléguer la conduite des opérations à un guide expérimenté.

— Círdan ! hurla encore celle que, justement, il aurait voulue comme « guide ». Arrête de rêver !

— Pardon, s’excusa-t-il rapidement, avant de lâcher une salve de plasma sur un groupe de Marcheurs. Il y en avait tant ! Le combat semblait vraiment perdu d’avance.

Rêvasser éveillé constituait la pire des mauvaises manies du jeune ældien. Normalement, les ædhel ne rêvassaient pas en effectuant leurs activités de tous les jours, qui mobilisaient toujours cent pour cent de leurs capacités cognitives. La rêverie était réservée aux plages de repos. Mais lui, Círdan, avait cette fâcheuse tendance à s’égarer dans ses rêveries tout en faisant autre chose. Sa mère disait, de son vivant, que c’était là la marque des grands penseurs. Mais il devait se rendre à l’évidence que c’était aussi celle des ædhil moins rapides que les autres, ceux qui mouraient les premiers sur le champ de bataille. Le mode de vie ædhel consistait, pour chaque individu, à s’investir à fond dans sa Voie, au point d’être à la limite de perdre son identité pour se fondre dans celle de tous les excellents représentants qui avaient précédé. Mais depuis l’enfance, Círdan, quoi qu’il fasse, gardait toujours un pied en dehors, comme s’il se regardait en train de faire les choses. Une position d’observateur détaché, qui calculait, estimait, planifiait.

C’est ainsi qu’il fut le premier à voir arriver le cair de guerre frappé du glyphe d’Amarriggan : trois traits barrés symbolisant une blessure, avec un rubis figurant une goutte de sang. Le vaisseau commença par lâcher une charge prismatique, puis, la place ayant été nettoyée, il se posa avec élégance. De là émergea un bataillon de guerrières aux cheveux rouges, portant pour tout appareil des jambières en iridium, un plastron couvrant leur poitrine et leurs bras, et un cache-sexe. C’était tout. Un sourcil levé derrière son masque, les bras ballants et la bouche entrouverte, Círdan les regarda débouler sur les Marcheurs et tailler dans leur rang avec une joyeuse gloutonnerie, comme un essaim insectoïde sur un champ d’oriza.

Un coup de semonce sur son casque le tira de cette contemplation.

— Eh, le tança Angraema, on est toujours attaqués !

C’était vrai. Círdan se reprit, juste à temps pour empêcher un Marcheur de fondre sur le sac contenant Cerin, qu’il portait sur le dos.

Mais ils étaient sauvés. L’arrivée des guerrières presque nues avait inversé le cours de la bataille, et bientôt, les Desséchés de tête démantelés, tous les Marcheurs restants s’écroulèrent comme des dominos. Une grande ædhelleth à la cambrure glorieuse, portant une lance qui devait faire le double de sa taille, encore couverte de bouts d’intestins putréfiés, vint se planter devant lui.

— L’air est respirable, vint-elle lui dire de sa voix grave, somme toute, pensa Círdan, assez peu féminine.

— Le vent s’est un peu levé, mais tout à l’heure, il y avait une tempête de graphite, leur fit-il remarquer.

Son observation, pourtant tout ce qu’il y avait de plus exact, provoqua le rire collectif des femelles dénudées. Toutes, sans exception, avaient les cheveux rouges. Círdan se demanda quelle serait leur réaction en constatant que lui aussi avait les cheveux de cette couleur, et il retira son casque.

Son initiative fut saluée par un sifflement admiratif, mais terriblement intrusif. Les sourcils légèrement froncés, Angraema s’était rapprochée, le casque sous le bras elle aussi.

— Merci pour le coup de main, fit-elle rapidement. Je m’appelle Angraema Rilynurden d’Aleanyr, apprentie sidhe. Lui, c’est Lhaliwin Círdan, charpentier… Vous êtes ? »

— Aoibhinn Hurleuse de Mort, Sœur du Rouge, répliqua la femelle avec un sourire goguenard. On ne pensait pas trouver des ædhil sur ce caillou… Clarté ?

— Aucune, répliqua Angraema en fronçant les sourcils. Nous sommes indépendants.

La guerrière haussa les sourcils d’un air désabusé.

— Vous êtes des Aonaranan, peut-être ? Non, hein ? Donc, vous marchez à l’ombre ou au soleil. Nous, nous sommes urdabani. Du côté sombre du spectre, donc. Et vous ?

— Crépuscule, pour moi, répondit Círdan.

— Ombre, pour moi, avoua Angraema. Mais je ne m’identifie pas comme dorśari ! Je suis la Voie des aios d’Æriban.

— Pas très obscur, en effet, se moqua Aoibhinn. Et ton petit mâle à queue rouge ? Il est charpentier d’Æriban, lui aussi ?

La boutade provoqua un nouveau rire des femelles, qui se rapprochèrent aussi de Círdan.

— Joli morceau, commentèrent-elles. Ça te dirait de perdre ta queue, Círdan-le-Charpentier ?

Círdan sursauta en sentant une femelle lui tâter l’entrejambe. Heureusement, il portait une armure ! Mais plus pour longtemps : les Sœurs étaient déjà en train d’essayer de la lui enlever.

Círdan savait que les femelles de sa race, lorsqu’elles étaient en bande, pouvaient faire de telles choses. Ce qu’il craignait surtout, plus que l’humiliation et la perte de son panache, c’était la réaction d’Angraema. Il ne voulait pas qu’elle meure en affrontant une horde de Sœurs du Rouge en goguette. D’après les couleurs affichées sur leur cair, elles étaient en route pour aller commettre quelque massacre. La vue des Desséchés avait dû attirer leur attention, et, excitées par la perspective de la bataille, elles étaient venues en découdre. Découvrir un couple de jeunes et innocents ædhil sur place n’était, pour elles, qu’un bonus.

Défends-toi, un peu !

La voix impérieuse d’Ar-waën Elaig Silivren, le père de sa compagne, résonna dans sa tête. Encore un conseil du célèbre sidhe, que Círdan admirait plus pour son indépendance d’esprit que pour ses superbes réalisations militaires, qui pouvait lui servir.

— En fait, fit Círdan d’une voix qui se voulait composée – alors que les femelles défaisaient les plaques de son armure – on m’appelle surtout Círdan l’Admirable, à cause de ma maîtrise de la science des configurations.

La guerrière en chef s’approcha encore un peu plus.

— La science des configurations ? Ça ne nous intéresse pas. Nous, ce qu’on veut de toi, c’est ta science des choses du khangg. Allez, suis-nous dans notre cair. Ou dans le temple, si tu préfères. C’est toi qui choisis, mais en vitesse. On n’a pas que ça à faire !

— Vous avez tort, les menaça Círdan, une lueur dorée apparaissant sur ses doigts.

Cette fois, les guerrières semblèrent hésiter. Leur cheffe le fixa dans les yeux, et Círdan soutint son regard sans ciller, déterminé. La femelle sourit, et rompit le contact.

— C’est bon, concéda-t-elle. On va te le laisser, ton panache. On reviendra quand tu seras grand !

Dans la paume de Círdan, la lueur s’éteignit.

Le bataillon de guerrières se dispersa en roulant des mécaniques. Certaines examinèrent les corps de leurs victimes, en recherche de trophées, tandis que d’autres entraient dans le temple. Angraema, qui était restée silencieuse pendant tout ce temps, vint poser une main rassurante sur l’épaule de son compagnon.

— Tu t’en es bien sorti, lui murmura-t-elle.

Il hocha la tête. La jeune ældienne sembla hésiter.

— Comment as-tu fait ? Je veux dire, ce sang-froid que tu as eu, cette répartie…

Círdan lui sourit.

— Comment crois-tu que j’ai réussi à garder mon panache pendant tout ce temps ? Je sais comment décourager les ellith un peu insistantes, ne t’en fais pas, la rassura-t-il.

Angraema se dirigea vers le cair de Montolio. Círdan lui emboita le pas : inutile de s’attarder.

— Attendez !

Une voix familière les interpella alors qu’ils arrivaient devant le pont, déployé pour l’occasion.

— Tanit, reconnut Círdan en se retournant.

La barde se tenait là, vêtue de la même manière que les autres femelles. Surprise, Angraema la regarda des pieds à la tête.

La joie de revoir un membre de son ancien clan gonfla le cœur du jeune ældien d'une joie qu'il eut du mal à dissimuler. Au contact d'Angraema, il avait appris à montrer ses émotions.

— Eh bien, sourit-il, on peut dire que tu es légèrement vêtue !

Tanit baissa modestement la tête.

— C’est l’uniforme des Sœurs du Rouge, murmura-t-elle. Je suis heureuse de te revoir, fils de mon ard-æl.

Círdan reçut cette politesse avec un signe de tête. Angraema s’avança.

— Un uniforme bien peu adapté pour une servante de Naeheicnë, fit-elle, sévère. Que fais-tu avec elles ? Je te croyais morte, en même temps que mon père, Rika, tout le monde !

Tanit releva sur elle son regard améthyste.

— Oui, c’est vraiment horrible ce qu’il leur est arrivé… Je n’ai rien pu faire. Tout est arrivé si vite… J’ai été capturée par les dorśari, forcée de m’enrôler dans les rangs des Sœurs du Rouge pour survivre…

Círdan lui jeta un regard concerné. Déjà, son panache se gonflait : l'instinct de protection était fort, chez un mâle, envers les ellith de son clan.

— Tu es menacée ?

Tanit jeta un œil à la fourrure hérissée de Círdan, d'un beau rouge soutenu, puis regarda rapidement derrière elle.

— Vous avez vu vous-même ce que sont ces femelles… Je ne partage pas vraiment leurs valeurs !

Angraema arbora une grimace dubitative.

— Bon, tu n’as qu’à venir avec nous, proposa Círdan. Avec un peu de chance, on trouvera bien une colonie ædhel où te déposer !

Tanit releva les yeux vers lui.

— Lhaliwyn Círdan, fils d’Arowed-le-Flamboyant… Tu proposes de me laisser dans une colonie inconnue, moi qui te connais depuis ton plus jeune âge ?

Círdan croisa les bras.

— Je n’ai jamais dit ça. Mais la décision finale reviendra à Angraema… C’est son cair, pas le mien.

Tanit baissa le minois, l’air triste.

— Si c’est ainsi… Alors mon destin est scellé.

Angraema soupira.

— C’est bon, concéda-t-elle, on te prend avec nous… Mais tes nouvelles amies vont-elles te laisser déserter leurs rangs aussi facilement ?

— Si nous partons tout de suite, et discrètement, sourit la belle ældienne, elles n’en sauront rien.

Angraema acquiesça. Elle se retourna, Círdan sur ses talons, invitant d’un geste Tanit à la suivre. Ni l’un ni l’autre ne virent la barde sortir un cristal fluorescent de son plastron d’armure et le laisser tomber dans le sable de graphite noir d’Altaïs.

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