Les adieux : II

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Le repas – qui était censé être un banquet de victoire – se déroula dans une drôle d’ambiance, malgré la présence des deux autres troupes qui, avec celle de Syandel, composaient la guilde du Chemin Voilé. Ceux de Lumière, comme on pouvait s’y attendre de la part de leur clarté, rejouèrent de flamboyants passages de la bataille, dans lesquels ils s’octroyaient bien sûr le plus beau rôle. Ceux du Crépuscule, eux, moins diserts et plus discrets, évoquèrent l’énigme posée par la présence des deux Aonaranan sur le champ de bataille.

— C’est la première fois que j’entends parler de deux Étrangers dans une même cathbeanadh, murmura Uthulië Phénix-Rouge, olamh de la troupe du Crépuscule. Je pense que l'Amadán a voulu nous dire quelque chose.

Eren, assise non loin aux côtés d’Elshyn, posa les yeux sur celle qui venait de parler, une femelle particulièrement fine et petite, aux cheveux colorés en rose, comme étaient supposés l’être ceux de l'Amadán. Syandel avait l’air de la tenir en haute estime, car il écoutait tout ce qu’elle disait avec un respect religieux.

La jeune ældienne reporta ensuite son attention sur le mâle en face d’elle. C’était Śimrod, présentement servi par Arda, et dont elle croisa le regard rouge sang avant de baisser les yeux. Ardamirë étaient aux petits soins pour l’irascible mâle, qui, tout en mastiquant fermement sa viande, fixa son regard acéré sur Roggbrudakh, qui venait juste de s’asseoir à côté d’Eren.

On dirait presque deux frères, pensa-t-elle, un petit sourire moqueur apparaissant sur ses lèvres.

— Que fait cet orc ici ? gronda Śimrod.

Lorsque le mot « orc » fut prononcé, leur père tourna la tête, comme un limier dressé à réagir à certains signaux. Il se leva précipitamment, les pupilles rétrécies à deux filaments noirs dans ses yeux verts. La queue hérissée, déployée au-dessus de lui, il fixait Roggbrudakh, qui s’était relevé pour lui faire face, envoyant valdinguer les coussins où il s’était assis.

Toute la troupe, au grand complet, se tut et les regarda.

— Ce n’est rien, marmonna Eren à l’Orc blanc, honteuse. Ce n’est que mon père.

— Ton père, c’est lui qui a tué le chef Krorgo ! rappela Roggbrudakh.

— J’ai tué beaucoup d’orcs, fit Ren sans le lâcher des yeux. Mais je ne me rappelle pas avoir tué un chef de clan nommé Krorgo.

— Tu l’as tué avant d’avoir perdu la mémoire, lui apprit Arda en posant sa main fine sur l’avant-bras de son père, cherchant à le faire rasseoir. Et après t’être réveillé, pour empêcher qu’il ne fasse dun-dun à Rika. Mais celui-là est avec nous : c’est lui qui m’a sortie de la cage où j’étais retenue prisonnière.

Ren se rassit, prudemment, sans lâcher des yeux l’orcanide. Eren remarqua que sa queue était encore hérissée, ses oreilles alertes, et tous ses muscles tendus. Il était prêt à attaquer d’un moment à l’autre.

Y a vraiment que ça qu’il sait faire, ronchonna-t-elle dans sa tête.

La prochaine salve vint pourtant de Śimrod, qui abattit sa grosse main noire et griffue devant elle, pour attirer son attention.

— Tu fraternises avec un orc ? lâcha-t-il.

Eren lui jeta un regard las.

— Il fallait bien que je me trouve des alliés, pendant que mon cher père voguait vers de nouvelles aventures avec sa deuxième famille ! répliqua-t-elle, virulente.

Une pression chaleureuse sur sa cuisse l’empêcha d’aller plus loin dans ses récriminations. C’était Elshyn, qui lui fit un petit clin d’oeil.

Malheureusement, cette amitié ne plaisait pas non plus à Śimrod.

— Toi, le paon rouant, arrête de tripoter la fille de mon fils !

Ni une ni deux, Elshyn était déjà sur Śimrod. Les deux ældiens roulèrent férocement au sol, aussitôt rejoints par Ren – qui tira son père sur le côté – et Syandel, qui, lui, retenait son frère. Entre les deux, le contenu des plats et des flacons s’était répandu au sol, formant des flaques de liquide violet et des monceaux de viandes diverses, dans lesquels s’ébattait Caëlurín, accompagné des petits de la troupe. Les filidhean contemplèrent ce spectacle désolant pendant un moment, alors que les deux belligérants reprenaient leur souffle.

Uthulië Phénix-Rouge se leva.

— Qui sont ces deux khari ?

Syandel lâcha son frère, et passa sa main dans ses épais cheveux dorés.

— C’est la famille des deux petites que nous avons recueillies lors de notre attaque du vaisseau de Drorgo des Mille Flèches Enflammées, répondit-il. Erenwë et Ardamirë.

— Nous ne sommes pas khari, répliqua Śimrod en époussetant sa tunique, couverte de nourriture. Nous sommes d’Aleanyr, l’ancienne Cour d’Hiver.

— La Cour d’Hiver, fit pensivement Uthulië. Je vous trouve bien ardent pour un représentant de cette saison !

Śimrod lui jeta un regard coupant.

— Je ne suis Aleanyr que d’adoption. Urdabani, à la base.

— Urdabani, répéta-t-elle, les bras croisés.

— Il a grandi parmi la troupe des Astres Glacés, souvent basée à Urdaban, précisa Syandel. C’était le meilleur ami d’Ardaxe d’Urdaban… C’est ça ?

— Oui, grogna Śimrod, récalcitrant.

Il jeta un petit regard à Ren, qui assistait à la scène sans rien dire.

— Oui, ajouta Syandel, c’est votre fils qui me l’a dit, la dernière fois que je l’ai vu.

Eren constata avec plaisir que leur père se retenait de parler de peur de passer pour plus bête qu’il ne l’était déjà : il avait ouvert la bouche, puis s’était ravisé.

— Vous ne vous en souvenez pas ? demanda Syandel, décidément très observateur.

Ren secoua la tête.

— Non, avoua-t-il.

— Vous cherchiez l’Aonaran. Celui que nous avions croisé juste avant de vous rencontrer, avec votre famille.

Śimrod se rapprocha de son fils.

— Tu vois, lui dit-il en dialecte khari. Je ne t’avais pas menti. Ce Syandel peut témoigner que tu as bien une famille, et que ces petites en font partie !

Ren lui jeta un rapide regard, puis il reporta son attention sur le meneur de guilde.

— Pourquoi cherchais-je cet Aonaran ? Vous vous en souvenez ?

Syandel secoua lentement la tête.

— Vous ne me l’avez pas dit, fit-il en souriant, croisant les bras. La conversation fut aussi tendue et difficile avec vous qu’elle l’est actuellement avec votre père. Des Hiverniens qui ont le feu dans les veines, assurément ! Mais je crois que vous avez fini par le trouver, votre Étranger. C’est peut-être pour cela, d’ailleurs, que vous avez perdu la mémoire. On ne croise pas la route de l’Aonaran sans perdre quelque chose d’important.

— Foutaises, cracha Śimrod. Je vous connais suffisamment, vous autres filidhean, pour connaître vos trucs! Dissimuler un secret de polichinelle sous un écran de fumée, c’est bien votre spécialité. Mon fils a perdu la mémoire suite à la machination d’une certaine Tanit… Lorsque je mettrais la main sur elle, je peux vous dire que Shemehaz, Arawn et l'Amadán auront tous les trois pitié !

Syandel et Adoniel se regardèrent.

— Tanit… Ce n’est pas cette femelle barde avec qui vous avez passé la nuit ? demanda alors Elshyn à son frère.

Śimrod ricana, crocs apparents.

— Eh bien bravo… Coucher avec une telle sorcière, il n’y a pas de quoi pavoiser !

Syandel plissa les yeux, mais il ne répondit pas à la provocation.

Désamorcé par le manque de réaction offensive, Śimrod se rassit. Il se servit un verre de gwidth, qu’il expédia d’une seule rasade. Les autres l’imitèrent et, prudemment, se rassirent. Un silence embarrassé flotta sur l’assistance, perturbé seulement par le bruit de mastication que faisaient Roggbrudakh et Śimrod, qui mâchait sa viande d’un coup de dent rageur.

— Pour revenir aux Aonaranan…, reprit alors Lhaeriel L’Illusionniste après le petit temps de latence réglementaire. Il semblerait que nous soyons entrés dans une nouvelle ère, depuis peu. Des choses étranges se passent. Les signes se dévoilent, les factions se rassemblent. Des Cours anciennes refont surface. Des portails se réactivent. On se souvient des anciens pactes… La dernière fois que je suis entré dans la Cour Exilée, j’ai vu le glyphe d’Amarrigan briller comme jamais !

Un regard coupant de Syandel la stoppa net dans son discours.

— Nous avons des invités ce soir, Lhaeriel, lui rappela ce dernier. Ce n’est pas le moment d’évoquer la Cour Exilée.

— Tu as raison, concéda le meneur de la guilde de Lumière à son collègue.

Et il enchaîna sur un sujet sans importance. Eren jeta un regard en coin à Śimrod et à Ren, qui faisaient comme s’ils n’avaient rien entendu.

— C’est quoi, la Cour Exilée ? souffla la jeune ældienne à l’oreille d’Elshyn.

— Je t’expliquerai plus tard, quand on sera seuls tous les deux, lui répondit-il sans la regarder.

En face, Śimrod suivait tous ses faits et gestes.

— Vous dormez dans la même chambre ?

Elshyn releva les yeux vers lui.

— À partir de ce soir, oui.

Ren se tourna à son tour vers le jeune barde, posant son regard froid sur lui. Erenwë nota qu’il le scannait des pieds à la tête, cherchant visiblement à estimer s’il devait le détester, ou simplement l’ignorer.

— J’espère que tu ne lui feras pas de portée, fit-il de cette voix claire, qui, selon Erenwë, se faisait l’écho d’un désintérêt total pour son interlocuteur. Tu as vu ce qui est arrivé à cette jeune femelle enceinte sur Taranis. Désormais, ses petits sont orphelins. Ils appelleront leur mère en vain pendant des lunes, et mourront sûrement de muil !

Erenwë, notant le regard soudain alarmé d’Elshyn, décida d’intervenir.

— Comment sais-tu, pour Yriel ? demanda-t-elle, agressive. Tu y étais, peut-être ? Si ce n’est pas le cas, tu peux te les garder, tes paroles de mauvais augure !

À la grande surprise d’Erenwë, Elshyn se tourna vers elle. Dans ses yeux, elle discerna quelque chose qu’elle n’y avait jamais vu : de la peur.

— Arrête, Eren, lui ordonna-t-il, soudain autoritaire. Ne parle pas d’Yriel. Et ne t’inquiète pas pour ses petits : quoi qu’il arrive, l'Amadán pourvoira à leurs besoins.

Quittant le regard d’Elshyn, Erenwë rencontra celui de son père.

— On m’a raconté, fit tranquillement celui-ci en pelant un des rares fruits ayant échappé à l’écrasement entre ses longs doigts. C’est une tragédie. Les filidhean ne devraient pas faire de petits.

— C’est vrai, renchérit Śimrod. Moi-même, je n’ai pas connu mes parents : ils sont morts tous les deux, le sourire aux lèvres, lors de la bataille de Lugganath. Je n’ai jamais su à quoi ils ressemblaient : tout ce qu’on m’a montré d’eux était leurs masques couverts de sang !

Erenwë sentait qu’Elshyn avait envie de répliquer, mais il garda obstinément les yeux fixés sur son plat. Il semblait avoir décidé de ne plus débattre avec Śimrod, ni avec Ren.

Voilà ce que ces deux idiots ont gagné, pensa Erenwë. Toute la troupe les déteste, maintenant.

Śimrod et Ren fixèrent le jeune barde en silence, tout en continuant à manger. Puis, à leur tour, ils baissèrent les yeux et passèrent à autre chose. Visiblement, ils avaient compris qu’Elshyn ne leur adresserait plus la parole.

Syandel remarqua ce soudain silence chez son frère. Il le regarda, un air soucieux sur son beau visage. Puis il observa les deux khari, le père et le fils. Et là, Erenwë le vit pâlir d’un seul coup. Le regard du meneur de guilde croisa celui de son frère, et une lueur d’atroce connivence, comme s’ils partageaient un secret inavouable, passa entre les deux. À partir de cet instant, ils ne dirent plus un mot à leurs invités. Plus un seul.

Les deux lunes de Taranis s’étaient levées, éclairant les ruines de la féroce bataille qui avait eu lieu plus tôt. Erenwë regardait ce paysage crépusculaire, et l’immensité des étoiles derrière, lorsque son père apparut silencieusement à côté d’elle.

— Nous allons devoir repartir, lui dit-il de sa voix douce, presque murmurée. Je voulais que tu saches que je suis heureux de t’avoir vue.

Erenwë se retourna pour faire face à son père. Pour la première fois, elle le vit tel qu’il était réellement : un mâle plutôt jeune, relativement maladroit et bien intentionné, qui semblait aussi désolé qu’elle.

— On ne se reverra jamais, c’est ça ? s’enquit la jeune femelle.

Il secoua la tête.

— Non.

Avant d’ajouter :

— Peut-être sur le champ de bataille.

Eren le regarda, sévère.

— Mais je n’aurais pas le droit de t’adresser la parole.

— Pas tant que je porterai ce masque.

Un silence passa entre eux. Instinctivement, Eren sentit que, si elle allait plus loin, elle serait obligée de faire comme les autres, et de ne plus dire un seul mot à son père.

— Je suis satisfaite de mon choix, fit-elle en relevant les yeux sur lui. Si tu retrouves les autres, je veux que tu leur dises. Maman me détestera pour ça… Mais c’est pourtant la vérité.

Ren hocha la tête.

— Je sais, dit-il. Je comprends. C’est une voie difficile, mais honorable, que tu as choisie là.

— Aussi difficile et honorable que celle qu’a prise Angraema ?

— Plus difficile encore, parce que moins honorable aux yeux des autres, répondit-il.

Eren prit une grande inspiration. Puis elle se blottit dans les bras de son père.

— Ce sera très dur de ne plus être avec Arda, gémit-elle. Horriblement dur !

Il lui frotta le dos, gentiment.

— Ta sœur doit trouver sa voie, elle aussi. Avoir ses propres chemins à arpenter. Ses batailles à mener.

Réfrénant ses larmes, Eren se cala plus étroitement contre son père.

— Au moins, elle aura Roggbrudakh… Cet orc n’est pas méchant. Il la protégera.

Silence.

— Tu embrasseras tout le monde de ma part. Même – et surtout – Angraema. Tu lui diras que je suis désolée d’avoir été une horrible sœur !

— Je ne lui dirais rien de tout ça, lui assura Ren.

Erenwë se détacha de lui, de façon à pouvoir regarder son visage.

— Je t’aime, papa, lui avoua-t-elle avant de se cacher contre sa poitrine.

Elle ne put voir qu’il souriait, alors qu’il caressait ses cheveux.

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