Les larmes de Narda : II

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Erenwë suivit la sortie des troubadours sur la baie de leur vaisseau. Ils possédaient toute une flottille d’astrojets peints à leurs couleurs, des machines réputées pour leur extrême maniabilité, et la facilité avec laquelle ils pouvaient envoyer dans le décor un ædhel non entraîné à les piloter. Même Angraema n’avait jamais essayé de s’y frotter, et elle, Eren, n’en avait aucunement l’intention.

En revanche, le vaisseau amiral des clowns, avec Roggbrudakh aux commandes… C’était une autre histoire.

— Y sont partis ?

La petite voix pointue d’un hënnel la tira de ses rêveries. Mortifiée, Erenwë se retourna, pour faire face à ce qu’elle avait toujours évité : un foutu gosse, qui la fixait, son doudou à la main. Sa mère n’avait même pas eu le temps de lui enlever son pyjama. Derrière lui, en ligne et plus prudents, se tenait le reste de la troupe de gamins, la fixant de leurs grands yeux, la bouche ouverte et le nez coulant.

— Qui va nous habiller ? continua l’enfant.

— J’ai faim, gémit un autre.

— Je m’ennuie ! ajouta un troisième.

Soudain, Erenwë réalisa la terrible décision qu’elle aurait à prendre. Qu’allait-elle faire des petits de la troupe du Chemin Voilé ?

Et il y en avait dix. Dix mômes ! Elle ne pouvait tout simplement les balancer dehors, alors que la bataille faisait rage.

D’autant plus inquiète qu’elle se sentait impuissante, Eren se dirigea vers la baie. Les filidhean avaient stationné leur vaisseau en orbite basse, dissimulé derrière un champ de confinement, exactement comme son père l’aurait fait. Elle avait donc une vue exceptionnelle sur le théâtre des opérations, une place aux premières loges pour assister aux combats. En bas, sur la planète Taranis, c’était l’apocalypse. La jeune ældienne pouvait voir plusieurs départs de feu, et le ciel avait déjà pris une teinte noire, chargé de gaz carbonique. En outre, la colonie ædhel, située dans ce qui était originellement une forêt bucolique, se trouvait envahie par des bâtiments de guerre en ruine, pilotés par des morts-vivants. Plus haut, les armes rouillées vomies des plans dimensionnels les plus cauchemardesques apparaissaient les unes après les autres comme un essaim de monstrueux insectes, déchirant le tissu de l’espace-temps par des bangs supersoniques à éclater les tympans de la faune. Des bâtiments oubliés depuis des millénaires, spectres de guerres destructrices de mondes, filigranées de spectrales lueurs verdâtres. Et trois troupes de clowns de moins de dix membres chacune espéraient venir à bout de ces légions de la destruction ? Eren comprit ce qu’elle n’avait fait que pressentir en voyant Elshyn se préparer à partir : ils n’avaient aucune chance.

Ardamirë arriva dans son dos, vêtue d’un peignoir que lui avait prêté Yriel.

— Va le rejoindre, chuchota-t-elle à sa sœur. Si tu penses que ça peut aider.

Eren serra les poings. De quoi sa sœur se mêlait-elle ?

— De quoi tu parles ?

— D’Elshyn. C’est ton mâle, non ?

Furieuse, Eren se retourna.

— Ce n’est pas mon mâle. Je m’amuse avec lui, c’est tout. Et je peux m’en passer. S’il meurt, je m’en trouverais un autre, plus beau encore, et surtout, plus maniable.

Elle marqua une pause, laissa sa sœur mettre une main apaisante sur son épaule.

— Et puis, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? murmura encore Eren. Je ne suis pas une guerrière. Je ne pourrais pas l’aider.

— Roggbrudakh pourra t’aider, lui.

— Il vaut mieux qu’il reste avec toi. Au cas où l’ennemi monterait à bord.

— Personne ne montera à bord. Ce vaisseau est protégé. Vas-y, je resterai m’occuper des petits.

Eren soupira. Derrière elle, Roggbrudakh, à qui sa sœur avait ouvert, les regardait, ses bras puissants croisés sur son torse.

— Roggbrudakh vient avec toi. Eren aura besoin d’aide, en bas. Les Marcheurs-de-Mort sont de redoutables ennemis, même pour les orcs, lui dit-il en dorśari.

Erenwë se tourna à nouveau vers la baie. Les épaves de vaisseaux vomissaient leurs troupes infernales. Et soudain, le jeune ældienne réalisa que la simple idée de ne plus jamais revoir Elshyn lui était insupportable.

Sur la colonie de Taranis, en haut d’un monticule de corps désossés, l’ollamh de la troupe du Chemin Voilé, Syandel Marcheur-de-Voile, contemplait la situation après la première vague d’assaut, qui avait taillé dans les rangs ennemis tels des oriflammes dans un ouragan. Sa compagne, la belle Yriel, avait déjà succombé : Narda avait quitté la scène pour le moment, celle qui l’incarnait ayant rejoint les bras de l'Amadán. Même ainsi, comptant ses pertes, le meneur de troupes ne perdait rien de sa superbe : sur scène, que ce soit sur le sol de cristal d’un vaisseau-monde ou la terre carbonisée d’une planète pilonnée par les lasers à fission, la représentation devait poursuivre son cours, quoi qu’il en coûte. Même si le sourire carnassier de son masque aux pointes acérées dissimulait son cœur brisé, l’individu nommé Syandel restait celui qui jouait l'Amadán pendant cette cathbeanadh : il ne pouvait ni faiblir ni flancher. Au pire pouvait-il rire, de ce rire désespéré qui prend le fou face à une situation où tout est joué d’avance.

D’un signe de la main, il ordonna à son frère de déplacer ses effectifs. L’Amadán connaissait son rôle, et il s’en tirait très bien, mais la situation était loin d’être à leur avantage. Les troupes du prince Shaimesh auraient dû être sur place, mais au moment de les dispatcher, le vaisseau-monde avait détecté la présence d’un nid homoncule sur leur trajectoire. Par conséquent, il avait décidé de mobiliser toute son armée de réserve pour éliminer la menace, laissant les filidhean comme seule force extérieure pour appuyer les colons ædhil sur Taranis. Ces derniers, principalement des familles d’ingénieurs avec leurs portées de petits en bas âge, étaient confinés dans le temple d’Anwë, le seul offrant – pour l’instant – une protection suffisante contre les hordes de Marcheurs morts-vivants. Syandel savait que sa troupe représentait leur toute dernière chance. Avec une troupe supplémentaire, celle du Suaire Muet par exemple, rencontré il y a quelques unités astronomiques de Llayen Nuadh, ils auraient pu exterminer les Marcheurs-de-Mort. Mais présentement, l’ollamh devait se rendre à l’évidence : ils avaient trop peu d’effectifs.

Il restait bien sûr une solution. Jamais une troupe d’aisteor ne se retirait d’un engagement sans grand final : la cible devait à tout prix être éliminée, il y allait de leur honneur. Les charges prismatiques. D’abord, nommer un messager – Innafay, par exemple – pour rallier les colons survivants et leur ouvrir un portail vers le Ráith Medb. Ensuite, faire sauter la scène avec toutes les charges à antimatière restantes, avant de filer à leur tour dans la Trame, en espérant avoir le temps de rejoindre leurs vaisseaux. Voilà quel était son plan, au départ : frapper vite, fort et bien, comme lors du mythique sauvetage de Rhidhol. Sauver la colonie n’était plus possible. On pouvait en revanche sécuriser quelques pions.

Lorsque l’ollamh se remit en mouvement – sa pause sur le monticule n’avait duré qu’une fraction de seconde, et avait semblé, vue de loin, être seulement la pose triomphale qu’aurait prise l’acteur pour permettre aux autres de l’admirer une dernière fois, un pied sur l’une de ses victimes – le reste de la troupe suivit, féroce et létale, traçant son chemin d’acrobaties mortelles dans les rangs ennemis comme une tornade psychédélique dont les effets étaient, eux, bien réels. Quelques signaux de la main, relayés à tous par Innafay, avaient suffi pour chacun comprenne quelle serait sa nouvelle partie. La prophétesse, quant à elle, disparut dans le scintillement bleuté de son champ de camouflage, pour se diriger vers le temple. L’Amadán avait parlé, et Il avait décrété qu’aujourd’hui, tous les acteurs reposeraient définitivement leur masque. Il n’appartenait pas à une simple mortelle de contester cette décision : l’ollamh avait été élu à l’unanimité par la troupe, car c’était à travers lui que l’Amadán exprimait le mieux Ses Volontés. Elle espérait juste que les petites sil-illithyrii et leur orc joueraient la partie qui leur était assignée.

— Eren ne peut pas sortir dans l’espace sans protection, lui signifia Roggbrudakh d’un air réprobateur. Roggbrudakh le peut, mais Roggbrudakh est un orc. Les orcs sont solides, les orcs n’ont pas besoin d’armure. Eren est une ylfe fragile. Les ylfes fragiles doivent porter une armure pour aller dans l’espace. Sans cela, Roggbrudakh ne laissera pas Eren sortir du vaisseau.

Erenwë soupira. Roggbrudakh faisait de la résistance. Il refusait de piloter l’astrojet si elle sortait sans protection. Mais Erenwë n’avait pas d’armure, et n’en avait même jamais possédée.

— Eren doit mettre un masque de clown, lui suggéra l’Orc blanc. Les masques de clown ylfes sont étudiés pour la guerre et les sorties dans l’espace. Eren doit en mettre un. Il y en a dans le temple ylfe, au centre du vaisseau.

C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée dans le sanctuaire de l'Amadán, à devoir se choisir un masque.

Erenwë savait qu’elle commettait un terrible sacrilège, qui pouvait même la foudroyer sur place. Les longues, terribles et douloureuses initiations que subissaient les filidh pour devenir les élus de l'Amadán – les seuls individus de tout le peuple ædhel à ne pas avoir besoin de cristal-cœur, puisqu’ils étaient censément pris en charge par le sældar juste après leur mort – étaient connues, et sujettes à maintes rumeurs. Nul ne pouvait porter un masque sans l’approbation de leur dieu capricieux, qui était bouffon, railleur, malin mais également sinistre et vindicatif. Et pourtant, elle avait pris le risque. Tout ça pour un clown qui lui donnait du plaisir sous la couette et lui tenait la dragée haute.

Je le ramène à bord pour qu’il prenne en charge les gosses, et ensuite, j’embarque dans la barge avec Arda et Roggbrudakh, décida-t-elle pour se donner du cœur à l’ouvrage.

Restait à choisir le masque. Parmi la multitude de visages qui la regardaient de leurs yeux sans vie sur le mur du temple, elle en choisit un féminin. Comme tout ædhel, elle savait reconnaître du premier coup d’oeil celui, particulièrement vide et sinistre, de l’Aonaran : aussi se concentra-t-elle sur tous les autres, même si aucune figuration du visage de l’Étranger ne se trouvait sur le mur présentement. L’avatar du Destructeur était un masque trop dangereux pour qu’on le laisse à la portée de n’importe qui : un hënnel aurait pu s’introduire dans le temple, et jouer à se déguiser avec. Hormis pour les rares élus qui prenaient le rôle, mettre le masque de l’Étranger était garantie de folie et de damnation immédiate. De toute façon, personne ne sortait indemne de la rencontre avec la terrible fusion de Shemehaz-Arawn.

Non. Eren n’était pas masochiste à ce point-là : elle se choisit donc un masque féminin, aux traits gracieux, portant une larme au coin de l’œil, rappelant celle qu’elle avait réussi à produire, juste avant de se faire rattraper par Elshyn sur le Ráith Mebd. Repensant à l’étreinte passionnée et virile du clown mâle, Eren eut un sursaut d’inquiétude. Hors de question de laisser mourir un amant qui lui faisait autant de bien !

Un peu tremblante, Eren porta le masque à son visage. Puis, après avoir pris une grande inspiration, elle le colla sur sa face. Rien ne se passa. Rassurée, elle partit se trouver un « costume » dans les affaires d’Innafay.

— Alors ? demanda-t-elle à sa sœur en venant la retrouver, vêtue de ses nouveaux atours. Comment tu me trouves ?

À travers les yeux du masque, elle vit Arda sourire.

— Clownesque, lui répondit cette dernière. Mais aussi très belle, et effrayante. Cette tenue moulante te va à ravir.

— Faut croire que j’étais faite pour être clown, railla Eren.

— Je le pense aussi, lui répondit sa sœur. Du reste, tu m’as toujours fait beaucoup rire.

— Ce n’est que provisoire, se hâta de préciser Erenwë. Je n’ai aucune intention de prendre cette voie là.

D’un geste, elle convia Roggbrudakh à la suivre.

La descente vers le champ de bataille fut mouvementée. Même Roggbrudakh avait du mal à piloter la machine, surtout au milieu des rayons lasers et autres explosions en série. En bas, Eren aperçut l’ard-ollamh, celui qui menait les trois troupes réunies en bataillon, sur un monticule. Mais cela ne dura qu’une fraction de seconde : le temps de l’identifier, et il n’était déjà plus là.

— Pose-toi là, indiqua Eren à Roggbrudakh, qui effectua un atterrissage sportif mais néanmoins réussi.

L’Orc blanc fut d’un grand secours au milieu des Marcheurs, alors qu’Eren cherchait des yeux son amant clown. Progressant derrière elle, il balayait d’un geste tout ennemi venant dans sa direction, même s’il fallait ne pas traîner.

Enfin, elle aperçut le manteau et la houppelande rouge sang du masque d’Elshyn, qui était en train d’affronter une créature indistincte, faisant trois fois sa taille et arborant une face aveugle et pourrie.

— Ça, c’est un Sans-Yeux, lui apprit Roggbrudakh, décidément très savant. Très dangereux vivant, encore plus dangereux mort !

Eren ne put qu’admirer la dextérité et la mortelle agilité de l’arrogant clown, qui, équipé des armes qu’elles lui avaient vues dans le vaisseau orcanide — à savoir un énorme sabre qui ressemblait plus à un factice artefact de scène avec son gros pompon jaune sur la garde qu’à une véritable lame, et un genre de pistolet à faisceau laser, de toute évidence républicain — bataillait férocement. Son masque et son accoutrement lui conférant un air nonchalant et désinvolte, même au milieu de ce combat à mort. Il découpa ses adversaires avec des prouesses d’agilité et de violence impressionnantes et courut aussitôt sur un autre, cela si vite qu’Eren le perdit tout de suite de vue, d’autant plus que ses déplacements étaient rendus confus par le champ holographique que sa combinaison générait.

Tout autour d’elle, le chaos régnait en maître. C’était la toute première fois qu’Erenwë participait à une bataille : elle doutait même que sa sœur Angraema, l’apprentie sidhe, ait déjà pris part à un affrontement impliquant plus de dix belligérants.

Il faudra que j’en parle avec elle, se surprit-elle à penser. Mais quand allait-elle revoir sa sœur ? Allait-elle seulement la revoir un jour ?

Un rire sardonique retentit derrière elle. Un solide ædhel au masque cruel était en train d’annihiler les rangs ennemis, transformant en torches brûlantes tout ce qui se trouvait dans son périmètre avec son terrible canon hurleur. Les filidhean étaient connus pour posséder des armes terrifiantes, de très haut niveau technique, et également pour leur humour noir sur le champ de bataille. Celui-là ne faisait pas exception à la règle : Eren avait même pris soin de l’éviter, trouvant l’individu qui portait ce masque d’ossuaire, un grand ædhel vraisemblablement mâtiné d’orc, avec son crâne rasé, ses yeux obliques et ses grandes dents, particulièrement peu sympathique. On disait certains bardes plus sadiques que les autres, cherchant sans cesse de nouvelles manières inventives de tuer ou de terroriser. Celui-là, ayant fini son travail, sifflotait, avant d’entamer une petite chanson, qu’Eren reconnut pour être l’horrifiante ballade connue sous le nom de Combustion de Calad-Rach, que leur mère leur chantait lorsqu’elles étaient petites.

L’horrible personnage s’approcha d’elle, et lui fit une révérence.

— Ombre ? fit-il en pointant son costume, marqué du glyphe représentant cette non-clarté.

Rapidement, Eren avisa le triangle sur son revers de veste à lui. Ce n’était pas un membre de la troupe de Syandel.

— Lumière ?

— Pour te servir, Narda-la-belle. Tu as reçu l’ordre de l’ollamh ?

Eren forma le signe affirmatif de ses doigts.

— Tu as des cubes prismatiques sur toi ? lui demanda-t-il encore.

Eren, cette fois, esquissa une réponse négative.

— Tiens, répliqua le masque en lui jetant trois petits cubes colorés qu’elle faillit ne pas rattraper. Des munitions pour le feu d’artifice final !

Et il partit en ricanant du nez, un son qui lui glaça l’échine. Sa silhouette ne tarda pas à disparaître derrière un écran de prismes bleutés, et elle se retrouva seule.

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