La décision d'Isolda : I

8 minutes de lecture

Isolda passa un chiffon sur la bouche de Caëlurín, qui achevait de se lécher les babines, repu. À côté, Ardamirë tressait ses petits cheveux.

— Qu’il est mignon ! sourit la jeune ældienne. Et il mange comme un grand, maintenant.

Isolda acquiesça, coulant un regard rassuré à Ardamirë. Cette dernière était devenue nettement plus gentille avec elle, depuis la séparation.

— Je me demande quelle sera la robe des petits de ma sœur, continua Ardamirë.

— Probablement couleur d’or, comme le père, grinça Śimrod. Le gène sil-illythiiri est rare et se transmet plus souvent par le père. Aucune chance que ce troubadour en soit porteur !

Assis de l’autre côté de la table, Ren coula un regard rapide sur son géniteur.

— De toute façon, continua Śimrod sur le ton didactique qu’il appréciait, ta sœur n’aura sans doute pas de portée avant de nombreuses révolutions complètes. Si elle survit ! Lorsqu’ils ne sont pas dans quelque Cour à jouer ou en mission secrète pour une ambassade, les filidhean passent leur temps à guerroyer contre des ennemis plus forts qu’eux, et quoi qu’on en dise, le taux de mortalité est très élevé. C’est la Voie la plus dure qui soit. Alors, la choisir pour les beaux yeux d’un mâle ! D’autant plus que celui-là, à mon humble avis, ne survivra pas à beaucoup de campagnes, vu la façon inconsciente avec laquelle il se jette au combat !

De nouveau, Ren leva les yeux vers Śimrod.

— Ne sois pas si sévère, dit-il doucement, mais fermement. Mieux vaut être barde que sidhe, et Elshyn m’a semblé être un combattant et un stratège très capable. Et maintenant qu’il a Erenwë dans sa vie, cela m’étonnerait fort qu’il continue à prendre autant de risques.

— C’est exactement pour ça que j’ai dit que l’amour et la famille ne sont pas pour les guerriers de métier, bougonna Śimrod. Ça finit toujours mal ! Du reste, ta fille n’aurait pas pu se lier à un sidhe : tu sais comme moi ce qu’il en est ! Et puis, à t’entendre, on voit bien que tu n’as pas beaucoup côtoyé les fidèles de l'Amadán ! Ce sont des fanatiques, pour qui le style est aussi important que l’intégrité l’est pour toi. Donner une belle cathbeanadh, terrible et tragique, est souvent plus décisif encore que de gagner. Cet Elshyn, comme tous ses pairs, préférera avoir une mort épique au combat, plutôt que de finir relégué en arrière-front à garder les petits, comme le font tous les bardes qui ont survécu jusqu’à avoir des rides.

— On ne peut pas prévoir. Toi comme moi n’en savons rien, objecta Ren.

Le regard incandescent que Śimrod lança à son fils n’échappa pas à Isolda. Pourtant, il se retint de faire la leçon à son fils.

— Pour ma part, fit Ardamirë en finissant de nouer les tresses de Caëlurín, je pense que ma sœur tombera rapidement enceinte. Elshyn et elle sont très amoureux, ils passent leur temps l’un collé à l’autre ! Même quand il est revenu blessé, elle continuait à s’introduire dans sa chambre en cachette pour s’accoupler avec lui. Tout le monde le savait.

— Rhach ! Deux idiots, voilà ce que c’est que ces deux-là, marmonna Śimrod.

Isolda n’ajouta rien. Discrètement assise au bout de la table du banquet avec la troupe de petits hënnil, elle avait suivi la rixe entre Śimrod et les bateleurs ældiens : le grand ylfe noir n’avait pas apprécié la relation entre Erenwë et ce jeune mâle. Ren lui-même avait dit que, de leur part, faire des petits serait criminel.

Ce dernier, qui était assis en face, releva ses yeux blancs sur les deux femelles. L’expression difficilement lisible — du moins pour la jeune humaine — il contempla Caëlurín.

— Donne-le-moi, lui ordonna-t-il.

Régulièrement, Ren manifestait cette demande. Il serrait le perædhel contre lui, puis il le rendait. Isolda se demandait s’il faisait cela par devoir, au cas où Caëlurín serait son véritable fils, ou pour déterminer si c’était son fils ou pas, en cherchant à ressentir quelque chose.

Śimrod, qui allait et venait derrière Ren comme un requin autour de sa proie, apparut à nouveau dans son champ de vision.

— Ce petit doit rapidement retrouver sa mère, fit-il d’un air sévère. Arda, peux-tu nous redire où vous vous êtes quittés, la dernière fois ?

— C’était dans l’Autremer, fit la jeune ældienne en étouffant un soupir las. On ne savait même pas où on était. Tu étais le seul à savoir, papa…

— Si je te montre une carte du Dédale, demanda Ren en croisant les bras, tu saurais me montrer cet endroit ?

— Ne lui montre pas cette carte, grogna Śimrod au-dessus de son épaule. De toute façon, elle ne saura pas la lire !

Ren resta silencieux un moment.

— Tu dis que les deux autres ont été emmenés par les humains, Isolda ?

Cette dernière hocha la tête. Śimrod se tourna alors vers elle, l’air soudain inspiré :

— Quelle est la colonie la plus importante, pour les humains ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien, avoua Isolda. Je ne suis pas une humaine d’ici. Là où je vivais, on restait sur la terre ferme, éclairés par la lumière du soleil.

Frustré, Śimrod tritura l’un des nombreux nœuds qui ornaient sa tignasse.

— C’est un endroit qu’ils appellent Solaris, murmura alors Ardamirë. Le système d’où les humains sont originaires.

— Bon, autant commencer par là, marmonna Śimrod.

— Il y a aussi cet endroit qu’ils appellent Arkonna, ajouta Isolda. J’en ai souvent entendu parler. C’était là que nous étions avant d’aller participer à cette bataille sur Solaris.

Śimrod se tourna vers elles.

— Mettez-vous d’accord, à la fin ! Alors, Solaris, ou Arkonna ?

Ren acquiesça d'un air entendu.

— Tu peux aller sur Solaris, moi sur Arkonna, murmura-t-il. Ou le contraire. On prend chacun une femelle, pour répartir les risques de pertes.

Isolda vit qu’Ardamirë avait froncé les sourcils.

— Les risques de pertes… nous ne sommes pas des marchandises de fret ! protesta-t-elle. Et Caëlurín, vous en faites quoi ? Vous en prenez chacun une moitié ? De toute façon, moi, je reste avec Roggbrudakh. C’est mon garde du corps.

Les deux mâles se regardèrent.

— Un garde du corps orcanide ! râla Śimrod.

Mais il n’osa pas aller plus loin. Effectivement, sans oser le formuler, Isolda avait trouvé qu’ils exagéraient.

Śimrod grommela quelque chose d’indistinct, et il se laissa tomber lourdement dans le sofa non loin. Isolda eut du mal à réprimer un sourire : contrairement aux autres ylfes qu’elle avait vus jusque-là, Śimrod avait quelque chose de rustique. À l’instar de tous ceux de son espèce, il irradiait la beauté dangereuse et gracieuse des grands prédateurs, mais d’une manière un peu brute, comme un diamant non taillé.

Ren profita que la jeune humaine soit perdue dans ses pensées pour la scruter avec attention. Son regard, notamment, semblait attiré par la pierre verte qui pendait autour de son cou.

— Pourquoi possèdes-tu un cristal-cœur ? demanda-t-il doucement. Tu n’es pas ædhel.

Isolda lui fit face.

— Je ne suis pas une créature fae, je sais. Mais je suis née avec cette crapaudine, en la serrant dans mon poing. C’est d’ailleurs pour cela qu’on m’appelait « La fille crapaud », et que j’ai tout de suite été désignée comme sorcière.

— La fille crapaud murmura Ren lentement.

Śimrod, qui écoutait en silence, intervint à ce moment-là.

— Crapaud ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour un mot de louange, la sonorité ne me plaît guère. Je préfère le mot ældarin argonnath, c’est bien plus beau !

Ren lui coula un regard du coin de ses yeux effilés.

— Ce n’est pas un mot de louange. Crapaud ne veut pas dire pierre-cœur : il s’agit d’un animal qui est considéré comme particulièrement laid, chez les adannath. Je le sais : Myrddin m’en a montré un, un jour.

Śimrod se tourna vers son fils, choqué.

— Quel est le rapport avec les argonnath, alors ?

— Aucun, précisa Ren, avant de reporter son attention vers Isolda. Pourquoi les tiens appellent-ils ce cristal un crapaud ? demanda-t-il.

Crapaudine, corrigea Isolda. C’est parce qu’on la trouve dans la tête de certains vieux crapauds, et qu’elle protège de leur venin.

Ren hocha la tête.

— Je vois.

Ce n’était pas le cas de Śimrod.

— Je pensais les adannath plus intelligents, grogna-t-il. Les cristaux-cœur sont des choses nobles et rares. Pourquoi les qualifier d’un terme aussi peu approprié ?

Isolda soutint son regard.

— Parfois, le nom n’est pas approprié. Vous par exemple, que signifie le vôtre ?

— Le suffixe – arod, contracté en -rod, signifie noble, éminent. Et shim est un dérivé moderne de fhin, qui signifie chevelure. Celui à l’éminente chevelure, voilà la signification de mon nom, répondit Śimrod avec un sourire fier.

Sans rien dire, Ren jeta un coup d’œil à la chevelure de son père, truffée de nœuds. Isolda songea quant à elle que, si cette chevelure avait été « éminente » un jour, cette époque était désormais révolue.

— Si vous acceptiez qu’on vous les brosse, peut-être que cela vous irait un peu mieux, répliqua Isolda du tac au tac.

Śimrod ouvrit la bouche pour répliquer, mais il se ravisa et se tut. Avec un soupir, Ardamirë se leva et lui mit Caëlurín dans les bras.

— Occupe-toi de lui, fit-elle. Je vais voir Roggbrudakh.

L’orcanide avait été accepté à bord, mais il restait à bonne distance des deux ældiens mâles, et ne participait pas à leurs réunions. D’ailleurs, ni Śimrod ni Ren ne cherchaient à fraterniser avec lui.

— Méfie-toi ! la mit en garde Śimrod alors que la jeune ældienne s’éloignait dans le couloir. Les orcs sont des bêtes sauvages, qui ne savent pas se maîtriser. Si cet orcanide est excité – ou pire, s’il est en rut ! – il se jettera sur toi sans penser aux conséquences. Je pense qu’il vaut mieux le castrer tout de suite.

— Le tuer, corrigea Ren en penchant la tête de côté. Ce serait mieux.

Śimrod acquiesça.

— Le tuer. Excellente idée. Toi ? Ou moi ?

Sous les yeux incrédules d’Isolda, Ren se leva. Soudain, il paraissait très menaçant.

— Je m’en occupe, décida-t-il après avoir jeté un regard à Caëlurín, qui papillonnait dans les bras de Śimrod.

Isolda jeta un coup d’œil affolé en direction du couloir où avait disparu Ardamirë. Elle se leva à son tour et suivit.

La jeune ældienne était assise sur son lit dans sa cabine, en train de parler avec l’orc dans une langue qu’Isolda ne comprenait pas. Lorsque Ren arriva à la porte, Roggbrudakh se leva pour faire face à l’ylfe.

Isolda ne comprit pas ce qu’il lui disait, mais cela ressemblait à un défi. Certes, cette créature qu’ils appelaient orc avait l’air terrifiante : il faisait la même taille que Śimrod, mais semblait encore plus musculeux que l’ylfe noir. Ses yeux étaient plus ronds que ceux, effilés et obliques, d’un ylfe, et son visage plus épais. Surtout, il avait, en plus des crocs qu’arboraient les ylfes, une paire de défenses remontant sur sa maxillaire, digne de celle d’un sanglier. Mais ses yeux – ses yeux avaient l’air honnêtes et sincères : Isolda pouvait le voir. Ren, en revanche, avait l’air plus menaçant que jamais. La jeune humaine n’en avait jamais eu peur – de toute façon, elle ne craignait pas les ylfes : que pouvaient-ils lui faire de pire que tout ce qu’elle avait déjà subi ? – mais sur le moment, avec son air inexpressif et ses yeux blancs fixés sur Roggbrudakh, le si exemplaire mari de Rika l’effrayait.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0